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Au bonheur des dames

Au bonheur des dames

13-15 ans - 233 pages, 152482 mots | 18 heures 11 minutes de lecture | © Storyplay'r, pour la 1ère édition - tous droits réservés


Au bonheur des dames

13-15 ans - 18 heures 11 minutes

Au bonheur des dames

Le Second Empire vise à faire de Paris la capitale de la mode et du luxe. La ville se modernise. Les boutiques du Paris ancien laissent place peu à peu aux grands magasins, dans le voisinage des boulevards et de la gare Saint-Lazare. La nouvelle architecture illustre l'évolution des goûts : on entre dans le royaume de l'illusion. Octave Mouret, directeur du Bonheur des Dames, se lance dans le nouveau commerce. L'exploit du romancier est d'avoir transformé un épisode de notre histoire économique en aventure romanesque et en intrigue amoureuse. Rien d'idyllique pourtant : le magasin est construit sur un cadavre ensanglanté, et l'argent corrompt tout. Pour Zola, la réussite du grand magasin s'explique par la vanité des bourgeoises et le règne du paraître. Il nous décrit ici la fin et la naissance d'un monde : Paris, incarné ici dans un de ses mythes principaux, devient l'exemple de la cité moderne.

"Au bonheur des dames" vous est proposé à la lecture version illustrée, ou à écouter en version audio racontée par des conteurs et conteuses. En bonus, grâce à notre module de lecture, nous vous proposons pour cette histoire comme pour l’ensemble des contes et histoires une aide à la lecture ainsi que des outils pour une version adaptée aux enfants dyslexiques.
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Qu’est ce que le bonheur des dames ?

Le Bonheur des Dames, est le grand magasin central du roman éponyme d’Émile Zola, il symbolise la modernité et les bouleversements du XIXᵉ siècle. Dirigé par Octave Mouret, il révolutionne le commerce par ses techniques de vente innovantes et son attrait pour les femmes, mais écrase les petits commerces traditionnels, reflétant la brutalité du capitalisme. Pour Denise, l’héroïne, c’est un lieu d’émancipation et il permet un ascension sociale, où elle peut surmonte les épreuves grâce à son mérite et inspire Mouret à humaniser son ambition. Le magasin illustre ainsi à la fois les promesses et les dangers du progrès. 

Quels sont les thèmes principaux abordés dans Au Bonheur des Dames ?

Au Bonheur des Dames explore les bouleversements sociaux, économiques et culturels que connaît le XIXᵉ siècle, suite à l’essor des grands magasins, symbolisés par l’établissement éponyme. Le roman met en lumière la modernisation du commerce, la condition féminine, et les inégalités sociales. Ce roman oppose les grands magasins innovants aux petits commerçants traditionnels. Il illustre également le pouvoir de la consommation et la transformation des désirs sous l’effet de la publicité. À travers le personnage principale de Denise, jeune femme indépendante, et son ascension sociale, Zola célèbre le progrès tout en critiquant ses effets sur les individus, dans une fresque mêlant modernité, lutte économique et émancipation féminine. 

Quelle est la signification du titre Au Bonheur des Dames ?

Le titre Au Bonheur des Dames reflète l’attrait et l’ambivalence des grands magasins au XIXᵉ siècle par les consommateurs. Il symbolise aussi un lieu dédié au plaisir et au désir des femmes, où la société de consommation naissante promet un bonheur basé sur l’abondance et la séduction commerciale. Cependant, on constate que ce bonheur est illusoire, car il repose sur l’exploitation des travailleurs et la destruction des petits commerces implantés depuis longtemps. Le titre souligne également l’évolution du rôle des femmes, devenues des figures centrales de la consommation et, à travers l’héroïne Denise, incarne l’émancipation féminine dans un monde en transformation. 


Quelle est la morale du roman au bonheur des dames ?

Au Bonheur des Dames d’Émile Zola propose une morale ambivalente sur la modernité et des effets qui en découle. Le roman célèbre le progrès économique mais aussi social incarné par le grand magasin, qui symbolise l’innovation et l’émancipation des femmes, tout en dénonçant les conséquences destructrices pour les petits commerçants, qui sont écrasés par la concurrence. À travers le parcours de Denise, Zola montre que l’adaptabilité, l’intégrité et la persévérance sont essentielles pour survivre dans un monde en plein changement, tandis que l’amour et les valeurs humaines peuvent contrebalancer les excès du capitalisme. Le roman reflète ainsi les tensions entre tradition et modernité, tout en valorisant la capacité de changement et l’affirmation de soi dans une société en transformation. 


Quelles sont les adaptations cinématographiques ou télévisuelles d'Au Bonheur des Dames ?

Au Bonheur des Dames, a inspiré plusieurs adaptations cinématographiques et télévisuelles. Ces adaptations transposent les thèmes du roman dans des contextes variés, en restant plus ou moins fidèles à l'œuvre originale. 


Film muet : Au Bonheur des Dames (1930)

Réalisé par Julien Duvivier, ce film est l’une des adaptations les plus célèbres. Bien qu'il prenne des libertés avec le récit de Zola, il met en scène la montée des grands magasins et l’effondrement des petits commerces avec une esthétique visuelle remarquable, dans un Paris modernisé. 


Téléfilm : Au Bonheur des Dames (1980)

Réalisé par Maurice Cazeneuve, ce téléfilm français s’inscrit dans une tradition plus fidèle au roman. Il explore les tensions sociales, les ambitions de Denise, et le contexte économique du Second Empire. 


Série télévisée : The Paradise (2012-2013) 

Cette série britannique, bien qu’inspirée de Au Bonheur des Dames, transpose l’histoire dans l’Angleterre victorienne. Elle suit les aventures d’une jeune femme travaillant dans un grand magasin et aborde des thèmes similaires, comme l’émancipation féminine et la transformation du commerce. 


