Extrait du livre L'île aux chimères
L'île aux chimères Christian Grenier - Christian Vassort
Je savais bien qu'un jour les objets prendraient vie... Ils l'ont fait - et n'ont pas demandé notre avis. Ce matin-là, au réveil, tout semblait silencieux. Très vite, j'ai deviné que c’était anormal. À peine sortie de ma chambre, j'ai senti un souffle de vent et l'odeur d'une étable. Mais c’était impossible: sur notre île comme ailleurs les étables n'existaient plus, les machines à mémoire restituaient leur odeur. Je crus entendre une voix chuchoter : - Eh bien, Mada, tu ne me regardes pas aujourd'hui ? Stupéfaite, je me suis tournée vers le tableau accroché sur le palier. Était-ce lui qui m'apostrophait ? Il avait changé d'aspect depuis la veille. Sur la toile, je n'avais jamais remarqué ces maisons, ni cette rivière. En arrivant dans le vestibule, j'ai surpris Jého affalé dans son fauteuil. Dormait-il ? Pas exactement, il semblait occupé à une stupéfiante métamorphose: son visage se déformait à vue d'oeil, il devenait joufflu et lisse... J'ai hurlé à son oreille : - Jého? Oncle Jého! Je l'ai secoué très fort mais il n'a pas réagi. - Inutile d'insister, Mada, a déclaré une étrange voix. Tu ne le réveilleras pas. Il y eut un frémissement des feuilles et j'ai su que c’était la plante verte qui me parlait. Elle avait beaucoup grandi et semblait partir lentement à l'assaut du premier étage. Elle ajouta sur un ton menaçant : - Jého n'est plus ton Oncle, Mada. Il ne l'a d'ailleurs jamais été. Je m'en doutais un peu. J'eus l'audace de demander : - Est-ce qu'il est... est-ce qu'il était mon père? - Ton père? Sais-tu ce que ce mot signifie ? Qui te l'a appris ? - C'est Ave.
Ave était mon seul ami sur l’île où j’étais née. Une île qui, au fil du temps, était devenue une ville : la Vîle. À l’école, je n'avais pas de camarades. Mes enseignants étaient indifférents, indépendants, sourds à toutes mes questions. Pourtant, j'aurais voulu en savoir davantage sur le reste du monde; ils restaient très évasifs sur ce sujet. - Dans la Vîle, vous êtes isolés et en sécurité, avaient-ils coutume de répondre. Contentez-vous de vivre en profitant de ce que la Fabrique nous fournit. C’était de la Fabrique que provenait tout ce dont nous avions besoin: objets usuels, vêtements, eau, nourriture... Très vite, j'avais choisi Ave pour complice et pour confident. Peut-être même un peu plus depuis quelque temps. Pourquoi lui ? Sans doute parce que nous nous ressemblions. J'avais l'impression que lui et moi étions différents. Comme moi, Ave souffrait de la chaleur, qui n'incommodait pas les autres. Ce handicap nous avait très vite rapprochés. Ave était d'un naturel curieux et suspicieux; il pensait que la Vîle cachait un lourd secret. Il avait coutume d'affirmer: - Si ce n’était pas le cas, nous pourrions la quitter, Mada ! Et des étrangers viendraient jusqu’à nous ! C'est vrai que de mémoire d'homme, personne ne s’était risqué sur l'océan. Et je ne me souvenais pas avoir accueilli le moindre visiteur. Dans le port, le navire amarré n'avait jamais appareillé. Autrefois, il avait débarqué les habitants de la Vîle et voilà des années qu'il était en réparation. La veille, Ave m'avait expliqué que tous les êtres vivants possèdent des parents. - Bien sûr: un Oncle. Même chaque adulte en a un. Il faut bien être sous la responsabilité de quelqu'un! - Non, Mada. Des parents, ce sont un père et une mère qui vous ont donné la vie. J'avais du mal à comprendre. J'ai haussé les épaules. - Qui t'a mis ces sornettes en tête? - Justement: mon Oncle. Il m'a dit que de graves événements se préparaient. Il a ajouté à voix plus basse: - Je crois, Mada, qu'on nous cache beaucoup de choses. Demain je t'expliquerai.
Demain, c’était aujourd'hui. En arrivant dans la salle de séjour, je poussai un cri. Elle était complètement délabrée. On eût dit qu'elle avait entrepris son autodestruction pendant la nuit. Il me fallait fuir. Et retrouver Ave. Si Jého ne pouvait plus me révéler la vérité, seul Ave pourrait s'en charger. Comme je me dirigeais vers le jardin, le fauteuil se déplaça et glissa sur le carrelage pour m'empêcher de sortir. - On ne passe pas, Mada ! Un morceau du plafond s'effondra. Je fis un pas de côté à temps pour l’éviter. - Eh oui, Mada! lança une autre voix, féminine cette fois. Cela devait finir par arriver. Nous allons prendre le relais des humains à enfin! Je jetai un coup d'oeil circulaire et j'aperçus le tableau du rez-de-chaussée qui représentait une femme nue. Je bredouillai : - Je... que voulez-vous dire? - Vous nous négligez depuis trop longtemps. Vous nous utilisez à votre seul profit, sans nous demander notre avis. Nous prenons enfin notre revanche. Affolée, je reculai et faillis tomber dans un trou. Le sol était en train de s'effriter lentement... - Nous vous négligeons? - Mais oui, poursuivit l'inconnue du tableau. Tu es passée mille fois devant moi sans me voir, Mada. Maintenant, tu me regardes. C’était vrai, je la regardais. Je crois même que je rougis alors que, jusque-là, ce portrait de femme nue ne me dérangeait pas. D'un coup, sa présence était devenue évidente. Épaisse. Pleine de relief. Comme s’étaient mis à exister les objets quotidiens auxquels je n'avais jamais vraiment prêté d'attention. - Que se passe-t-il ici ? demandai-je en désignant les murs. - Cette maison a fait son temps ! Quand Jého l'a compris, ajouta la femme en me désignant la valise sur le fauteuil, il était déjà trop tard, ton Oncle avait commencé à se transformer. - Cette maison a fait son temps ? répétai-je bêtement. - Oui. Elle est en train de mourir.
La frayeur m'a saisie à la gorge. Je suis revenue dans le vestibule. Jého avait disparu ! La plante m'a méchamment jeté : - Ah, si tu avais vu à quoi il ressemblait! Il n'avait plus apparence humaine... Il faut te rendre à l’évidence, Mada: le règne des hommes est fini ! J'ai frémi d'horreur. Allais-je me transformer, moi aussi ? J'ai jeté un coup d'oeil par la baie vitrée. La panique avait gagné la Vîle: les habitants fuyaient à la débandade parmi les plantes qui, lentement, envahissaient les immeubles et les rues. Des immeubles qui grandissaient à vue d'oeil! Je voulus ouvrir la fenêtre, la poignée était bloquée. Je frappai du poing contre les carreaux, mais je ne fis que déchaîner la fureur de l'habitation. - Inutile d'insister, Mada. Tu dois rester ici! Jusqu’à ce que tu deviennes une autre, toi aussi. - