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I.R.R.E.E.L.

I.R.R.E.E.L.

13-15 ans - 132 pages, 63086 mots | 7 heures 33 minutes de lecture | © Éditions du Jasmin, 2022, pour la 1ère édition - tous droits réservés


I.R.R.E.E.L.

13-15 ans - 7 heures 33 minutes

I.R.R.E.E.L.

Dans l’univers des livres, il existe une organisation secrète qui veille à ce que les histoires se déroulent comme elles ont été écrites. Elle a pour nom l’IRREEL : l’Institution de Régulation Romanesque des Êtres et Énergies des Livres.


Laura, jeune écrivain de science-fiction, découvre son existence lorsqu’elle bascule par hasard dans l’univers qu’elle a créé. Recrutée par l’IRREEL, elle en découvre les missions et les secrets. Ses agents, des personnages secondaires de la littérature, ont le pouvoir de voyager d’un livre à l’autre : ils sont là pour lutter contre les anomalies qui perturbent les récits. En plus des modifications accidentelles, des personnages rebelles, menés par le célèbre Arsène Lupin, semblent décidés à semer le désordre.


Laura se retrouve au cœur d’une conspiration qui pourrait bien mettre en danger les milliers d’histoires qui ont traversé les âges...

"I.R.R.E.E.L." vous est proposé à la lecture version illustrée, ou à écouter en version audio racontée par des conteurs et conteuses. En bonus, grâce à notre module de lecture, nous vous proposons pour cette histoire comme pour l’ensemble des contes et histoires une aide à la lecture ainsi que des outils pour une version adaptée aux enfants dyslexiques.
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Extrait du livre I.R.R.E.E.L.