Adaptation moderne : Ladies' Paradise (2015-2017)

Série italienne intitulée Il Paradiso delle Signore, qui adapte librement le roman dans un contexte du XXᵉ siècle, tout en conservant les grandes thématiques de Zola, telles que les rapports sociaux et les transformations économiques. 


Qui est Emile Zola ?

Émile Zola (1840-1902) est l’un des plus grands écrivains français et le chef du mouvement du naturalisme. Également intellectuel engagé, il joue un rôle clé dans l’affaire Dreyfus en publiant J’accuse…!, une prise de position contre l’injustice. Zola est notamment reconnu pour son réalisme minutieux, ses thèmes sociaux et son influence durable sur la littérature. Il meurt en 1902 dans des circonstances controversées, laissant un héritage littéraire monumental. 

Qu’est ce que le naturalisme ?

Le naturalisme est un mouvement littéraire du XIXᵉ siècle, né en France sous l’influence des avancées scientifiques et du réalisme. Il est donc dirigé par Émile Zola, qui vise à représenter la réalité avec une précision quasi-scientifique, en mettant l’accent sur les forces qui déterminent les comportements humains : l’hérédité, le milieu social et les instincts biologiques. Les naturalistes explorent souvent les différentes classes populaires et les marges de la société, ils abordent aussi des thèmes comme les inégalités sociales, la violence, et les instincts primaires. Leur écriture se distingue par des descriptions très détaillées et une approche objective. Bien qu’il ait été critiqué pour son pessimisme et son réductionnisme, le naturalisme a profondément marqué la littérature en cherchant à comprendre et à révéler les mécanismes sociaux et humains avec une rigueur inédite. 

Quelles sont les oeuvres les plus connues d’Emile Zola ?

Émile Zola est principalement connu pour ses romans de la série des Rougon-Macquart, mais il a également écrit pour le théâtre, des nouvelles et des contes : 


L’Assommoir

L’Assommoir est le septième roman de la série Les Rougon-Macquart d’Émile Zola. Il raconte la vie tragique de Gervaise Macquart, une blanchisseuse à Paris. Rêvant d’une vie meilleure, Gervaise épouse Coupeau après avoir été abandonnée par son amant Lantier. Le couple connaît un bonheur temporaire, mais un accident pousse Coupeau à sombrer dans l’alcoolisme, entraînant la dégradation de leur situation financière. Accablée par les dettes et la misère, Gervaise finit par succomber à son tour à l’alcool et meurt dans l’indifférence générale. 

Ce roman explore les thèmes de la pauvreté des classes populaires, les ravages de l’alcoolisme et l’impuissance face au déterminisme social, offrant un portrait poignant et réaliste de la déchéance humaine. 


Germinal

Germinal, est considéré comme l’un des chefs-d’œuvre d’Émile Zola, ici il dépeint la vie des mineurs dans le nord de la France, qui sont confrontés à la misère et aux injustices sociales. Étienne Lantier, un jeune ouvrier sans emploi, arrive à Montsou, où il découvre les conditions de travail inhumaines dans les mines. Devenant un leader, il organise une grève pour réclamer de meilleures conditions de vie, mais celle-ci dégénère en violence et en répression sanglante. Survivant à ces événements tragiques, Étienne quitte Montsou avec l’espoir d’un avenir meilleur pour les travailleurs. 

Le roman explore des thèmes majeurs tels que la pauvreté, les luttes de classe, les débuts du syndicalisme, et les impacts de l’industrialisation, offrant un puissant tableau des inégalités sociales de l’époque. 


La Bête humaine

La Bête humaine, dix-septième roman de la série Les Rougon-Macquart d’Émile Zola, est un récit sombre explorant la violence, les pulsions destructrices et le poids du destin. Situé dans le milieu ferroviaire, il suit Jacques Lantier, un mécanicien de locomotive hanté par des instincts meurtriers. Jacques lutte contre ses pulsions tandis qu'il se retrouve impliqué dans une série de drames, dont le meurtre d’un chef de gare par sa femme Séverine. Leur relation passionnelle bascule dans la tragédie, et Jacques, incapable de dominer sa part animale, succombe à ses instincts violents. 

À travers ce roman, Zola analyse les forces irrationnelles qui gouvernent l'humain, en explorant des thèmes tels que la violence, le déterminisme biologique, et la modernité industrielle, symbolisée par le chemin de fer. C'est un portrait implacable de la fragilité humaine face à ses propres ténèbres. 


Nana

Nana, est le neuvième roman de la série Les Rougon-Macquart d’Émile Zola, qui dépeint l’ascension et la chute de Nana Coupeau, une courtisane parisienne. Issue d’un milieu populaire, Nana devient une actrice médiocre mais séduit quand même la haute société par sa beauté et son charme. Elle utilise son pouvoir sur les hommes pour s’élever socialement, mais son existence est marquée par la débauche mais aussi la destruction, ruinant ceux qui l’entourent tout en sombrant elle-même dans la déchéance. 

À travers ce portrait, Zola explore les thèmes de la sexualité, du pouvoir destructeur de la femme fatale, et des vices de la société bourgeoise sous le Second Empire. Le roman met en lumière l’hypocrisie sociale et la décadence, tout en montrant les limites du déterminisme social face aux instincts humains. "Nana" est une critique puissante de la société de l’époque et de ses excès. 


Les Quatre Évangiles

Les Quatre Évangiles, est une œuvre inachevée d’Émile Zola, qui comprend trois romans : "Fécondité", "Travail", et "Vérité", tandis que le quatrième, "Justice", n’a jamais été écrit. Cette série marque un tournant dans l’œuvre de Zola, passant de la critique sociale des Rougon-Macquart à une vision plus optimiste et utopique. Chaque roman explore un pilier essentiel du progrès humain : la famille dans Fécondité, le travail et la coopération sociale dans Travail, et la quête de vérité et de justice dans Vérité

Contrairement à ses œuvres précédentes, ici Zola y exprime une foi en la capacité de l’humanité à construire une société meilleure grâce à la solidarité, l’éducation et l’équité. Les Quatre Évangiles est une œuvre humaniste et idéaliste, témoignant de l’espoir de Zola pour un avenir plus juste et harmonieux. 


Pour une nuit d’amour

Pour une nuit d’amour, écrit en 1882, est une nouvelle tragique d’Émile Zola qui raconte l’histoire de Julien Michon, un employé de poste timide, épris de sa voisine énigmatique, Thérèse de Marsanne. Subjugué par sa beauté, Julien accepte alors de l’aider à dissimuler le corps de son amant, qu’elle vient de tuer. Espérant gagner son amour, il est brutalement rejeté par Thérèse, qui reste froide et insensible. Désespéré par cette désillusion, Julien met fin à ses jours. 

Cette nouvelle explore la passion destructrice, l’amour non partagé et la manipulation, illustrant la tragédie de l’aveuglement amoureux et des désirs incontrôlables. 


Extrait du livre Au bonheur des dames

Au bonheur des dames écrit par Émile Zola, Aux éditions Storyplay'r


Au bonheur des dames
I Denise était venue à pied de la gare Saint- Lazare, où un train de Cherbourg l’avait débarquée avec ses deux frères, après une nuit passée sur la dure banquette d’un wagon de troisième classe. Elle tenait par la main Pépé, et Jean la suivait, tous les trois brisés du voyage, effarés et perdus, au milieu du vaste Paris, le nez levé sur les maisons, demandant à chaque carrefour la rue de la Michodière, dans laquelle leur oncle Baudu demeurait. Mais, comme elle débouchait enfin sur la place Gaillon, la jeune fille s’arrêta net de surprise. – Oh ! dit-elle, regarde un peu, Jean ! Et ils restèrent plantés, serrés les uns contre les autres, tout en noir, achevant les vieux vêtements du deuil de leur père. Elle, chétive pour ses vingt ans, l’air pauvre, portait un léger paquet ; tandis que, de l’autre côté, le petit frère, âgé de cinq ans, se pendait à son bras, et que, derrière son épaule, le grand frère, dont les seize ans superbes florissaient, était debout, les mains ballantes. – Ah bien ! reprit-elle après un silence, en voilà un magasin ! C’était, à l’encoignure de la rue de la Michodière et de la rue Neuve-Saint-Augustin, un magasin de nouveautés dont les étalages éclataient en notes vives, dans la douce et pâle journée d’octobre. Huit heures sonnaient à Saint- Roch, il n’y avait sur les trottoirs que le Paris matinal, les employés filant à leurs bureaux et les ménagères courant les boutiques. Devant la porte, deux commis, montés sur une échelle double, finissaient de pendre des lainages, tandis que, dans une vitrine de la rue Neuve-Saint-Augustin, un autre commis, agenouillé et le dos tourné, plissait délicatement une pièce de soie bleue. Le magasin, vide encore de clientes, et où le personnel arrivait à peine, bourdonnait à l’intérieur comme une ruche qui s’éveille.
– Fichtre ! dit Jean. Ça enfonce Valognes… Le tien n’était pas si beau. Denise hocha la tête. Elle avait passé deux ans là-bas, chez Cornaille, le premier marchand de nouveautés de la ville ; et ce magasin, rencontré brusquement, cette maison énorme pour elle, lui gonflait le cœur, la retenait, émue, intéressée, oublieuse du reste. Dans le pan coupé donnant sur la place Gaillon, la haute porte, toute en glace, montait jusqu’à l’entresol, au milieu d’une complication d’ornements, chargés de dorures. Deux figures allégoriques, deux femmes riantes, la gorge nue et renversée, déroulaient l’enseigne : Au Bonheur des dames. Puis, les vitrines s’enfonçaient, longeaient la rue de la Michodière et la rue Neuve-Saint-Augustin, où elles occupaient, outre la maison d’angle, quatre autres maisons, deux à gauche, deux à droite, achetées et aménagées récemment. C’était un développement qui lui semblait sans fin, dans la fuite de la perspective, avec les étalages du rez- de-chaussée et les glaces sans tain de l’entresol, derrière lesquelles on voyait toute la vie intérieure des comptoirs. En haut, une demoiselle, habillée de soie, taillait un crayon, pendant que, près d’elle, deux autres dépliaient des manteaux de velours. – Au Bonheur des dames, lut Jean avec son rire tendre de bel adolescent, qui avait eu déjà une histoire de femme à Valognes. Hein ? c’est gentil, c’est ça qui doit faire courir le monde ! Mais Denise demeurait absorbée, devant l’étalage de la porte centrale. Il y avait là, au plein air de la rue, sur le trottoir même, un éboulement de marchandises à bon marché, la tentation de la porte, les occasions qui arrêtaient les clientes au passage. Cela partait de haut, des pièces de lainage et de draperie, mérinos, cheviottes, molletons, tombaient de l’entresol, flottantes comme des drapeaux, et dont les tons neutres, gris ardoise, bleu marine, vert olive, étaient coupés par les pancartes blanches des étiquettes. À côté, encadrant le seuil, pendaient également des lanières de fourrure, des bandes étroites pour garnitures de robe, la cendre fine des dos de petit-gris, la neige pure des ventres de cygne, les poils de lapin de la fausse hermine et de la fausse martre. Puis, en bas, dans des casiers, sur des tables au milieu d’un empilement de coupons, débordaient des articles de bonneterie vendus pour rien, gants et fichus de laine tricotés, capelines, gilets, tout un étalage d’hiver, aux couleurs bariolées, chinées, rayées, avec des taches saignantes de rouge. Denise vit une tartanelle à quarante-cinq centimes, des bandes de vison d’Amérique à un franc, et des mitaines à cinq sous. C’était un déballage géant de foire, le magasin semblait crever et jeter son trop-plein à la rue. L’oncle Baudu était oublié. Pépé lui-même, qui ne lâchait pas la main de sa sœur, ouvrait des yeux énormes. Une voiture les força tous trois à quitter le milieu de la place ; et, machinalement, ils prirent la rue Neuve-Saint-Augustin, ils suivirent les vitrines, s’arrêtant de nouveau devant chaque étalage. D’abord, ils furent séduits par un arrangement compliqué : en haut, des parapluies, posés obliquement, semblaient mettre un toit de cabane rustique ; dessous, des bas de soie, pendus à des tringles, montraient des profils arrondis de mollets, les uns semés de bouquets de roses, les autres de toutes nuances, les noirs à jour, les rouges à coins brodés, les chairs dont le grain satiné avait la douceur d’une peau de blonde ; enfin, sur le drap de l’étagère, des gants étaient jetés symétriquement, avec leurs doigts allongés, leur paume étroite de vierge byzantine, cette grâce raidie et comme adolescente des chiffons de femme qui n’ont pas été portés. Mais la dernière vitrine surtout les retint. Une exposition de soies, de satins et de velours, y épanouissait, dans une gamme souple et vibrante, les tons les plus délicats des fleurs : au sommet, les velours, d’un noir profond, d’un blanc de lait caillé ; plus bas, les satins, les roses, les bleus, aux cassures vives, se décolorant en pâleurs d’une tendresse infinie ; plus bas encore, les soies, toute l’écharpe de l’arc-en-ciel, des pièces retroussées en coques, plissées comme autour d’une taille qui se cambre, devenues vivantes sous les doigts savants des commis ; et, entre chaque motif, entre chaque phrase colorée de l’étalage, courait un accompagnement discret, un léger cordon bouillonné de foulard crème. C’était là, aux deux bouts, que se trouvaient, en piles colossales, les deux soies dont la maison avait la propriété exclusive, le Paris-Bonheur et le Cuir- d’Or, des articles exceptionnels, qui allaient révolutionner le commerce des nouveautés.
