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Les nouveaux malheurs de Sophie

Les nouveaux malheurs de Sophie

13-15 ans - 60 pages, 21145 mots | 2 heures 33 minutes de lecture | © L'Atelier du Poisson Soluble, 2024, pour la 1ère édition - tous droits réservés


Les nouveaux malheurs de Sophie

13-15 ans - 2 heures 33 minutes

Les nouveaux malheurs de Sophie

Aux vacances de printemps, cette année-là, Sophie se rend avec sa mère chez sa tante et ses deux cousins. Partie de Béthune pour l’arrière pays niçois, séduite par un nouvel environnement profondément différent du sien, elle se retrouve confrontée au harcèlement.

Valérie Dayre parvient à saisir les émotions contradictoires qui traversent Sophie, mais aussi à laisser entendre les enjeux de la transmission entre les générations.

"Les nouveaux malheurs de Sophie" vous est proposé à la lecture version illustrée, ou à écouter en version audio racontée par des conteurs et conteuses. En bonus, grâce à notre module de lecture, nous vous proposons pour cette histoire comme pour l’ensemble des contes et histoires une aide à la lecture ainsi que des outils pour une version adaptée aux enfants dyslexiques.
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Extrait du livre Les nouveaux malheurs de Sophie

Les nouveaux malheurs de Sophie de Valérie Dayre aux éditions L'atelier du poisson soluble