I.R.R.E.E.L. de Claire Hoffer aux éditions du Jasmin


I.R.R.E.E.L.
1. Laura a six ans, peut-être sept. C’est une belle journée de printemps. Elle est assise sur la balançoire, dans le jardin, et ses pieds pendent à dix centimètres du sol. C’est pratique, parce qu’elle a l’impression de voler, même quand elle est à l’arrêt, mais elle espère quand même qu’un jour, elle sera assez grande pour pouvoir toucher terre. Quelque part, un oiseau chante et le jardin sent l’herbe fraîchement tondue. Laura est très fière parce qu’on lui a offert son premier roman, un beau livre tout neuf à la couverture bleue. Sur le devant est dessinée une petite fille un peu vieillotte avec une robe pastel et un nœud dans les cheveux. — Ce n’est pas un peu difficile pour elle ? s’inquiète quelqu’un sur la terrasse, sa mère, ou peut-être sa tante. Laura n’écoute pas la réponse parce qu’elle a déjà commencé à lire. Il n’y a pas d’images, juste des mots bien alignés, mais Laura s’en fiche. Les livres illustrés, c’est pour les bébés. Le roman raconte l’histoire d’une petite fille qui s’appelle Alice et qui court après un lapin qui est en retard. C’est bizarre, pense Laura. Un lapin, ça n’a pas de montre !
Elle pense au lapin nain de sa copine Noémie qui est noir à taches blanches et qui vit dans une cage avec du foin. Même quand elles le sortent dans l’appartement, il avance tout doucement sur la moquette. Elle ne l’imagine pas vraiment en train de courir où que ce soit. Elle décide de continuer à lire. Peut-être que les livres pour les grands, c’est toujours aussi bizarre ? Ensuite, le lapin entre dans un terrier et Alice le suit. — Maman, c’est grand comment, un terrier de lapin? s’inquiète Laura. Elle fait comment pour rentrer dedans, Alice ? Elle, elle aurait eu trop peur de rester coincée. Sa mère ne répond pas. Soit elle n’a pas entendu la question, soit elle n’y a pas prêté attention. Peu importe. Laura n’a pas envie de se lever de sa balançoire, alors elle continue à lire en imaginant que le terrier n’est pas si petit que ça. Alice avance dans le tunnel, mais le lapin a disparu. Laura n’aime pas trop quand il fait noir et qu’elle est toute seule. À la place d’Alice, elle serait ressortie en courant depuis longtemps. Mais elle veut savoir ce qui se passe ensuite, alors elle continue à avancer. Tout à coup, le sol se dérobe et elle tombe dans le vide. Laura crie, terrorisée, et elle veut se rattraper aux cordes de la balançoire, mais il n’y a plus rien autour d’elle, seulement le vide et de la terre parsemée de petits cailloux qui sont retenus par des racines trop petites pour qu’elle s’y raccroche. Même Alice a disparu. Laura veut se réveiller, sortir de cette chute sans fin, mais elle ne sait pas comment faire. Elle tend la main devant elle, mais elle ne réussit qu’à arracher une motte de terre qui lui érafle le bras avant de se mettre à tomber à la même vitesse qu’elle. Si je continue à tomber, je vais arriver au centre de la Terre ! se dit-elle avec effroi. La respiration de la petite fille se calme un peu au fur et à mesure que sa chute ralentit. Laura aperçoit, au-dessous d’elle, un ruban bleu noué dans des cheveux blonds. C’est Alice qui tombe, elle aussi, sans paraître s’inquiéter vraiment. Soit elle est très courageuse, soit elle est complètement inconsciente, pense Laura. Une grosse horloge arrive au-dessus de la petite fille et la dépasse, avant d’arriver au niveau d’Alice puis de se fondre dans le noir. — Hé, attention ! lance Laura, par réflexe, à l’intention de celui qui serait assez fou pour lancer des horloges dans le terrier sans fond d’un lapin. Alice l’a entendue. Elle lève la tête et déclare : — C’est étrange, bien sûr, mais comme tout ici est étrange, ça ne sert à rien de s’inquiéter. Laura n’est pas vraiment convaincue. À présent, elle tombe tellement lentement qu’elle a l’impression de flotter. Il y a de la lumière, en bas du tunnel. La petite fille pressent qu’elle va arriver quelque part. — À plus tard! crie joyeusement Alice avant de disparaître dans un rayon blanc. Laura atterrit par terre, sur du carrelage noir et blanc. Elle est seule. Elle se trouve dans une grande pièce qui ressemble à une salle à manger, avec une table et des chaises, sauf qu’il y a un trou dans le plafond et plein de portes sur chaque mur. Laura se demande où peuvent bien mener des portes aussi bas sous terre, mais elle s’en fiche, elle veut sortir de là. Elle se lève et