– Oh ! cette faille à cinq francs soixante ! murmura Denise, étonnée devant le Paris- Bonheur. Jean commençait à s’ennuyer. Il arrêta un passant. – La rue de la Michodière, monsieur ? Quand on la lui eut indiquée, la première à droite, tous trois revinrent sur leurs pas, en tournant autour du magasin. Mais, comme elle entrait dans la rue, Denise fut reprise par une vitrine, où étaient exposées des confections pour dames. Chez Cornaille, à Valognes, elle était spécialement chargée des confections. Et jamais elle n’avait vu cela, une admiration la clouait sur le trottoir. Au fond, une grande écharpe en dentelle de Bruges, d’un prix considérable, élargissait un voile d’autel, deux ailes déployées, d’une blancheur rousse ; des volants de point d’alençon se trouvaient jetés en guirlandes ; puis, c’était, à pleines mains, un ruissellement de toutes les dentelles, les marines, les valenciennes, les applications de Bruxelles, les points de Venise, comme une tombée de neige. À droite et à gauche, des pièces de drap dressaient des colonnes sombres, qui reculaient encore ce lointain de tabernacle. Et les confections étaient là, dans cette chapelle élevée au culte des grâces de la femme : occupant le centre, un article hors ligne, un manteau de velours, avec des garnitures de renard argenté ; d’un côté, une rotonde de soie, doublée de petit-gris ; de l’autre, un paletot de drap, brodé de plumes de coq ; enfin, des sorties de bal, en cachemire blanc, en matelassé blanc, garnies de cygne ou de chenille. Il y en avait pour tous les caprices, depuis les sorties de bal à vingt-neuf francs jusqu’au manteau de velours affiché dix-huit cents francs. La gorge ronde des mannequins gonflait l’étoffe, les hanches fortes exagéraient la finesse de la taille, la tête absente était remplacée par une grande étiquette, piquée avec une épingle dans le molleton rouge du col ; tandis que les glaces, aux deux côtés de la vitrine, par un jeu calculé, les reflétaient et les multipliaient sans fin, peuplaient la rue de ces belles femmes à vendre, et qui portaient des prix en gros chiffres, à la place des têtes. – Elles sont fameuses ! murmura Jean, qui ne trouva rien d’autre pour dire son émotion. Du coup, il était lui-même redevenu immobile, la bouche ouverte. Tout ce luxe de la femme le rendait rose de plaisir. Il avait la beauté d’une fille, une beauté qu’il semblait avoir volée à sa sœur, la peau éclatante, les cheveux roux et frisés, les lèvres et les yeux mouillés de tendresse. Près de lui, dans son étonnement, Denise paraissait plus mince encore, avec son visage long à la bouche trop grande, son teint fatigué déjà, sous sa chevelure pâle. Et Pépé, également blond, d’un blond d’enfance, se serrait davantage contre elle, comme pris d’un besoin inquiet de caresses, troublé et ravi par les belles dames de la vitrine. Ils étaient si singuliers et si charmants, sur le pavé, ces trois blonds vêtus pauvrement de noir, cette fille triste entre ce joli enfant et ce garçon superbe, que les passants se retournaient avec des sourires. Depuis un instant, un gros homme à cheveux blancs et à grande face jaune, debout sur le seuil d’une boutique, de l’autre côté de la rue, les regardait. Il était là, le sang aux yeux, la bouche contractée, mis hors de lui par les étalages du Bonheur des dames, lorsque la vue de la jeune fille et de ses frères avait achevé de l’exaspérer. Que faisaient-ils, ces trois nigauds, à bâiller ainsi devant des parades de charlatan ? – Et l’oncle ? fit remarquer brusquement Denise, comme éveillée en sursaut. – Nous sommes rue de la Michodière, dit Jean, il doit loger par ici. Ils levèrent la tête, se retournèrent. Alors, juste devant eux, au-dessus du gros homme, ils aperçurent une enseigne verte, dont les lettres jaunes déteignaient sous la pluie : Au Vieil Elbeuf, draps et flanelles, Baudu, successeur de Hauchecorne. La maison, enduite d’un ancien badigeon rouillé, toute plate au milieu des grands hôtels Louis XIV qui l’avoisinaient, n’avait que trois fenêtres de façade ; et ces fenêtres, carrées, sans persiennes, étaient simplement garnies d’une rampe de fer, deux barres en croix. Mais, dans cette nudité, ce qui frappa surtout Denise, dont les yeux restaient pleins des clairs étalages du Bonheur des dames, ce fut la boutique du rez-de- chaussée, écrasée de plafond, surmontée d’un entresol très bas, aux baies de prison, en demi
lune. Une boiserie, de la couleur de l’enseigne, d’un vert bouteille que le temps avait nuancé d’ocre et de bitume, ménageait, à droite et à gauche, deux vitrines profondes, noires, poussiéreuses, où l’on distinguait vaguement des pièces d’étoffe entassées. La porte, ouverte, semblait donner sur les ténèbres humides d’une cave. – C’est là, reprit Jean. – Eh bien ! il faut entrer, déclara Denise. Allons, viens, Pépé. Tous trois pourtant se troublaient, saisis de timidité. Lorsque leur père était mort, emporté par la même fièvre qui avait pris leur mère, un mois auparavant, l’oncle Baudu, dans l’émotion de ce double deuil, avait bien écrit à sa nièce qu’il y aurait toujours chez lui une place pour elle, le jour où elle voudrait tenter la fortune à Paris ; mais cette lettre remontait déjà à près d’une année, et la jeune fille se repentait maintenant d’avoir ainsi quitté Valognes, en un coup de tête, sans avertir son oncle. Celui-ci ne les connaissait point, n’ayant plus remis les pieds là-bas, depuis qu’il en était parti tout jeune, pour entrer comme petit commis chez le drapier Hauchecorne, dont il avait fini par épouser la fille. – Monsieur Baudu ? demanda Denise, en se décidant enfin à s’adresser au gros homme, qui les regardait toujours, surpris de leur allure. – C’est moi, répondit-il. Alors, Denise rougit fortement et balbutia : – Ah ! tant mieux !