Extrait du livre Un éléphant pour Charlemagne
Les aventures de Majid - Un éléphant pour Charlemagne d'Hugues Beaujard aux éditions Dadoclem
Prologue Rome, printemps de l’an 801. Sacré empereur par le pape Léon III, Charlemagne* s’apprête à repartir pour Aix-la-Chapelle*. La ville bruisse des préparatifs de sa cour et de ses soldats. Mais ce soir-là, le nouvel empereur parcourt le monde en étudiant un magnifique manuscrit : l’Histoire naturelle de Pline l’Ancien. Demain, le livre partira pour l’abbaye de Saint-Martin-de-Tour, un somptueux cadeau pour son meilleur combattant dans la lutte contre l’ignorance, le moine Alcuin*. Voilà vingt ans que le moine, proche parmi les proches, accompagne et conseille l’empereur. Voilà vingt ans qu’ils ont élaboré un vaste plan pour l’enseignement dans son royaume. Depuis que la route du moine anglais a croisé celle de Charlemagne, ils ne se sont quasiment plus quittés. Et si aujourd’hui, le moine n’est plus à ses côtés car il dirige une abbaye, Charlemagne le consulte toujours pour les grandes décisions. L’empereur sourit avec tendresse en pensant au plaisir du moine lorsque ce dernier recevra l’ouvrage. Si seulement tous les comtes et tous les religieux de son empire étudiaient avec la même ferveur, l’empereur peinerait moins à trouver des hommes cultivés et scrupuleux sur lesquels il puisse compter. Charlemagne soupire : « Alcuin, tu me manques... » Il tourne une page du livre. Il y est question du « fleuve Euphrate, qui baigne les remparts de Bagdad ». Il y a trois ans, une ambassade est partie pour Bagdad, se présenter au calife Haroun al-Rachid. Trois ans que les nobles Sigismond et Landfried ont quitté Trévise, avec le juif Isaac pour les guider. Qu’ont-ils découvert ? Quelles merveilles ont-ils vues à la cour du calife ? Ce dernier est un redoutable soldat qui règne sur un immense empire, mais on le dit entouré d’hommes de sciences et amoureux des arts, prêt à dépenser des fortunes pour collecter des livres et les traduire. Ce soir-là, Charlemagne se sent proche d’Haroun al-Rachid. Plongé dans
l’Histoire naturelle de Pline l’Ancien, il parcourt les territoires de l’empire du calife : l’auteur y parle d’Antioche, « ville libre, partagée par le fleuve Oronte... ». Chapitre 1 Un retour accéléré Du bord d’un quai de la ville d’Antioche, Majid regardait son bateau chargé de marchandises s’éloigner sur le fleuve Oronte, en direction de la mer Méditerranée. Il le laissait partir avec un pincement au cœur. Il aurait aimé être du voyage vers Byzance*. Mais tant que la redoutable impératrice Irène* dirigerait l’Empire byzantin, s’approcher de la Ville des villes, même déguisé comme il l’était actuellement, mettrait sa vie en danger. Le bateau disparut au détour d’un méandre du fleuve, et Majid se retourna. Un homme pauvrement vêtu attendait quelques pas en arrière, un portefaix qui espérait glaner une ou deux pièces de plus au service de Majid. Il se précipita pour porter la drôle de caisse posée à côté de Majid. « Non, laisse. Il n’y a que moi qui porte cette caisse
Voilà pour ton travail. » Le portefaix prit la pièce que lui tendait Majid, et s’éclipsa. À son tour, Majid s’enfonça au cœur de la ville. Comme à chaque fois que Majid affrétait un bateau pour Byzance, son ami Moshé l’invitait à manger dans sa somptueuse villa. Après les semaines harassantes de travail et de stress qui préludaient à l’envoi de marchandises vers Byzance, le temps semblait suspendu dans le silence et la solitude de cette marche vers la maison de son ami. Une paix toutefois relative. Dès qu’il se rapprochait de Byzance et de la frontière avec son empire, Majid se savait en danger. Il se déguisait, et usait d’un autre nom. « Majid, Majid » : la voix discrète qui sortait de la caisse le fit sursauter. « Oui, Momo ? interrogea-t-il. – Tu es suivi, Majid. » Majid ne se retourna pas. S’enfonçant un peu plus dans la ville, il accéléra le pas, tourna subitement dans une ruelle, sur sa gauche, et entra très rapidement dans une maison abandonnée. À l’ombre d’une étroite fenêtre, il vit deux hommes habillés du noir de la dynastie abbasside passer devant lui, armés de redoutables sabres. Ils étaient vêtus de robes qui trahissaient leur appartenance à la garde personnelle