se précipite vers l’une des portes, mais celle-ci est fermée à clé. La deuxième l’est aussi. La troisième s’ouvre brutalement dès que Laura a posé la main sur la poignée. La petite fille perd l’équilibre et tombe par terre, de l’autre côté du seuil. Le ciel est bleu, le soleil brille, et Laura est affalée à quatre pattes sur du gazon fraîchement tondu. Éblouie, elle cligne des yeux. — Laura ! Mais qu’est-ce que tu fais par terre ? s’exclame une voix au-dessus d’elle. La petite fille se relève. Derrière elle, la balançoire du jardin se balance encore doucement. Le roman à la couverture bleue est aussi tombé, et Alice sur l’image est tachée d’herbe et de terre. — Mais fais attention, voyons! Comment as-tu fait pour tomber de la balançoire ? interroge sa tante, ou peut-être sa mère. Laura n’en a aucune idée. 2. Un éclair fusa. La navette fit une embardée pour éviter les astéroïdes qui se trouvaient juste devant elle avant de sestabiliser. Dans le poste de pilotage, le commandant Naoh gardait les yeux rivés sur les écrans de contrôle. Tous les indicateurs s’affolaient. — C’est impossible ! hurla Naoh pour couvrir le vacarme. Une simple tempête de météorites ne crée pas des perturbations pareilles! À cet instant précis, la sirène d’alerte générale se déclencha. — Les moteurs en marche arrière, puissance maximale ! ordonna Naoh. — Échec de la manœuvre, commandes déconnectées, lança en retour la voix métallique du pilote automatique. Le commandant réfléchissait à toute vitesse. Sa navette semblait prise à la fois dans un orage magnétique et dans un champ de force très puissant. Or dans cette zone astrographique, les deux événements étaient impossibles l’un et l’autre, en théorie… — Passage en pilotage visuel! lança-t-il
Sur tous les écrans de contrôle, le paysage extérieur remplaça les radars et les graphiques. La vision directe des forces que le vaisseau affrontait était plus importante, pour une fois, que les indications de navigation. Tous les membres de l’équipage restèrent muets. Devant eux se profilait la masse énorme d’un trou noir. — Pfff… et après ? Laura Keller laissa rouler son stylo sur son bureau le long de sa page à moitié blanche. Elle le rattrapa juste avant qu’il en atteigne le bord et s’écrase sur le parquet. Il était onze heures du matin et elle n’avait pas avancé d’un iota depuis au moins trois jours. Le capuchon était fermé : la jeune femme se contentait de relire ce qu’elle avait déjà écrit, sans parvenir à poursuivre. Les gribouillis dont elle agrémentait les marges ne comptaient pas, bien sûr. À peine posé sur sa feuille, son stylo se remit à rouler vers l’extrémité de la table, mais cette fois, Laura ne put le saisir à temps : elle lança une série de gros mots quand il atterrit par terre. — J’en ai marre ! Espèce de stupide bout de plastique à la noix! Laura avait parfaitement conscience, à vingt-trois ans, que parler toute seule ou enguirlander un stylo n’étaient pas des manifestations exemplaires de maturité, mais dans l’immédiat, elle s’en fichait. Elle ramassa son stylo, retint en passant ses lunettes qui glissaient de son nez et gribouilla rageusement au dos de sa feuille. Elle en prendrait une autre pour la suite. Dix minutes encore étaient passées et elle était toujours bloquée devant ce fichu trou noir. La jeune femme envisagea d’appeler son éditeur pour discuter de son projet avec lui, mais elle renonça très vite à cette idée. Elle imaginait d’avance sa réaction : « Mademoiselle Keller (il l’appelait toujours par son nom de famille quand il était agacé), je vous rappelle que Les Étoiles de Keisha est censé être une trilogie. Quand le tome 1 est paru, vous m’avez certifié avoir déjà commencé à rédiger le tome 2, en précisant qu’il serait achevé “au plus tard dans trois mois”. Vous vous êtes engagée contractuellement en ce sens. Mon rôle n’est pas d’écrire ce livre à votre place, il est de vous rappeler les délais, et en l’occurrence, vous avez près d’un mois de retard… » Laura soupira. Elle alluma son ordinateur dans le but de faire des recherches sur les trous noirs, tomba sur le site officiel des Adorateurs de la Comète de Halley, lança une partie de démineur en ligne, ouvrit le fichier texte dans lequel elle tapait son roman pour avoir l’impression d’avancer, mais constata qu’elle avait déjà retranscrit tout ce qu’elle avait écrit. Elle essaya d’avancer directement sur son traitement de texte, sans plus de succès. Elle reprit ses recherches, trouva des sites sans doute sérieux mais complètement abscons, regretta d’avoir abandonné la physique après le bac, gagna trois parties de ping-pong virtuel et ignora soigneusement sa boîte mail que son éditeur avait sûrement saturée de courriels incendiaires. Quand la jeune femme émergea, elle avait explosé son score sur jeuxgratuitsenligne.fr et il était près de deux heures de l’après-midi. — Espèce de geekette ! lança-t-elle à son reflet sur l’écran, qui apparaissait à mesure que le soleil tournait.
