Extrait du livre Missions byzantines
Les aventures de Majid - Missions byzantines - Le secret du feu grégeois de Hugues Beaujard aux éditions Dadoclem
Nous sommes au VIIIe siècle après Jésus-Christ, à Bagdad, capitale de l’immense empire musulman dirigé par le tout-puissant calife Haroun al-Rachid. Affranchi après avoir sauvé la vie du fils unique de son maître, Majid se présente chez un barbier pour devenir son apprenti.
Chapitre 1 L’incendie Face à l’échoppe de Billah, le barbier, le cœur de Majid s’emballa. Aujourd’hui, il se présentait pour apprendre un nouveau métier. Lui, le fils d’un pauvre pêcheur de Kut, petit village des marais irakiens, se sentait tout intimidé alors qu’il avait survécu à un capitaine sans scrupule, à une tempête de sable, à la razzia d’un Bédouin cruel et à bien d’autres dangers. Cependant, Majid n’eut pas le temps de s’inquiéter davantage, car un homme corpulent l’interpella : « Un jeune garçon habillé d’un fort beau tissu, avec un perroquet sur l’épaule, voilà notre nouvel apprenti. Recommandé par le plus grand vendeur de tissus de Bagdad ! » Majid se décomposa : être à la hauteur d’une telle recommandation dans cette ville où transitaient les soies les plus fines, les cachemires les plus doux, ainsi que les laines les plus chaudes,
apportés par des marchands venus du monde entier, n’était pas une mince affaire. « Entre, Majid, entre ! » Majid s’avança dans l’échoppe sans mot dire. Le barbier le fit asseoir, et frappa dans ses mains. Une femme sortit du fond de la boutique et les rejoignit. « Mon jeune ami, je te présente ma femme Nasserah. À compter de ce jour, Majid entre dans notre maison comme apprenti. Faisons-lui bon accueil avec quelques gâteaux au miel dont tu as le secret. Car tu aimes les gâteaux au miel, n’est-ce pas, Majid ? » Majid n’eut pas le temps de répondre, car le barbier parlait beaucoup. Heureusement, son débit intarissable stoppait net lorsqu’il commençait à couper cheveux ou barbes. Sa concentration était alors telle que plus rien d’autre n’existait. Majid se montra un apprenti consciencieux. Toujours à l’écoute des excellents conseils de son maître, il développa rapidement un vrai savoir-faire. Une fois par semaine, il avait droit à une journée de repos qu’il consacrait à la visite de Bagdad, accompagné de Momo, son perroquet. Outre sa multitude de mosquées – certains prétendaient que Bagdad en abritait plus de cinquante mille ! –, la « ville ronde » comptait de très nombreux hammams où les Bagdadiens adoraient se prélasser. Majid n’échappait pas à la règle. Ce jour-là, Majid et Momo s’étaient rendus au hammam du quartier des orfèvres. Ils s’extasiaient devant un oiseau en or dont les yeux étaient des rubis et les serres des émeraudes lorsque, subitement, un cri se propagea parmi les boutiques : « Le feu ! » En un instant, les artisans fermèrent leurs échoppes, et chacun se mit à courir pour échapper au danger. Mais dans quelle direction fuir ? L’épaisse fumée noire qui montait dans le ciel semblait proche, sans que son origine puisse être identifiée. Momo s’éleva quelques mètres au-dessus de l’affolement pour repérer un passage : « Majid, remonte sur ta droite, puis prends la première rue à gauche.