Les nouveaux malheurs de Sophie
Prologue Nous traversions le square pour rentrer à la maison. J’étais venue te chercher à la sortie de ton cours de taekwondo, exceptionnellement. On parlait en phrases décousues, comme souvent. Et puis tu m’as demandé, sans lien évident avec les propos que nous venions d’échanger : – Tu dis toujours qu’il y a des choses qui font grandir, mais tu pourrais m’en dire une, toi ? Une chose qui t’a fait grandir ? Tu regardais droit devant toi, l’air de rien, pourtant une légère agressivité dans ton intonation m’amena à penser que tu étais en désarroi. Comme chaque fois que je redoute ce que la vie pourrait t’infliger, mon cœur s’est affolé : Il est arrivé quelque chose à mon petit ? Je me suis retenue de t’interroger à mon tour : Pourquoi cette question ? Un événement particulier t’a fait grandir aujourd’hui ? Ou bien c’est ton nouveau sujet de rédaction : « Racontez un souvenir, une anecdote qui vous a donné le sentiment de grandir » ?
En cherchant à en savoir plus, j’aurais gagné du temps, réfléchi à ma réponse — les adultes aiment avoir l’air posé, et intelligent de préférence, l’air de dominer la situation quand un enfant leur soumet un sujet grave. Une chose qui m’a fait grandir ? Plusieurs réponses se bousculaient dans mon esprit. D’abord des formules toutes faites, sottement percutantes, du style : Tout fait grandir ! Grandir, c’est comprendre. C’est toujours un ensemble de choses… Par ailleurs, je n’avais pas d’incident marquant à brandir en guise de certificat de croissance subite, du genre la mort prématurée de mon père, la naissance d’un petit frère, un déménagement sinistre à X…, pas même « une bonne guerre », comme disaient autrefois de vieux imbéciles. Des images, des visages, des idées sans suite me passaient par la tête, fugaces. Je t’ai pris la main et j’ai marmonné des bribes de réponse sans intérêt. Tu ne disais rien. La nuit d’hiver tombait. Je me suis sentie fatiguée. Comprends, ce n’est pas toi, ce n’est pas ton existence qui me fatigue, mais un perpétuel état d’impuissance. Impuissance à te donner ce qu’il faudrait idéalement te donner. À t’épargner ce dont je voudrais te protéger. Tu n’as pas insisté. Un de tes copains nous a dépassés en courant et tu m’as dit quelque chose à son sujet. Oh, si tu veux bien, retournons dans le square à la nuit tombante. Les parcs, surtout en hiver, invitent aux confidences et à la résurgence des souvenirs. Imagine. Imagine une petite fille. Peu importe son âge exact. Elle est dans ces années où on lui dit aussi souvent « tu es assez grande » que « tu es encore trop petite ». Pour sa mère et son père, pour la boulangère aussi, elle est tour à tour « ma grande » et « ma petite ». (Quand ce n’est pas « ma toute petite » murmuré par Rosemonde. Là, elle sait qu’il y a du chagrin dans l’air, au moins de l’émotion.) Elle connaît des joies et des peines, comme tout le monde. Elle grandit, doucement. Elle habite Béthune, une ville du nord de la France. Elle s’appelle Sophie, du grec sophia, qui signifie « sagesse ». « Oui, oui, je sais », dit-elle à chaque nouvel.le instituteur ou trice qui veut : 1) faire étalage de son savoir ; 2) vérifier que ses parents l’ont nommée en connaissance de cause ; 3) l’encourager à suivre la voie à laquelle ce prénom généreusement la destine. « Oui, oui, je sais ». Elle le dit avec une mine tout à la fois rieuse, intimidée et lasse. D’autres, en général de vieilles dames cuites, lui parlent de la Sophie de la comtesse de Ségur. Elle
leur réplique que sa mère trouve ce livre infect. Elle tente alors d’expliquer, avec ses mots d’enfant mêlés de mots d’adultes, que cette Sophie de roman qui n’a que quatre ans, cette Sophie capricieuse, bêtisière ou tortionnaire, est le résultat d’une éducation aussi absurde que perverse qui n’est pas vraiment dénoncée dans le livre Les Malheurs de Sophie, mais plutôt donnée en exemple. Voilà ce que pense sa mère. Les vieilles dames cuites en restent coites. Sa mère, c’est Rosemonde — j’ai cité son nom il y a un instant. Sophie aime ce prénom où il y a « rose » et « monde ». Elle ne sait pas si sa mère le mérite mais il lui va étrangement bien. Rosemonde a six enfants. Sophie est la deuxième. Quand elle considère tous les enfants uniques qui l’entourent, elle les envie un peu (c’est souvent réciproque mais elle n’en a pas conscience). Une fois cependant, l’occasion se présenta de jouer à l’enfant unique. Laisse-moi te raconter ce qui lui arriva cette année-là. Le voyage fut décidé un jour du mois de mars. Sophie et sa maman iraient, rien que toutes les deux, passer les vacances de printemps chez Cora, la sœur de Rosemonde. Pas à Nice où