À la publication de son premier roman, elle avait pris une année sabbatique. Elle avait mis en suspens sa carrière à l’accueil d’une agence bancaire pour se consacrer à l’écriture. Cela incluait l’avancement de son deuxième tome à proprement parler, mais aussi les activités de promotion de son livre : Laura avait participé à une douzaine de salons du livre, rencontré des classes et des clubs de lecture, donné quelques interviews dans la presse régionale. Mine de rien, tout ça représentait presque un métier à plein temps. C’était plus intéressant que de passer ses journées à saisir des chiffres dans des tableurs et à accueillir des clients. Mais en termes de temps passé en diverses activités inutiles, le bilan n’était pas forcément optimal. Laura se leva, traversa son petit appartement en direction du coin-cuisine et mit de l’eau à chauffer. Ce n’était pas demain la veille qu’elle allait vraiment vivre de sa plume. Devant eux se profilait la masse énorme d’un trou noir. Tandis que ses pâtes cuisaient, elle contempla par la fenêtre le ciel bleu qui semblait la narguer. Comment écrire un chapitre sur un trou noir avec un soleil radieux en arrière-plan ? Devant eux se profilait la masse énorme d’un trou noir... Le vaisseau fit un looping et s’élança à l’intérieur, vers l’inconnu ? Nul. On n’était pas dans un roman-feuilleton à deux sous… Le vaisseau explosa en vol, projetant tout l’équipage dans l’espace. Pas mieux. Ce stupide vaisseau était son seul point de repère, elle ne pouvait pas écrire un truc aussi invraisemblable, sous peine de devoir trouver une solution pour que les personnages survivent, se rassemblent et continuent leur quête. Ce qui serait acrobatique. Lorsque la jeune femme égoutta ses pâtes, quelques-unes glissèrent dans la bonde de l’évier. Elle ne put s’empêcher d’y voir la métaphore de son vaisseau spatial ballotté par des forces qui le dépassaient. Elle entendit presque son personnage, le commandant Naoh, émettre un petit rire derrière elle. — Ouais, bon, ça va ! grogna-t-elle entre ses dents tout en terminant de se débattre avec la casserole. En plus de parler toute seule, Laura avait la fâcheuse habitude de discuter à voix haute avec ses personnages, ce qui ne valait pas forcément mieux. Heureusement, elle vivait seule, et ses voisins étaient trop sourds pour se poser des questions. Ou l’immeuble trop bien insonorisé, peut-être. Devant eux se profilait la masse énorme d’un trou noir... — Naoh, tu ne voudrais pas m’aider, par hasard? C’est ta vie que j’écris, que je sache ! — Débrouille-toi un peu! répliqua le commandant dans sa tête. Tout ce qui m’importe, c’est de ne pas finir désintégré dans ce stupide trou noir! Et si tu barrais tout le paragraphe, pour en revenir à notre escale tranquille sur le troisième satellite de la planète X-26? — Pas question! Tu es le héros d’un roman d’aventures, pas d’un film documentaire ! Si tu passes ton temps à faire du tourisme, les lecteurs vont mourir d’ennui! — Personnellement, j’aimerais bien ne pas mourir tout court, fit valoir Naoh. Laura termina de manger ses pâtes en silence. Son regard vagabonda sur son bureau, puis sur sa bibliothèque. Des brouillons, des feuilles blanches, quelques classeurs de cours
du temps où elle était étudiante – dans le civil, Laura avait une licence d’économie-gestion –, et surtout des livres, un dictionnaire et une montagne de romans. Un livre assez petit, à la couverture bleu électrique, attira son attention : c’était le premier tome des Étoiles de Keisha. Comme pour retrouver l’élan qui l’avait poussée à écrire et l’inspiration qui lui manquait à présent, la jeune femme le saisit avec délicatesse et commença à le feuilleter. — Vous êtes viré ! hurla la présidente de la compagnie spatiale Interspace, la plus grosse compagnie de transport intergalactique à des années-lumière à la ronde. Son visage violacé faisait ressortir le vert hideux de sa combinaison, mais le commandant Naoh, assis en face de lui, n’était pas d’humeur à se préoccuper de ce genre de détail. En temps normal, le commandant était grand, plutôt bel homme, et son uniforme gris de la compagnie était