du calife. Rassuré, Majid s’apprêtait à sortir de sa cachette pour les saluer lorsqu’un bras s’enroula autour de sa gorge, et le tira en arrière. Se servant de son agresseur comme d’un pivot, Majid envoya ses pieds sur le mur d’en face pour réaliser un salto arrière, mais déjà, un autre homme le plaquait à la taille, et le projetait à terre. Sa tête heurta violemment le sol, le laissant à moitié assommé. Le premier agresseur se jeta à nouveau sur Majid, lui lia les pieds, et sortit un couteau qu’il lui mit sous la gorge, tandis qu’un troisième comparse ouvrait une trappe dans le sol : « Majid, ordre de l’impératrice, nous te ramènerons, vif de préférence, mais mort s’il le faut... » Pendant la lutte, Momo – le perroquet de Majid – avait discrètement enlevé le crochet qui tenait sa caisse fermée. L’oiseau l’ouvrit d’un coup de tête et s’envola vers la rue en criant : « À la garde du calife ! À la garde du calife ! » Les deux hommes de la garde personnelle du calife se précipitèrent dans la maison. Les trois
agresseurs de Majid se jetèrent sur eux avec une violence inouïe. Le premier garde eut à peine le temps de lever son sabre pour parer le coup, pliant sous le choc, tandis que le second sautait en arrière, légèrement blessé au bras. Un combat furieux s’ensuivit. Les hommes de l’impératrice prenaient l’avantage. Majid, rampant comme un ver de terre, se rapprocha de la trappe ouverte, et y jeta un coup d’œil : une barque, retenue par une corde passée autour d’un poteau, l’attendait. Les deux gardes du calife étaient en mauvaise posture. En s’échappant maintenant, il leur laissait la possibilité de fuir à leur tour et de sauver leur vie comme la sienne ! Majid se jeta dans la barque, suivi de près par Momo. L’oiseau attrapa la corde qui retenait l’embarcation, et la décrocha du poteau. Aussitôt, le courant emporta la barque alors qu’un visage se penchait par l’embrasure de la trappe : « Trop tard ! Vite, filons... » La barque emprunta un souterrain sans lumière, creusé sous les maisons, le temps pour Momo de sectionner avec son puissant bec les liens qui entravaient les pieds de Majid. Une lumière les aveugla subitement. Ils ressortirent sur un canal, à quelques mètres du fleuve Oronte. Un homme s’exclama : « Eh ! regarde ! Ils nous ont juste envoyé le colis. Sans monter à bord. – Saute ! La barque va nous échapper ! – J’sais pas nager ! – Abruti... » grimaça l’homme en se glissant dans l’eau, juste à temps pour arrêter la course de la barque. Majid se tint immobile, comme assommé. L’homme resté sur la berge se pencha vers lui pour le tirer hors de la barque : « Il a l’air bien amoché... » Il n’eut pas le temps de finir sa phrase. Majid détendit ses jambes d’un coup, et le frappa au visage, ce qui le fit basculer par-dessus bord et plonger dans l’eau du canal. Pendant que l’homme accroché à la barque récupérait son compère tombé à l’eau, Majid sauta sur le quai, se hissa sur l’un des chevaux qui attendaient au bord du canal, et le mit au galop. Quelques instants plus tard, Majid filait sur la route en direction d’Alep, première étape vers Raqqa*, tout en discutant avec son perroquet :
« Mon cher Momo, il semblerait que l’impératrice Irène m’en veuille toujours. – Nom d’un sabre, reste loin d’Antioche pour rester en vie... Ton déguisement est sérieusement éventé. – En attendant, allons voir notre cher calife. Les deux gardes n’étaient sûrement pas là pour me surveiller, mais plutôt pour me ramener à Raqqa. – Et cela devait être urgent, nom d’une clepsydre. » Pour gagner du temps, Majid s’engagea dans le petit massif qui séparait Alep d’Antioche. La plupart des cavaliers préféraient le contourner. Mais à force de voyager, Majid était devenu un excellent cavalier, rapide et résistant. Il galopa ainsi sans relâche, ne s’arrêtant qu’à de très rares occasions, pour changer de cheval, se restaurer et se désaltérer, dormir une heure ou deux, jusqu’à apercevoir les remparts du palais de Raqqa. Chapitre 2 J’écoute et j’obéis... À peine Majid eut-il mis les pieds dans les écuries du palais que Mansour, le porte-glaive du calife, vint à sa rencontre. « Majid, suis-moi. » Depuis maintenant dix ans, le calife sollicitait régulièrement Majid pour des missions d’espionnage ou de renseignement. Ce soir-là, Majid ressentait une tension particulière chez Mansour. L’affaire pour laquelle le calife le convoquait était de toute évidence de première importance. Haroun al-Rachid congédia les poètes et musiciens venus agrémenter sa soirée, et reçut Majid immédiatement. Il écourta les salutations respectueuses de Majid à son égard : « Je t’en prie, Majid, mets-toi à l’aise. » Et pendant que Majid s’asseyait dans de très confortables coussins, des serviteurs lui apportèrent de l’eau fraîche dans