… Je suis Denise, et voici Jean, et voici Pépé… Vous voyez, nous sommes venus, mon oncle. Baudu parut frappé de stupéfaction. Ses gros yeux rouges vacillaient dans sa face jaune, ses paroles lentes s’embarrassaient. Il était évidemment à mille lieues de cette famille qui lui tombait sur les épaules. – Comment ! comment ! vous voilà ! répéta-t- il à plusieurs reprises. Mais vous étiez à Valognes !… Pourquoi n’êtes-vous pas à Valognes ? De sa voix douce, un peu tremblante, elle dut lui donner des explications. Après la mort de leur père, qui avait mangé jusqu’au dernier sou dans sa teinturerie, elle était restée la mère des deux enfants. Ce qu’elle gagnait chez Cornaille ne suffisait point à les nourrir tous les trois. Jean travaillait bien chez un ébéniste, un réparateur de meubles anciens ; mais il ne touchait pas un sou. Pourtant, il prenait goût aux vieilleries, il taillait des figures dans du bois ; même, un jour, ayant découvert un morceau d’ivoire, il s’était amusé à faire une tête, qu’un monsieur de passage avait vue ; et justement, c’était ce monsieur qui les avait décidés à quitter Valognes, en trouvant à Paris une place pour Jean, chez un ivoirier. – Vous comprenez, mon oncle, Jean entrera dès demain en apprentissage, chez son nouveau patron. On ne me demande pas d’argent, il sera logé et nourri… Alors, j’ai pensé que Pépé et moi, nous nous tirerions toujours d’affaire. Nous ne pouvons pas être plus malheureux qu’à Valognes. Ce qu’elle taisait, c’était l’escapade amoureuse de Jean, des lettres écrites à une fillette noble de la ville, des baisers échangés par- dessus un mur, tout un scandale qui l’avait déterminée au départ ; et elle accompagnait surtout son frère à Paris pour veiller sur lui, prise de terreurs maternelles, devant ce grand enfant si beau et si gai, que toutes les femmes adoraient. L’oncle Baudu ne pouvait se remettre. Il reprenait ses questions. Cependant, quand il l’eut ainsi entendue parler de ses frères, il la tutoya. – Ton père ne vous a donc rien laissé ? Moi, je croyais qu’il y avait encore quelques sous. Ah ! je lui ai assez conseillé, dans mes lettres, de ne pas prendre cette teinturerie ! Un brave cœur, mais pas deux liards de tête !… Et tu es restée avec ces gaillards sur les bras, tu as dû nourrir ce petit monde ! Sa face bilieuse s’était éclairée, il n’avait plus les yeux saignants dont il regardait le Bonheur des dames. Brusquement, il s’aperçut qu’il barrait la porte. – Allons, dit-il, entrez, puisque vous êtes venus… Entrez, ça vaudra mieux que de baguenauder devant des bêtises.
Et, après avoir adressé aux étalages d’en face une dernière moue de colère, il livra passage aux enfants, il pénétra le premier dans la boutique, en appelant sa femme et sa fille. – Élisabeth, Geneviève, arrivez donc, voici du monde pour vous ! Mais Denise et les petits eurent une hésitation devant les ténèbres de la boutique. Aveuglés par le plein jour de la rue, ils battaient des paupières comme au seuil d’un trou inconnu, tâtant le sol du pied, ayant la peur instinctive de quelque marche traîtresse. Et, rapprochés encore par cette crainte vague, se serrant davantage les uns contre les autres, le gamin, toujours dans les jupes de la jeune fille et le grand derrière, ils faisaient leur entrée avec une grâce souriante et inquiète. La clarté matinale découpait la noire silhouette de leurs vêtements de deuil, un jour oblique dorait leurs cheveux blonds. – Entrez, entrez, répétait Baudu. En quelques phrases brèves, il mettait au courant Mme Baudu et sa fille. La première était une petite femme mangée d’anémie, toute blanche, les cheveux blancs, les yeux blancs, les lèvres blanches. Geneviève, chez qui s’aggravait encore la dégénérescence de sa mère, avait la débilité et la décoloration d’une plante grandie à l’ombre. Pourtant, des cheveux noirs magnifiques, épais et lourds, poussés comme par miracle dans cette chair pauvre, lui donnaient un charme triste. – Entrez, dirent à leur tour les deux femmes. Vous êtes les bienvenus. Et elles firent asseoir Denise derrière un comptoir. Aussitôt, Pépé monta sur les genoux de sa sœur, tandis que Jean, adossé contre une boiserie, se tenait près d’elle. Ils se rassuraient, regardaient la boutique, où leurs yeux s’habituaient à l’obscurité. Maintenant, ils la voyaient, avec son plafond bas et enfumé, ses comptoirs de chêne polis par l’usage, ses casiers séculaires aux fortes ferrures. Des ballots de marchandises sombres montaient jusqu’aux solives. L’odeur des draps et des teintures, une odeur âpre de chimie, semblait décuplée par l’humidité du plancher. Au fond, deux commis et une demoiselle rangeaient des pièces de flanelle blanche. – Peut-être ce petit monsieur-là prendrait-il volontiers quelque chose ? dit Mme Baudu en souriant à Pépé. – Non, merci, répondit Denise. Nous avons bu une tasse de lait dans un café, devant la gare. Et, comme Geneviève regardait le léger paquet qu’elle avait posé par terre, elle ajouta : – J’ai laissé notre malle là-bas. Elle rougissait, elle comprenait qu’on ne tombait pas de la sorte chez le monde. Déjà, dans le wagon, dès que le train avait quitté Valognes, elle s’était sentie pleine de regret ; et voilà pourquoi, à l’arrivée, elle avait laissé la malle et fait déjeuner les enfants. – Voyons, dit tout d’un coup Baudu, causons peu et causons bien… Je t’ai écrit, c’est vrai, mais il y a un an ; et, vois-tu, ma pauvre fille, les affaires n’ont guère marché, depuis un an… Il s’arrêta, étranglé par une émotion qu’il ne voulait pas montrer. Mme Baudu et Geneviève, l’air résigné, avaient baissé les yeux. – Oh ! continua-t-il, c’est une crise qui passera, je suis bien tranquille… Seulement, j’ai diminué mon personnel, il n’y a plus ici que trois personnes, et le moment n’est guère venu d’en engager une quatrième. Enfin, je ne puis te prendre comme je te l’offrais, ma pauvre fille. Denise l’écoutait, saisie, toute pâle. Il insista, en ajoutant : – Ça ne vaudrait rien, ni pour toi, ni pour nous. – C’est bien, mon oncle, finit-elle par dire péniblement. Je tâcherai de m’en tirer tout de même. Les Baudu n’étaient pas de mauvaises gens. Mais ils se plaignaient de n’avoir jamais eu de chance. Au temps où leur commerce marchait, ils avaient dû élever cinq garçons, dont trois étaient morts à vingt ans ; le quatrième avait mal tourné, le cinquième venait de partir pour le Mexique, comme capitaine. Il ne leur restait que Geneviève. Cette famille avait coûté gros,