– Tu es sûr, Momo ? Tout le monde fuit cette rue. – Fonce, Majid ! » Alors que Majid, survolé par Momo, courait à travers une sombre fumée, il entendit un appel : « Je vous en supplie, je suis perdue, sauvez-moi ! » Majid stoppa net sa course, bientôt rejoint par Momo. Une très belle jeune fille sortit de derrière la porte où elle s’était réfugiée. Le voile qui couvrait sa tête était en lambeaux. La blancheur de son visage, blême de peur, magnifiait la beauté de ses yeux, deux amandes vertes où brillait une vive lumière qui contrastait avec la douceur de ses traits. La qualité du tissu de ses habits indiquait son origine sociale. « S’il vous plaît, aidez-moi à fuir ce piège, je ne sais pas quelle direction... – Ne vous affolez pas, mademoiselle, mon perroquet va prendre de la hauteur et nous trouver une sortie. » La jeune fille considéra Majid d’un air dubitatif. Soudain, une boutique s’enflamma à quelques mètres d’eux, et trois explosions suivirent. Majid attira instinctivement la jeune fille contre lui et cria : « Vite, Momo ! » L’oiseau s’envola. La fumée était si épaisse qu’ils ne le voyaient plus. « Droit devant toi, Majid ! » hurla Momo. Les tourbillons de fumée noire empêchaient de voir à plus d’un mètre. La jeune fille écarquilla les yeux, terrorisée à l’idée de foncer dans cette fumée qui ressemblait plus à une porte vers les enfers qu’à une chance de survie. Voyant que la jeune fille hésitait, Majid l’attrapa par le bras et l’entraîna à sa suite. Ils plongèrent dans le tourbillon noir. La fumée leur brûlait les yeux. Impossible de les ouvrir. La voix de Momo devenait leur seul guide : « Prenez à droite... Tout droit... Encore tout droit... Et maintenant... » Majid tendit l’oreille : le vacarme de l’incendie – le crépitement des flammes, le bruit des murs qui s’effondraient, les cris des gens qui hurlaient – couvrait la voix du perroquet. « Momo ! » cria Majid, soudain angoissé. Les deux jeunes gens écoutèrent à nouveau
attentivement. En vain. Le tumulte ambiant ne laissait que peu d’espoir d’entendre la voix de Momo. « Votre robe ! » s’écria Majid. Le vêtement léger de la jeune fille se consumait à cause de l’extrême chaleur, menaçant d’atteindre son sirwal, dernière protection contre de graves brûlures ! Majid et la jeune fille frappèrent frénétiquement le tissu jusqu’à arrêter le feu. Il était en lambeaux, mais le pire avait été évité. « Les plumes de Momo risquent aussi de brûler », pensa Majid. Quelques mètres plus haut, Momo luttait contre l’air brûlant. Une bourrasque l’avait éloigné de ses deux protégés, et avait rabattu les flammes de l’incendie vers les ruelles où se trouvaient Majid et la jeune fille ! « Majid ?! Majid ?! – Oui, Momo ! Nous sommes là ! Vite, donne-nous la direction à prendre pour fuir ! » La direction pour fuir ? Momo n’en avait plus aucune idée. Il regarda de tous les côtés. Le mur d’un des remparts intérieurs de Bagdad arrêtait les flammes. Si les deux adolescents passaient de l’autre côté, ils seraient sauvés. Un chat fonça contre le mur... et passa à travers. Il y avait donc une ouverture, sans doute une porte. « À gauche ! Foncez sur votre gauche... Voilà, tout droit jusqu’au mur ! – Et maintenant, Momo ? – Il y a un passage », affirma Momo en les rejoignant au bas du mur. Les yeux de Majid et de la jeune fille, irrités par le tourbillon de fumée, ne voyaient plus grand-chose. Derrière eux, les flammes se rapprochaient rapidement, sautant de boutique en boutique. Les yeux plissés, Majid explora avec ses doigts chaque pierre du rempart. Soudain, sa main s’enfonça dans le mur. Enfin, une ouverture ! Majid attrapa la jeune fille par le bras : « Baissez-vous. Là, dans le trou, foncez ! » La jeune fille toute fine s’y engouffra sans peine, même si ses habits s’accrochaient à la pierre, déchirant ce que le feu n’avait pas brûlé.