cette sœur demeure avec son mari avocat et ses deux enfants (les cousins germains de Sophie, donc), mais dans leur résidence secondaire à la montagne, non loin de la frontière italienne. Rosemonde et Cora ne se voient pas souvent, et la distance de plus de mille kilomètres qui les sépare n’est certainement pas seule fautive. En fait, les deux sœurs ne se voient jamais. Sophie ne connaît presque rien de ces gens, sinon des photos qui ne l’ont jamais beaucoup intéressée. Ah si, elle connaît aussi d’eux… des vêtements — je t’expliquerai. Les voilà donc parties un jour de début avril, en train de nuit, pour l’autre bout de la France, le Sud qui — dit-on — fait rêver les gens du Nord. Parties et arrivées. Pour le malheur de Sophie.
Première partie
1 La maison magnifique Vraiment magnifique. C’est ce que Sophie a pensé sur-le-champ. Ce motlà, un peu rare, un peu précieux, un mot qui habillait parfaitement son émerveillement d’enfant. Non que Sophie soit ignorante du monde et de ses beautés. Grâce à la télévision, grâce aussi aux magazines de décoration que lui montre sa copine Jessica dont la mère est architecte d’intérieur, et parce qu’il lui est déjà arrivé de sortir de son nid, elle sait qu’il existe de belles et vastes demeures où des gens charmants évoluent avec l’aisance souple et luisante de délicats poissons exotiques. D’ailleurs, la maison a quelque chose d’un aquarium. Les pins du jardin touffu, encore hivernal, projettent sur les baies vitrées du salon un chatoiement verdâtre et mouvant. À l’intérieur, il fait assez sombre, mais, encore une fois, Sophie n’est pas ignorante et devine bien que ces immenses armoires patinées, ces rideaux épais, ces tissus lourdement décorés aux murs, ces discrets éclats de bibelots en argent ou ces verreries de Murano
— une île de Venise, lui précise Cora, avec un clin d’œil de velours noir qui pourrait lui faire croire qu’hier elles voguaient ensemble sur la lagune... Sophie devine bien, donc, que cet aménagement et cette décoration sont la marque de l’indiscutable bon goût de sa tante. À propos de sa tante, au fait. De son regard velours noir, Sophie n’a retenu que le gentil clin d’œil complice. Elle n’a pas vu — ou pas voulu voir — ce que disait l’autre œil, froid celui-là : que ce n’est pas elle, la petite Sophie, que ses parents emmèneraient au carnaval de Venise ainsi qu’elle l’a fait l’année passée avec ses deux rejetons. Il faut être très-trèsà-l’aise-financièrement pour cela. Et quand on a eu l’idée saugrenue, comme la pauvre Rosemonde, d’en pondre six, des rejetons... Avec un mari qui, reconnaissons-le et il n’y a pas de honte à ça, ne gagne pas des mille et des cents... Sophie devrait se méfier. Il n’en est rien. Transportée, enchantée, elle passe d’une pièce à l’autre, et son admiration va croissant. Le fourneau à l’ancienne mais hyper-moderne dans la grande cuisine lui arrache un petit cri admiratif : elle a vu exactement le même, en photo, dans la marée de prospectus qui inonde chaque jeudi la boîte aux lettres. L’émail d’un vert chantant, la vitre ovale du four, les céramiques peintes à la main, les boutons et poignées d’un doux doré brossé... Le prix, indiqué en rouge sur la pub, souligné trois fois et auréolé de points d’exclamation comme s’il s’agissait d’une bonne affaire l’avait suffoquée : son père venait d’acheter une voiture d’occasion un peu moins chère. Rosemonde aussi a dû voir la publicité, elle aussi reconnaît la cuisinière grand luxe. – Dis donc..., souffle-t-elle, impressionnée. – Je me suis fait un petit plaisir, commente gaiement Cora. Mais finalement, je l’apprécie davantage pour la déco que pour sa commodité. Je ne l’utilise presque pas. Je sais que la femme au foyer est revenue à la mode mais, moi, la cuisine, ce n’est décidément pas mon truc. Sophie se demande fugitivement ce que peut être « le truc » de cette femme qui, déjà, la fascine. Elle n’a pas le temps de se perdre en conjectures car sa tante continue à parler à sa mère, livrant mille informations tout aussi passionnantes que son peu d’inclination pour l’art culinaire : à longueur d’année, en ville, heureusement elle a Gina. Une fille très bien, très dévouée, entrée « à son service » avant la naissance des enfants, et qui la décharge de bien des tâches désagréables. Un peu plus tard, Sophie repensera à cette présentation succincte de Gina et admirera la façon dont sa tante a évité tout terme désobligeant, du genre « domestique », « bonne », ou « femme de charge », ou même « employée de maison ». Le chic et la classe de la tante gravissent encore plusieurs degrés sur l’échelle de son jugement. Pour un peu, on penserait que Gina est… presque une amie, qui vient chaque jour travailler chez elle par pur plaisir. D’ailleurs :