impeccable. Dans l’immédiat, tassé sur son siège, il paraissait surtout fatigué. Un accroc à sa manche faisait tache dans sa tenue. Il se trouvait dans une situation critique : la présidente en personne l’avait convoqué pour le renvoyer. Bien sûr, quand il avait foncé dans le vaisseau diplomatique terrien, il s’attendait à quelques ennuis – même s’il était dans son bon droit, la priorité à droite aux abords de l’astroport était censée exister même pour ces tas de clous sur orbite – mais il ne pensait pas que l’affaire le mènerait si loin. — Hum… Madame la présidente, quand vous dites « viré », vous voulez dire rétrogradé, ou bien seulement une petite mise à pied? — Non, viré ! Je veux dire par là que vous avez une demi-heure pour rassembler vos affaires, confier votre vaisseau, ou ce qu’il en reste, à votre ex-second et quitter définitivement la portion de cette station spatiale qui appartient à Interspace. C’est clair ? Laura sourit. Même avec le recul, elle était assez fière de son début. Naoh, au lieu d’obéir, s’enfuyait avec son vaisseau, recrutait un équipage de mercenaires dans des stations orbitales et des planètes plus ou moins mal famées et il partait à la recherche de la galaxie perdue de Keisha. Évidemment, la milice d’Interspace le poursuivait sans réussir à le rattraper, et il affrontait avec son équipage des obstacles de toutes sortes. Le livre se terminait sur la première étape de la réussite de leur quête : l’achat d’un module de pilotage automatique, le seul moyen de traverser les champs d’astéroïdes de la planète Zorg. La jeune écrivain tourna une série de pages et reprit sa lecture au milieu du roman. Elle avait l’impression bizarre de redécouvrir un texte qu’elle avait su par cœur mais qu’elle avait oublié, comme une écolière appliquée qui apprend sa récitation une semaine en avance et qui la révise le matin de son examen. Le commandant Naoh tournait au coin du second couloir latéral de la base de l’astroport quand il percuta de plein fouet une fillette d’une dizaine d’années. — Désolé, petite, fit-il en l’aidant à se relever. — Je refuse de me faire traiter de « petite » par celui qui a percuté le vaisseau de l’ambassadeur terrien à la constellation Epsilon, riposta celle-ci. Le commandant la dévisagea, interloqué de rencontrer quelqu’un qui avait entendu parler de cette histoire à cet endroit reculé de l’univers. La fille était blonde. Ses cheveux étaient très courts, et ses yeux, noirs et brillants, avaient la couleur de l’oreillette-
casque qu’elle portait à l’oreille droite. Elle avait un air à la fois très enfantin et très sérieux, et surtout, elle était vêtue d’une combinaison grise ornée d’un logo représentant deux carrés bleus entrecroisés. La même que celle qu’il avait abandonnée quelques mois plus tôt. L’uniforme de la compagnie spatiale Interspace. — Tu… euh… il y a un vaisseau Interspace sur cette station ? s’étonna le commandant Naoh. — À part le vôtre, non. J’ai terminé mon contrat. — Comment t’appelles-tu? Et tu n’es pas un peu jeune pour… — Je m’appelle Aé 123B et je suis pilote de vaisseaux, catégories A à C. Je vous signale que dans l’axe de gravité d’Alpha du Centaure, le travail est autorisé à partir de dix ans. Ça tombe bien, c’est de là que je viens et j’ai dix ans et demi. Le commandant réfléchissait tout en écoutant Aé. — Je cherche un pilote, finit-il par lancer. Si mes antécédents judiciaires ne te posent pas de problème, je t’engage. Laura avait créé Aé parce qu’elle avait besoin d’un pilote efficace et pas trop encombrant, le temps que Naoh réunisse l’argent pour acheter son module de pilotage automatique. Aé était juste assez agaçante pour être drôle, juste assez attachante pour que les lecteurs l’aiment bien, et juste assez secondaire pour qu’elle puisse s’en débarrasser sans trop de difficulté et sans voler la vedette au héros. D’ailleurs, Aé quittait le vaisseau vers la fin du livre, lors d’une escale sur la planète Essa. Le commandant Naoh la suivait des yeux jusqu’à ce qu’elle quitte le couloir principal de la base. C’était quand, déjà ? Ah oui, page 227… Aé suivit Naoh jusqu’au sas de sortie du vaisseau. — Commandant, je… — Tu vas partir, je sais. La petite fille hocha la tête. — Tiens, reprit Naoh en lui tendant une carte gris métallisé. J’ai préparé ta paye. Au revoir, petite. — Au revoir! répondit Aé avant de s’engager sur la passerelle, puis sur le sol de l’astroport. Et n’oubliez pas : je ne suis pas petite, et vous, vous êtes un danger volant! Le commandant vit son ancienne