Cependant, les épaules plus larges de Majid coinçaient. Le garçon n’avançait que très lentement, et les flammes lui caressaient déjà les fesses ! « Appelez quelqu’un pour le tirer de là », dit Momo à la jeune fille. Elle considéra un instant ses vêtements en lambeaux, puis elle prit une grande inspiration et courut vers les gardiens d’une porte du rempart. « Vite, un garçon est en danger, venez nous aider ! » Ils la suivirent, et tirèrent Majid en lui arrachant peau et vêtements contre les rebords de l’étroit boyau. Les bras et le torse en sang, Majid les remercia. Mais déjà, on entendait d’autres appels au secours, et les gardes repartirent. Majid se tourna vers la jeune fille. Ses beaux cheveux noirs encadraient l’ovale parfait de son visage, et leurs jolies boucles caressaient le satin nu de son cou. Son sirwal en lambeaux dévoilait la délicatesse de son pied, la finesse de sa cheville et le galbe de son mollet. Majid était fasciné. « Vous m’avez sauvé la vie, et je vous en serai éternellement reconnaissante. Mais j’ai encore un service à vous demander. – Oui, oui, bien sûr, murmura Majid, envoûté par la douceur de cette voix. – M’accompagner jusqu’à la demeure de mes parents. – Avec plaisir ! s’enthousiasma Majid. – Par mes plumes grillées, il ne saurait être question de vous abandonner, princesse !? – Eh bien, cet incroyable perroquet a raison, je suis une princesse, répondit la jeune fille en caressant l’oiseau. – Momo, il s’appelle Momo, princesse. – Et toi ? – Majid, répondit le garçon en rougissant. – Majid, je suis la princesse Yasmina », dit-elle en prenant les mains de son sauveur.
Chapitre 2 Un poème peut changer votre vie « Madame, un incendie ravage le quartier des orfèvres. – Yasmina est-elle à la maison ? – Non, madame. – Un esclave l’accompagne-t-il ? – Pas que je sache, madame... » Un tour rapide de la maison et l’interrogatoire de tous les esclaves confirmèrent le fait que la princesse se promenait sans personne pour l’accompagner, malgré l’interdiction de ses parents, et Allah seul savait où... Des esclaves partirent à la recherche de la jeune fille. La mère de Yasmina regardait désespérément la clepsydre marquer la fin de la septième heure de la journée lorsqu’on frappa à la porte d’entrée. Sortant de sa réserve habituelle, elle se hâta pour aller l’ouvrir. « Ma fille ! » Après une longue étreinte, la mère réalisa que toutes deux se trouvaient dans la rue, au vu et au su de tout le monde, elle sans voile et sa fille habillée de lambeaux. Elles entrèrent dans la maison, Majid et Momo restant en retrait sur le pas de la porte. « Au revoir, Yasmina », roucoula Momo. Yasmina se retourna en rougissant : « Maman, je me dois de te présenter Majid et Momo. Ils m’ont sauvé la vie ! » Sous le regard implacable de la mère, Majid tenta de sourire, et Momo, une fois n’était pas coutume, se tint coi. Les habits en lambeaux et les brûlures dévoilaient leur emploi du temps de la dernière demi-heure. « Ma fille, va dans ta chambre pour enfiler une tenue plus convenable. » Puis, tapant des mains, elle donna des ordres aux esclaves : « Amenez des boissons et des gâteaux dans le petit salon. Il s’agit de recevoir comme il se doit ce jeune homme et son oiseau. » La mère de Yasmina disparut dans un couloir tandis qu’un esclave conduisait Majid et Momo dans le luxueux dilhiz de la maison, dont le