et Baudu s’était achevé, en achetant à Rambouillet, le pays du père de sa femme, une grande baraque de maison. Aussi toute une aigreur grandissait- elle, dans sa loyauté maniaque de vieux commerçant. – On prévient, reprit-il en se fâchant peu à peu de sa propre dureté. Tu pouvais m’écrire, je t’aurais répondu de rester là-bas… Quand j’ai appris la mort de ton père, parbleu ! je t’ai dit ce qu’on dit d’habitude. Mais tu tombes là, sans crier gare… C’est très embarrassant. Il haussait la voix, il se soulageait. Sa femme et sa fille restaient les regards à terre, en personnes soumises qui ne se permettaient jamais d’intervenir. Cependant, tandis que Jean blêmissait, Denise avait serré contre sa poitrine Pépé terrifié. Elle laissa tomber deux grosses larmes. – C’est bien, mon oncle, répéta-t-elle. Nous allons nous en aller. Du coup, il se contint. Un silence embarrassé régna. Puis, il reprit d’un ton bourru : – Je ne vous mets pas à la porte… Puisque vous êtes entrés maintenant, vous coucherez toujours en haut, ce soir. Nous verrons après. Alors, Mme Baudu et Geneviève comprirent, sur un regard, qu’elles pouvaient arranger les choses. Tout fut réglé. Il n’y avait point à s’occuper de Jean. Quant à Pépé, il serait à merveille chez Mme Gras, une vieille dame qui habitait un grand rez-de-chaussée, rue des Orties, où elle prenait en pension complète des enfants jeunes, moyennant quarante francs par mois. Denise déclara qu’elle avait de quoi payer le premier mois. Il ne restait donc qu’à la placer elle-même. On lui trouverait bien une place dans le quartier. – Est-ce que Vinçard ne demandait pas une vendeuse ? dit Geneviève. – Tiens ! c’est vrai ! cria Baudu. Nous irons le voir après déjeuner. Il faut battre le fer pendant qu’il est chaud. Pas un client n’était venu déranger cette explication de famille. La boutique restait noire et vide. Au fond, les deux commis et la demoiselle continuaient leur besogne avec des paroles chuchotées et sifflantes. Pourtant, trois dames se présentèrent, Denise resta seule un instant. Elle baisa Pépé, le cœur gros, à l’idée de leur prochaine séparation. L’enfant, câlin comme un petit chat, cachait sa tête, sans prononcer une parole. Quand Mme Baudu et Geneviève revinrent, elles le trouvèrent bien sage, et Denise assura qu’il ne faisait jamais plus de bruit : il restait muet des journées entières, vivant de caresses. Alors, jusqu’au déjeuner, toutes trois parlèrent des enfants, du ménage, de la vie à Paris et en province, par phrases courtes et vagues, en parentes un peu embarrassées de ne pas se connaître. Jean était allé sur le seuil de la boutique et n’en bougeait plus, intéressé par la vie des trottoirs, souriant aux jolies filles qui passaient. À dix heures, une bonne parut. D’ordinaire, la table était servie pour Baudu, Geneviève et le premier commis. Il y avait une seconde table à onze heures pour Mme Baudu, l’autre commis et la demoiselle. – À la soupe ! cria le drapier, en se tournant vers sa nièce. Et, comme tous étaient assis déjà dans l’étroite salle à manger, derrière la boutique, il appela le premier commis qui s’attardait. – Colomban ! Le jeune homme s’excusa, ayant voulu finir de ranger les flanelles. C’était un gros garçon de vingt-cinq ans, lourd et madré. Sa face honnête, à la grande bouche molle, avait des yeux de ruse. – Que diable ! il y a temps pour tout, disait Baudu, qui, installé carrément, découpait un morceau de veau froid, avec une prudence et une adresse de patron, pesant les minces parts du coup d’œil, à un gramme près. Il servit tout le monde, coupa même le pain. Denise avait pris Pépé auprès d’elle, pour le faire manger proprement. Mais la salle obscure l’inquiétait ; elle la regardait, elle se sentait le cœur serré, elle qui était habituée aux larges pièces, nues et claires, de sa province. Une seule fenêtre ouvrait sur une petite cour intérieure,
communiquant avec la rue par l’allée noire de la maison ; et cette cour, trempée, empestée, était comme un fond de puits, où tombait un rond de clarté louche. Les jours d’hiver, on devait allumer le gaz du matin au soir. Lorsque le temps permettait de ne pas allumer, c’était plus triste encore. Il fallut un instant à Denise, pour accoutumer ses yeux et distinguer suffisamment les morceaux sur son assiette. – Voilà un gaillard qui a bon appétit, déclara Baudu en constatant que Jean avait achevé son veau. S’il travaille autant qu’il mange, ça fera un rude homme… Mais, toi, ma fille, tu ne manges pas ?… Et dis-moi, maintenant qu’on peut causer, pourquoi ne t’es-tu pas mariée, à Valognes ? Denise lâcha son verre qu’elle portait à sa bouche. – Oh ! mon oncle, me marier ! vous n’y pensez pas !… Et les petits ? Elle finit par rire, tant l’idée lui semblait baroque. D’ailleurs, est-ce qu’un homme aurait voulu d’elle, sans un sou, pas plus grosse qu’une mauviette, et pas belle encore ? Non, non, jamais elle ne se marierait, elle avait assez de deux enfants. – Tu as tort, répétait l’oncle, une femme a toujours besoin d’un homme. Si tu avais trouvé un brave garçon, vous ne seriez pas tombés sur le pavé de Paris, toi et tes frères, comme des bohémiens. Il s’interrompit, pour partager de nouveau, avec une parcimonie pleine de justice, un plat de pommes de terre au lard, que la bonne apportait. Puis, désignant de la cuiller Geneviève et Colomban : – Tiens ! reprit-il, ces deux-là seront mariés au printemps, si la saison d’hiver est bonne. C’était l’habitude patriarcale de la maison. Le fondateur, Aristide Finet, avait donné sa fille Désirée à son premier commis Hauchecorne ; lui, Baudu, débarqué rue de la Michodière avec sept francs dans sa poche, avait épousé la fille du père Hauchecorne, Élisabeth ; et il entendait à son tour céder sa fille Geneviève et la maison à Colomban, dès que les affaires reprendraient. S’il retardait ainsi un mariage décidé depuis trois ans, c’était par un scrupule, un entêtement de probité : il avait reçu la maison prospère, il ne voulait point la passer aux mains d’un gendre, avec une clientèle moindre et des opérations douteuses. Baudu continua, présenta Colomban qui était de