une aiguière afin qu’il se rafraîchisse le visage et les mains, de l’eau parfumée à la rose pour qu’il se désaltère, ainsi que de délicieuses sucreries, dont la cuisinière favorite du calife – une esclave numide achetée à prix d’or – avait le secret. « Je vois à tes traits tirés que tu n’as pas ménagé ta peine pour revenir d’Antioche. Et à dire vrai, je ne t’attendais pas de sitôt ! s’étonna le calife en regardant Majid droit dans les yeux. Tu as dû voler dans les airs pour revenir aussi vite ? – Voyager dans les airs est bien moins fatigant que d’être torturé dans cette caisse, nom d’un oubli ! gémit Momo, du fond de sa caisse. – Momo, mon cher Momo, s’exclama le calife, ton maître indigne te néglige ! » Majid s’empressa de sortir Momo de sa caisse, et un serviteur amena au perroquet une coupelle d’eau fraîche et ses graines préférées. « Nom d’une graine de sésame, me voilà prêt à servir notre calife, lança-t-il dans un ample mouvement d’ailes. – Et vous ne serez pas trop de deux pour cette nouvelle mission, enchaîna Haroun al-Rachid, car on n’est jamais trop lorsqu’on a affaire à ta chère amie, l’impératrice Irène ! – À qui le dites-vous ! souligna Majid en caressant une ecchymose laissée par la bagarre sur son visage. – Des soucis ? » s’enquit le calife. Majid raconta la tentative d’enlèvement, et l’intervention des deux gardes. « J’en ai déduit que vous m’attendiez au plus vite », conclut-il. Le calife et Majid sourirent de connivence. « C’est pourquoi tu me trouves dans ce salon. Rien de tel pour me dilater la poitrine, lorsque les soucis m’accablent, que de venir y écouter les poésies d’Abou Nawas ou le oud d’Ishaq. Mais je ne t’ai pas fait venir pour parler de poésie ou de musique. Te rappelles-tu l’ambassade envoyée par Charlemagne, l’empereur des Francs ? – Qui peut oublier l’éloquence de ces hommes ? Ils vous offrent des chiens dont ils vantent l’extraordinaire robustesse car « endurcis dans le sang des Slaves ». Et les premiers lions qu’ils
croisent, venus dévorer quelques moutons, n’en font qu’une bouchée. – Oui, c’est bien d’eux qu’il s’agit. La santé des seigneurs Sigismond et Landfried, les deux ambassadeurs, s’est avérée aussi résistante que celle de leurs chiens. Étrangement, les deux Francs ont péri, emportés par la même maladie. Je soupçonne l’impératrice Irène d’avoir envoyé un espion les empoisonner. Elle voit d’un très mauvais œil que nous entretenions de bonnes relations avec l’empereur des Francs. Tu connais bien le danger qu’elle représente, tu pourrais être utile à l’ambassade que j’envoie à Charlemagne. – Et quel serait mon rôle ? – Les deux principaux représentants de l’ambassade étant morts, son retour est confié à Isaac, un marchand juif qui les accompagnait en raison de sa grande maîtrise des langues et de son expérience de ces longs voyages. Il est chargé d’amener à bon port mes cadeaux, notamment Abul-Abbas*, l’éléphant blanc, jusqu’au royaume franc... – Il faut faire traverser la Méditerranée à un éléphant ! s’exclama Majid. » Haroun al-Rachid aurait pu s’offusquer du fait que le jeune homme ose ainsi le couper. Mais le calife appréciait Majid et sa franchise. Majid n’était pas de ces courtisans à l’ambition démesurée qui cherchaient en permanence à lui plaire pour gagner quelques avantages. Aussi, Haroun al-Rachid était-il détendu en compagnie de Majid. Il s’amusa du petit effet que l’annonce de sa mission avait eu sur son espion préféré. « Oui, traverser la mer Méditerranée avec un éléphant risque de s’avérer très compliqué. J’ai envoyé un ambassadeur auprès de Charlemagne, sans l’encombrer de tous ces cadeaux. Il annoncera votre venue. Et j’ai pensé à toi pour aider le juif Isaac. Et à Momo, pour surveiller, observer et débusquer l’éventuel espion empoisonneur. Lorsque vous aurez rencontré Charlemagne, n’oubliez pas de revenir me faire un rapport aussi détaillé qu’utile sur le fonctionnement de son empire, de sa cour et de ses véritables intentions, à l’égard de notre empire et de l’Empire byzantin. » Traverser la mer Méditerranée ! Même Momo, « le perroquet qui parlait trop », resta sans voix, ce qui n’était pas un mince exploit. Son premier