– Elle est folle des enfants. Ils le lui rendent bien. Parfois, je dois me tenir à quatre pour ne pas me sentir jalouse. Enfin, c’est comme si elle faisait partie de la famille. Oh ! Non seulement Gina vient passer l’aspirateur par plaisir ou désœuvrement mais, en plus, elle se livre à un détournement subreptice d’affection d’enfants ! À se demander si elle ne squatte pas, purement et simplement, cette famille généreuse ! Le cœur de Sophie s’émeut : la tante Cora est une martyre. Et il y a pire encore : – Nous mangeons un peu trop souvent des pâtes et des pizzas. Gina est d’origine italienne, évidemment, mais elle alors, maigre comme un clou… Pourtant je n’ose pas trop critiquer ses menus. J’aurais peur de la vexer. Quelle délicatesse ! soupire intérieurement Sophie. Sa tante merveilleuse est condamnée quotidiennement aux pâtes et pizzas que l’oblige à ingurgiter une perfide étrangère — qui elle, puisqu’elle est italienne sans doute, ne subit pas les effets secondaires de son régime sur-glucidique. C’est que — même l’œil séduit de Sophie n’a pu s’empêcher de le remarquer — la tante Cora présente quelques rondeurs un peu molles et tremblotantes particulièrement mal placées. À la taille, au cou et sur le haut des cuisses. Rondeurs qui ont l’air de décourager les efforts d’élégance du petit tailleur jaune orangé dans lequel elle paraît à l’étroit. Elle est la première à le dire : – Regarde-moi ça ! Elle prend alors sa sœur à témoin d’une couture trop tendue sur sa hanche. – J’avais eu le coup de foudre pour ce petit ensemble, et maintenant je le déteste. Tout juste si je l’ai porté trois fois. Mais cent grammes par-ci, deux cents grammes par-là, et je deviens un boudin ! – Non, non, proteste faiblement Rosemonde. – Pas du tout, ajoute vivement Sophie car elle trouve que la repartie de sa mère a manqué de conviction. Un sourire métamorphose aussitôt le visage de Cora, qui caresse la joue de sa nièce. – Tu es mignonne, toi. Mais ça te passe encore un peu au-dessus de la tête, ce genre de souci. Tu as bien le temps, heureusement. Et menue comme tu es... Tu tiens de ta mère, c’est clair. Que ce « c’est clair » est joli et amusant dans sa bouche, pense Sophie. Elle adore dans le langage de sa tante ce mélange subtil d’expressions empruntées à l’air du temps et de préciosités qui lui évoquent les vieux romans pour enfants, les bijoux anciens comme elle en a vu chez sa grand-mère, l’odeur des fleurs séchées ou de la naphtaline. Peut-être pour vérifier que la fillette maigrichonne tient bien de sa mère, Cora s’approche de cette dernière et l’enlace affectueusement avant de l’embrasser sur la joue. (Elle a manifesté cet élan d’amour sororal dans chacune des pièces ; Sophie est trop subjuguée pour le juger répétitif ou mécanique — et l’est-il, seulement ?)
– Ma petite Rosemonde, ma petite sœur aînée préférée, je n’en reviens pas que tu sois enfin venue me voir, après toutes ces années. – J’y pensais depuis longtemps, mais ce n’était pas très envisageable avec les... Sophie remarque que sa mère a souvent l’air de s’excuser quand elle s’adresse à sa cadette. Cela l’agace, en sourdine, même si elle admet que l’on doit beaucoup d’égards et de ménagements à Cora — pour des raisons qu’elle ignore mais cela semble aller de soi. – Bien sûr, avec ta ribambelle de chiards ! approuve Cora. Chiards ? Pour le coup, Sophie préférerait n’avoir pas entendu. D’abord parce qu’elle en fait partie, de la ribambelle en question, ensuite parce que le mot est trop vilain pour espérer s’enjoliver même dans la bouche de la tante. Cette évocation des nombreux enfants de sa sœur ramène Cora à sa principale préoccupation. – Six grossesses, six allaitements, et tu restes mince comme un haricot. C’est un scandale. Enfin, j’ai une consolation : tu vas hériter de mon petit tailleur. Avec tes doigts de fée, tu sauras le reprendre pour le mettre à ta taille de guêpe... C’est un Yves-Saint-Laurent, tu sais. – Oh, ne te presse pas de me le donner, fait Rosemonde. Je n’ai... – Il ne te plaît pas ? la coupe Cora. – Si, mais je n’ai pas souvent l’occasion de porter des vêtements de grand couturier. – Les occasions, on les crée, décrète Cora, impériale. Tu vois, moi je le porte en tous-les-jours. Rosemonde hoche distraitement la tête puis, profitant d’une inattention de sa sœur, adresse une discrète grimace à Sophie. Celle-ci feint de ne pas s’en apercevoir. Elle aimerait que l’on change de pièce, et de conversation. Le petit tailleur et son grand couturier ont brisé l’enchantement en éveillant chez elle des souvenirs qu’elle estime très mal venus.