sol était recouvert d’un long tapis de la région d’Hira : deux magnifiques chevaux au galop y étaient représentés. Une frise de kashami de couleurs turquoise et jaune courait tout le long du mur, interrompue à intervalles réguliers par trois niches finement décorées de motifs floraux en stuc. Chacune d’elles hébergeait un magnifique ouvrage. Le premier – un Coran – reposait sur un pupitre marqueté d’ivoire et de bois précieux, et était ouvert sur ces paroles du Prophète : « L’encre de l’étudiant est plus sacrée que le sang du Prophète ! » Dans la deuxième niche, une boîte de cuir, magnifiquement estampée d’un entrelacement de pétales, s’entrouvrait sur un parchemin de forme oblongue. Enfin, la troisième niche contenait un ensemble de feuillets en papyrus dont le premier présentait une miniature pleine de vie où deux personnages préparaient un médicament. Le dilhiz débouchait sur une vaste cour au centre de laquelle un bassin ombragé par des palmiers apportait un peu de fraîcheur. Des fleurs de lotus s’y épanouissaient. Un serviteur proposa une carafe d’eau de rose fraîche à Majid, qui ne se fit pas prier. « Et pour mon perroquet, s’il vous plaît ? » Le serviteur le regarda d’un œil torve, puis répliqua : « L’eau du bassin ?! – Elle est stagnante, tiède et un peu boueuse », se défendit le volatile. Le serviteur considéra Momo sans comprendre, un peu effrayé d’être ainsi repris par un oiseau. « Je reviens », dit-il prudemment. Momo eut alors droit à de l’eau fraîche servie dans une coupelle. Puis le serviteur donna une serviette en lin à Majid, en lui désignant une fontaine : « Si monsieur veut bien se rincer le visage, avant de passer au petit salon. » La mère de Yasmina attendait Majid dans une très jolie pièce au sol couvert d’un immense tapis et de nombreux coussins arméniens. Elle l’invita à s’asseoir sur le sarir. Un autre serviteur proposa au garçon de l’eau chaude parfumée
d’épices. Son hôtesse le laissa boire quelques gorgées avant de s’adresser à lui : « Ainsi, Majid, tu as sauvé ma fille !? – Euh... Oui, madame. – De quel danger ? – De l’incendie, madame. – Comment cela s’est-il passé ? – Momo, mon perroquet, s’est envolé et nous a dit par où passer pour échapper aux flammes. – Comment ton perroquet a-t-il fait pour te montrer la bonne direction ? – En criant : à droite, à gauche, tout droit », répondit Momo. La mère de la princesse sursauta aux paroles du perroquet : « Ce diable d’oiseau comprend ce que je dis ?! – Oui, madame, et il peut même lire », ajouta Majid, très fier d’étonner la mère de Yasmina. À cet instant, Yasmina s’avança dans la pièce, vêtue d’une robe de soie bleue rehaussée d’arabesques tissées en or et serrée à sa taille si fine par une ceinture de brocart. Majid, fasciné, laissa tomber dans son eau épicée le gâteau qu’il tenait entre ses doigts. « Ma fille, tu devrais prévenir de ton arrivée. Il serait bien injuste que ton sauveur succombe d’un coup de sang à l’une de tes entrées. Mais pour l’heure, je serais curieuse de vérifier les connaissances de Momo. Yasmina, choisis un texte, et donne-le à lire à cet oiseau. » Yasmina jeta un regard étonné vers Momo, puis s’empressa d’obéir à sa mère et ramena une feuille en papyrus. Momo but quelques gorgées d’eau dans sa coupelle, puis lut à l’assemblée : « Le fou de Laylâ La joie brille en ses yeux pour cet amour offert : Auprès de mon amour aucun amour ne vaut. Si la salive de Laylâ touchait la mer, Le sel disparaîtrait, et douce en serait l’eau. » La mère de Yasmina resta sans voix. Elle fixa Momo avec beaucoup d’intensité, avant de se tourner vers Majid : « Majid, que fais-tu dans la vie ? – Je suis apprenti chez le barbier Billah. – Écoute Majid, si tu veux garder ton perroquet, surveille-le bien, et ne montre ses capacités