Rambouillet, comme le père de Mme Baudu ; même il existait entre eux un cousinage éloigné. Un gros travailleur, qui, depuis dix années, trimait dans la boutique, et qui avait gagné ses grades rondement ! D’ailleurs, il n’était pas le premier venu, il avait pour père ce noceur de Colomban, un vétérinaire connu de tout Seine-et- Oise, un artiste dans sa partie, mais tellement porté sur sa bouche, qu’il mangeait tout. – Dieu merci ! dit le drapier pour conclure, si le père boit et court la gueuse, le fils a su apprendre ici le prix de l’argent. Pendant qu’il parlait, Denise examinait Colomban et Geneviève. Ils étaient à table l’un près de l’autre ; mais ils y restaient bien tranquilles, sans une rougeur, sans un sourire. Depuis le jour de son entrée, le jeune homme comptait sur ce mariage. Il avait passé par les différentes étapes, petit commis, vendeur appointé, admis enfin aux confidences et aux plaisirs de la famille, le tout patiemment, menant une vie d’horloge, regardant Geneviève comme une affaire excellente et honnête. La certitude de l’avoir l’empêchait de la désirer. Et la jeune fille, elle aussi, s’était accoutumée à l’aimer, mais avec la gravité de sa nature contenue, et d’une passion profonde qu’elle ignorait elle-même, dans son existence plate et réglée de tous les jours. – Quand on se plaît et qu’on le peut, crut devoir dire Denise en souriant, pour se montrer aimable. – Oui, on finit toujours par là, déclara Colomban, qui n’avait pas encore lâché une parole, mâchant avec lenteur. Geneviève, après avoir jeté sur lui un long regard, dit à son tour : – Il faut s’entendre, ensuite, ça va tout seul.
Leurs tendresses avaient poussé dans ce rez- de-chaussée du vieux Paris. C’était comme une fleur de cave. Depuis dix ans, elle ne connaissait que lui, vivait les journées à son côté, derrière les mêmes piles de drap, au fond des ténèbres de la boutique ; et, matin et soir, tous deux se retrouvaient coude à coude, dans l’étroite salle à manger, d’une fraîcheur de puits. Ils n’auraient pas été plus cachés, plus perdus, en pleine campagne, sous des feuillages. Seul un doute, une crainte jalouse devait faire découvrir à la jeune fille qu’elle s’était donnée à jamais, au milieu de cette ombre complice, par vide de cœur et ennui de tête. Cependant, Denise avait cru remarquer une inquiétude naissante, dans le regard jeté par Geneviève sur Colomban. Aussi répondit-elle, d’un air d’obligeance : – Bah ! quand on s’aime, on s’entend toujours. Mais Baudu surveillait la table avec autorité. Il avait distribué des languettes de brie, et pour fêter ses parents, il demanda un second dessert, un pot de confiture de groseilles, largesse qui parut surprendre Colomban. Pépé, jusque-là très sage, se conduisit mal devant les confitures. Jean, pris d’intérêt pendant la conversation sur le mariage, dévisageait la cousine Geneviève, qu’il trouvait trop molle, trop pâle, et qu’il comparait au fond de lui à un petit lapin blanc, avec des oreilles noires et des yeux rouges. – Assez causé, et place aux autres ! conclut le drapier, en donnant le signal de se lever de table. Ce n’est pas une raison, quand on se permet un extra, pour abuser de tout. Mme Baudu, l’autre commis et la demoiselle, vinrent s’attabler à leur tour. Denise, de nouveau, resta seule, assise près de la porte, en attendant que son oncle pût la conduire chez Vinçard. Pépé jouait à ses pieds, Jean avait repris son poste d’observation, sur le seuil. Et, pendant près d’une heure, elle s’intéressa aux choses qui se passaient autour d’elle. De loin en loin, entraient des clientes : une dame parut, puis deux autres. La boutique gardait son odeur de vieux, son demi- jour, où tout l’ancien commerce, bonhomme et simple, semblait pleurer d’abandon. Mais, de l’autre côté de la rue, ce qui la passionnait, c’était le Bonheur des dames, dont elle apercevait les vitrines, par la porte ouverte. Le ciel demeurait voilé, une douceur de pluie attiédissait l’air, malgré la saison ; et, dans ce jour blanc, où il y avait comme une poussière diffuse de soleil, le grand magasin s’animait, en pleine vente. Alors, Denise eut la sensation d’une machine, fonctionnant à haute pression, et dont le branle aurait gagné jusqu’aux étalages. Ce n’étaient plus les vitrines froides de la matinée ; maintenant, elles paraissaient comme chauffées et vibrantes de la trépidation intérieure. Du monde les regardait, des femmes arrêtées s’écrasaient devant les glaces, toute une foule brutale de convoitise. Et les étoffes vivaient, dans cette passion du trottoir : les dentelles avaient un frisson, retombaient et cachaient les profondeurs du magasin, d’un air troublant de mystère ; les pièces de drap elles-mêmes, épaisses et carrées, respiraient, soufflaient une haleine tentatrice ; tandis que les paletots se cambraient davantage sur les mannequins qui prenaient une âme, et que le grand manteau de velours se gonflait, souple et tiède, comme sur des épaules de chair, avec les battements de la gorge et le frémissement des reins. Mais la chaleur d’usine dont la maison flambait, venait surtout de la vente, de la bousculade des comptoirs, qu’on sentait derrière les murs. Il y avait là le ronflement continu de la machine à l’œuvre, un enfournement de clientes, entassées devant les rayons, étourdies sous les marchandises, puis jetées à la caisse. Et cela réglé, organisé avec une rigueur mécanique, tout un peuple de femmes passant dans la force et la logique des engrenages. Denise, depuis le matin, subissait la tentation. Ce magasin, si vaste pour elle, où elle voyait entrer en une heure plus de monde qu’il n’en venait chez Cornaille en six mois, l’étourdissait et l’attirait ; et il y avait, dans son désir d’y pénétrer, une peur vague qui achevait de la séduire. En même temps, la boutique de son oncle lui causait un sentiment de malaise. C’était un dédain irraisonné, une répugnance instinctive pour ce trou glacial de l’ancien commerce. Toutes ses sensations, son entrée inquiète, l’accueil aigri de ses parents, le déjeuner triste sous un jour de cachot, son attente au milieu de la solitude ensommeillée de cette vieille maison agonisante, se résumaient en une sourde protestation, en une passion de la vie et de la lumière. Et, malgré