Extrait du livre Joséphine Baker - Une danseuse libre
Joséphine Baker - Une danseuse libre de Sylvie Misslin et Charlotte Molas aux éditions Amaterra
Joséphine Baker - Une danseuse libre
1. Une enfance pas vraiment rose
Saint-Louis, Missouri, États-Unis, 1912 Elle danse. Ses petits pieds tapent le sol. Ses bras ondulent, sa tête s’agite dans tous les sens, ses yeux roulent. Des passants s’arrêtent, fascinés. Voyant cela, la fillette ajoute quelques grimaces à sa prestation. Des rires éclatent. À côté d’elle, le trompettiste accélère la cadence. La gamine aussi ! Les spectateurs tapent dans leurs mains. L’enfant se déchaîne. Son corps est traversé par la musique. Il vit la musique, il est la… — Tumpie ! Ici ! Tout de suite ! Une femme fend la foule d’un pas ferme. Elle saisit la petite par le bras. Sans un regard pour le trompettiste qui soulève son chapeau et adresse un clin d’œil à la jeune danseuse, elle s’éloigne à grandes enjambées, tirant sa fille derrière elle. Toutes deux parcourent ainsi une première rue, puis une seconde. Joséphine, que tout le monde appelle Tumpie, proteste. — Tu vas trop vite, maman… Mon bras, tu serres trop fort ! Sa mère ne prête aucune attention à ses récriminations. Un nouveau croisement, puis une autre rue encore. Carrie s’arrête devant une maisonnette en piteux état. Une minuscule cour défoncée, des murs de travers et un toit de planches mal assemblées. La porte s’ouvre avec un grincement. Tout à l’heure, pour se sauver sans attirer l’attention, la fillette a préféré sauter par la fenêtre. Sa mère la pousse dans une pièce sombre, guère plus grande qu’un cagibi. — Recouche-toi en vitesse ! Et cette fois, tu ne bouges plus. À quoi tu penses, Tumpie ? Que vais-je faire de toi ?
Carrie va s’asseoir dans la cour. Chez le voisin, un tilleul est en fleur et une odeur délicieuse flotte dans l’air. Préoccupée, la jeune femme n’y prête aucune attention. Arthur, son mari, vient d’être licencié. Son propre travail de blanchisseuse ne suffira pas à payer le loyer et la nourriture. Parti depuis longtemps, le père de Tumpie ne donne plus signe de vie. Ses trois autres enfants sont encore de gros bébés. Carrie soupire. Elle ne voit qu’une seule solution, placer la petite comme bonne. Après tout, elle aura bientôt sept ans. Elle a de l’énergie à revendre et cela lui mettra peut-être du plomb dans la cervelle.
Désormais, Joséphine est employée chez les Blancs. Elle n’est qu’une petite fille, mais aucune des femmes qui l’engagent n’en tient compte. L’une de ses patronnes, madame Kaiser, se montre particulièrement antipathique. Le premier jour, elle l’accueille fraîchement. — En plus de tes gages, la loi m’oblige à te loger, te nourrir et te fournir des vêtements. Tu devras travailler dur pour mériter tout ça. J’espère que tu n’es pas une de ces négrillonnes pleurnichardes et paresseuses. Elle indique à sa nouvelle bonne un débarras situé sous l’escalier de la cave. — Tu dormiras là, avec le chien. Chaque matin, Joséphine est debout à l’aube. Elle lave, frotte, récure tout ce qui peut l’être. Ensuite, il faut partir à l’école. Au retour, d’autres tâches l’attendent. Madame Kaiser est difficile à contenter. Même dans son sommeil, la fillette croit l’entendre la harceler. « Doucement, tu vas casser une assiette ! » « Plus vite, tu vas finir par t’endormir sur ton balai ! » « Recommence, empotée ! Tu n’as pas frotté assez fort. » Un jour, madame Kaiser lui reproche d’avoir trop chauffé l’eau de la vaisselle. Excédée, elle plonge la main de la petite dans cette eau presque bouillante. — Comme ça, tu comprendras ce que « trop chaud » veut dire ! La gamine pousse un cri épouvantable. La brûlure est importante et elle doit être hospitalisée. Une fois remise, Joséphine retourne vivre avec sa famille.
Dans la maisonnette au toit de planches, la vie n’est pas facile. La nourriture manque et toute la famille souffre de la faim. Les hivers sont particulièrement pénibles. Pendant trois mois, le froid et la grisaille s’abattent sur Saint-Louis. Le charbon est un luxe inaccessible pour Carrie et Arthur. Les enfants sont transis et le couple se dispute souvent. Dans la ville aussi, la situation est tendue. De nombreux magasins, restaurants, tramways, hôpitaux… sont interdits aux personnes de couleur. Au moindre incident, des émeutes éclatent. Des Blancs se regroupent et attaquent la population noire. Ils lancent des pierres, des maisons brûlent. La petite Tumpie, terrorisée, assiste à ces scènes de cauchemar. Heureusement, il y a aussi de bons moments. Joséphine organise des « spectacles ». Vêtue d’une robe et d’un chapeau prêtés par sa grand-mère, elle se trémousse devant les gamins du quartier. Elle n’oublie pas de rouler des yeux, loucher et tirer la langue, pour le plus grand bonheur de son public. La petite Tumpie a grandi. Un travail de serveuse lui permet d’aider sa famille. Elle continue à danser, entre autres face à l’entrée d’un théâtre situé non loin de chez elle. Pour distraire la file des spectateurs qui patientent, elle agite bras et jambes, sautille, et se déhanche ; le tout accompagné de ses meilleures grimaces. Un soir, le directeur de l’établissement assiste à ce numéro. Séduit par l’énergie de la jeune fille, il lui propose une place de danseuse. Joséphine est ravie. Dès le lendemain, elle monte sur scène ! Bientôt, le directeur annonce un départ en tournée. Joséphine n’hésite pas un instant. Après avoir fourré quelques affaires dans un sac, elle quitte sa famille et Saint-Louis, sa ville. Elle n’a pas quinze ans. 2. Joséphine saisit sa chance