pilote se retourner une dernière fois vers le gros vaisseau. Il la suivit des yeux tandis qu’elle avançait, son sac sur le dos et son oreillette-casque à l’oreille, le long du couloir principal de la base coloniale de la planète Essa. Bon débarras, pensa-t-il. C’était la dernière apparition d’Aé. Naoh achetait son pilote automatique avec ordinateur intégré, beaucoup plus fiable et beaucoup plus rapide. Et, accessoirement, moins caractériel. La scène d’adieu était émouvante juste comme il fallait, et la touche d’humour bien dosé apportée par ce personnage laissait place à une intensification de l’action. Honnêtement, Laura avait presque oublié la petite fille jusqu’à présent. Elle avait servi à la toile de fond du tome 1, elle s’était fondue dans le décor, point. Mais à présent, étrangement, Laura avait envie de savoir ce qu’elle était devenue. Comme souvent lorsqu’elle imaginait la suite d’une histoire, la jeune femme ferma les yeux et visualisa la scène : le quai vertical auquel les vaisseaux étaient amarrés, la foule, les bruits étouffés dans les tunnels et les couloirs d’une base sur une planète hostile, quelques extraterrestres en combinaison blanche
Elle connaissait déjà cette scène pour l’avoir écrite et décrite. Toutefois, au lieu de rester près du vaisseau avec le commandant Naoh, son héros, qui incarnait son point de vue habituel, elle s’imagina suivre la jeune pilote dans le dédale des galeries. Voyons, où une gamine de onze ans particulièrement impertinente pouvait-elle aller sur une planète où elle ne connaissait personne ? D’abord acheter de la nourriture dans les galeries marchandes de la base, puis chercher à s’embarquer sur un vaisseau à l’astroport. Laura n’imaginait pas du tout son personnage rester paisiblement sur la terre ferme. Aé se dirigea vers le sas d’entrée vers les boutiques. La jeune femme s’apprêtait à la suivre quand quelque chose troubla sa vision de la scène. Une femme assez âgée vêtue d’une simple tunique blanche se tenait immobile dans le couloir, les bras croisés, à quelques mètres d’elles. Et elle gardait les yeux fixés sur la jeune pilote. Elle semblait un peu floue, comme un PNJ basse définition dans un jeu vidéo. Laura cligna des yeux pour effacer cette vision persistante et incongrue. Pendant un bref instant, elle vit son appartement, son bureau toujours plein de feuilles volantes, son ordinateur qui s’était mis en veille, et sur l’évier, la vaisselle pas encore lavée. Quand elle referma les yeux pour en revenir à son monde imaginaire, la femme était toujours là. Aé était entrée dans le sas. Laura ressentait un étrange malaise, une sensation désagréable dont elle n’arrivait pas à déterminer la cause. Pourtant, rien n’avait changé : les murs de la base étaient toujours les mêmes, blancs ou métalliques, il y avait toujours des gens en combinaison spatiale qui marchaient dans le grand couloir d’un air pressé, et la femme étrange n’avait pas bougé d’un cil. Celle-ci intriguait la jeune écrivain : la présence d’une femme en tunique d’allure vaguement romaine et sandales de cuir assorties, dans une base spatiale, était complètement anachronique, et surtout, ce n’était pas Laura qui l’avait imaginée. Et cela, c’était… anormal. — Hé, oh, vous ne pourriez pas traîner ailleurs qu’au milieu du passage ? Laura sursauta et se retourna vers l’homme qui venait de l’interpeller, un voyageur en combinaison bleue. Elle se décala, par réflexe, vers la paroi de la galerie pour libérer le chemin en balbutiant des excuses, mais le voyageur s’était déjà éloigné. Mince, qu’est-ce qui se passe? Depuis quand les personnages de son imaginaire se mettaientils à lui faire des reproches sur sa présence ? Machinalement, la jeune femme cligna des yeux. Elle était sans doute en train de s’endormir sur son bureau, et elle ne voulait pas se réveiller une heure plus tard, encore plus fatiguée qu’avant et avec la marque de son clavier ou de son stylo imprimée sur la joue. Rien ne se passa. Je suis en train de rêver, se dit Laura sans conviction. Une femme en combinaison grise qui portait une grosse bombonne d’oxygène la bouscula, lui arrachant un cri de douleur et faisant du même coup vaciller son hypothèse. La jeune écrivain avait l’impression étrange et relativement déstabilisante d’être dans l’univers qu’elle avait créé mais d’en avoir perdu le contrôle. Il était beaucoup plus réel, beaucoup plus complet, envahi d’une foule de détails qu’elle n’avait jamais imaginés. Elle était là, et autour d’elle, la planète Essa