Extrait du livre Le voleur de souvenirs
Le voleur de souvenirs d'Isabelle Wlodarczyk et Thank Portal aux éditions Beurre Salé
Le voleur de souvenirs
Chapitre I Dehors, il pleuvait des trombes d’eau et la bise mordait. Célestin avait emmitouflé Léo dans sa grosse couver ture en laine d’agneau, sa préférée. Celle qui chassait le froid et les ennuis. Il la gardait en souvenir d’un troupeau qu’il avait bien connu. - Tu sais, Léo, je les ai vus de près, ces petits agneaux… Et puis il s’arrêta là, avec des trémolos dans la voix. - Allez, raconte-moi, papi ! J’aimerais tellement connaître la suite de l’histoire !
Sans sourciller, Célestin passa à un autre sujet. Comme à chaque fois qu’il évoquait ce troupeau qu’il avait bien connu. - Je t’ai déjà parlé de l’année où, avec ta grand-mère, on a fait le tour du monde à vélo ? Et Célestin repartait sur les vieilles histoires que Léo avait entendues mille fois, mais dont il ne se lassait pas. Depuis quelques mois, Célestin rédigeait ses mémoires. Quand le soir arrivait, il sor tait un vieux grimoire qui sentait bon les souvenirs des années écoulées. Il les ordonnait comme on classe des dossiers : Il les numérotait, y ajoutait des bouts de papier, des plumes d’oies, des poils d’agneaux, des photos… Tout ce qu’il avait conservé de son passé, depuis la cour de récré avec ses copains en culottes courtes jusqu’à sa retraite, sans oublier son diplôme de détective. Il n’avait jamais commenté les souvenirs numéros quinze et seize, dont il n’était pas fier. Son préféré, c’était le numéro vingtdeux, celui de la naissance de Léo, son petit-fils adoré. - Tu vois, là, c’est quand tu es né ! Avec ta grand-mère, on avait fabriqué un landau en roseaux. Elle avait tricoté un manteau en pure laine d’agneau. Tu sais, ce troupeau
que j’ai bien connu ? Léo écoutait, blotti contre lui. Sa grand-mère était « partie », comme disait Célestin, et Léo ne l’avait plus revue. Mais quand son grand-père lui montrait des photos et ses souvenirs écrits à la plume, c’était comme si elle était là, devant lui. Avec ses fossettes, son air rusé et ses bigoudis. Célestin parlait de son métier de détective, des enquêtes qu’il avait résolues tout seul. Il était malin quand il était jeune, avant que son poil ne devînt gris. La pluie tombait dru, mais dans le cœur de Léo, il faisait aussi chaud qu’en plein soleil. Parfois, au hasard des pages, Célestin hésitait à commenter ce qu’il lisait. Ses yeux s’embuaient et les mots trébuchaient. Léo sautait sur ses genoux et faisait avancer les années en accéléré. Célestin buvait une tisane au romarin, puis il continuait à feuilleter ses souvenirs, inlassablement. Alors qu’il s’apprêtait à soulever la page du souvenir numéro vingt-six, Léo poussa un cri de surprise : Le souvenir vingt-six avait disparu !
Chapitre II - Comment est-ce possible, papi ? s’inquiéta le petit. Célestin chaussa ses lunettes et inspecta son précieux livre sous toutes les coutures. La page s’était bel et bien volatilisée. - C’est quand même fou ! Cette page n’a pas pu disparaître toute seule ! Quelqu’un l’aura déchirée ! Le vieux renard récapitula : - Ce n’est pas toi. Ce n’est pas moi. Il n’y a personne d’autre que nous deux dans la tanière. Et les fantômes n’existent pas…
- Tu veux dire qu’on a reçu la visite d’un voleur ? - Je veux en avoir le cœur net, répondit le grand-père. Le détective Célestin reprend du service. Va chercher ma loupe sur la petite étagère. Je prépare le reste des affaires. C’est notre première enquête, mon petit ! Léo jubilait. - Tu vas m’apprendre à enquêter pour de vrai ? - Pour de vrai ! Première étape, annonça l’ancien détective, observer la scène du crime ! Tous les voleurs laissent quelque chose derrière eux. Le crime parfait n’existe pas, précisa Célestin. Ils fouillèrent méticuleusement la tanière, observèrent à la loupe le moindre recoin. Au fond du tiroir, Célestin découvrit des lambeaux de papier : son souvenir vingt-six avait bel et bien été arraché !
Il avait l’air rudement éprouvé. - Ce n’est pas si grave, papi, tu en as d’autres, des souvenirs ! tenta de le consoler Léo. Le grand-père bougonna sans répondre. - C’était quoi, le souvenir vingt-six ? Il n’était peut-être pas si important ? insista Léo. Mais Célestin eut beau chercher, il n’arrivait plus à s’en souvenir. Pour la première fois, sa mémoire flanchait. - Je ne peux pas rester planté là, et laisser des brigands voler mon passé ! Mets tes bottes de pluie et ton manteau en duvet d’oie ! Celui que ta grand-mère t’avait cousu en souvenir d’une basse-cour que j’ai bien connue. - On s’en va ? s’étonna Léo. - Sur-le-champ. On va le débusquer, notre voleur ! Foi de Célestin. - Mais ça ressemble à quoi, papi, un voleur de souvenirs ? - Bonne question, mon petit, je n’en ai aucune idée ! Mets ton écharpe aussi… - Celle en mouton ? - Oui, celle-là.
Chapitre III Célestin et Léo sortirent dans la nuit noire avec une loupe, un petit baluchon doublé en plumes d’oie et une grosse boule d’inquiétude dans la gorge. Léo se faisait du souci pour son papi, même s’il rêvait de mener cette enquête avec lui. Il avait toujours regretté de ne pas être né à l’époque où le détective Célestin faisait la une des journaux. Le grand-père marcha, loupe en main, autour de la tanière. - Il faut toujours observer les abords. Tu vois, mon petit, les traces, là, sur le sol ?
D’énormes empreintes s’enfonçaient dans la terre ruisselante. - Ce sont des traces de pas. Celles de notre cambrioleur. Pas un petit spécimen. Je dirais qu’il est beaucoup plus grand que nous. Plutôt du genre éléphant que souris. Léo fourra ses pieds dans les empreintes. Le voleur était un vrai géant : au moins dix fois plus grand que lui ! Le petit se rapprocha de son grand-père et se nicha dans ses poils qui lui réchauffaient le cœur. - Tu crois que c’est un animal dangereux ? demanda Léo en claquant légèrement des dents. - Avec moi, tu ne risques rien. J’en ai maté des plus costauds. - Et si c’était un monstre ? Célestin ramassa des poils roux tombés à terre. - C’est un animal à fourrure épaisse. De grande taille. Et on va l’attraper. Mon instinct me dit qu’il n’est pas parti bien loin. Ils suivirent les empreintes pas à pas et se retrouvèrent devant la maison d’Ursuline, une vieille chouette un peu excentrique.