maître, un mage de la côte Coromandel, qui souffrait de la solitude, lui avait donné la parole afin qu’ils puissent converser, un esprit critique pour que la conversation ait quelque intérêt, ainsi qu’une extraordinaire mémoire car le mage avait horreur de répéter. Depuis, Momo adorait bavarder ! L’effet de surprise passé, Majid réfléchit quelques instants. Cette nouvelle mission l’emmenait beaucoup plus loin qu’il n’avait jamais été. Qu’adviendrait-il de ses affaires ? Et de ses amis ? Et de sa famille ? Traverser la Méditerranée ! Qui pouvait être sûr de revenir d’un pareil voyage ? Mais il n’existait qu’une seule réponse possible quand le calife Haroun al-Rachid s’adressait à vous. « J’écoute et j’obéis, s’inclina Majid. – Prépare-toi à partir au plus vite. Mansour te donnera tous les détails. Mais surtout, comme d’habitude, ne parle à personne des raisons de ton départ. Et si par le plus grand des hasards, tu trouvais chez ces barbares un manuscrit digne d’enrichir notre maison de la sagesse, n’hésite pas à en faire l’acquisition », conclut Haroun al-Rachid. Chapitre 3 Traverser la Méditerranée ! Après le départ de Majid, le calife sortit sur la terrasse qui donnait sur le jardin de son palais pour se détendre en humant les parfums printaniers des pommiers, des citronniers et autres jasmins. Mais, pour son plus grand déplaisir, un serviteur vint le solliciter : « Commandeur des croyants, le directeur des postes demande à vous voir. » Le calife faillit éconduire le visiteur tardif, puis il se ravisa, un sourire malin aux lèvres. « Fais-le entrer. » « Majesté, je tenais à vous informer au plus vite. Un pigeon voyageur rapporte que Majid a eu des problèmes et a disparu à Antioche... – Pour réapparaître à Raqqa. Et il est vrai qu’il avait les traits un peu tirés, voire quelques ecchymoses sur le visage. Une autre raison de la plus haute importance pour me déranger à cette
heure-ci, mon cher directeur ? ironisa Haroun al-Rachid. – Je... Je... Bien sûr, quand mes hommes arriveront d’Antioche, vous aurez un rapport plus détaillé. – Détaillez, mon cher Ibn Kordadbeh, mais évitez de me déranger aussi tard, surtout pour me donner des détails que je connais déjà ! » conclut le calife, tout en congédiant d’un geste le pauvre directeur. Ibn Kordadbeh, le redouté directeur des postes du calife, sortit furieux et humilié, plein d’une rancœur et d’une jalousie grandissantes vis-à-vis de Majid. Arrivé chez lui, il laissa éclater sa colère. C’était la fois de trop : « Majid, tu vas me le payer ! » explosa-t-il, sacrifiant à sa fureur une magnifique lampe à huile de cuivre en forme d’oiseau, achetée à prix d’or à un artisan de Bagdad, et endommageant les arabesques raffinées de stuc qui agrémentaient la pièce. Pendant ce temps, Majid avait rejoint Mansour. Le porte-glaive du calife avait déplié une carte sous les yeux de Majid et de Momo, traçant sur celle-ci la route à suivre : « Une fois n’est pas coutume, vous allez partir vers le Maghreb. L’ambassade doit éviter l’Empire byzantin, tout en voyageant par voie de terre autant que faire se peut. Première étape : Jérusalem, puis Alexandrie, enfin l’Ifriqiya*, dont l’administration a été confiée par notre calife à l’émir Ibrahim ibn al-Aghlab. Une fois à Carthage, Isaac a prévu d’embarquer pour la Lombardie en longeant la Corse, pour éviter les navires de l’Empire byzantin. – Et si pour éviter la pleine mer, nous passions par le Maghreb, puis nous longions en bateau l’Andalousie jusqu’au royaume des Francs ? – Ce serait trop risqué : les peuples du Maghreb nous sont hostiles. Quant aux côtes andalouses, elles sont peuplées de pirates plus ou moins soutenus par l’émir Omeyade, dont tu n’es pas sans savoir qu’il fait partie de nos plus redoutables ennemis. – Et comment sont les relations de l’émir Omeyade avec Charlemagne ?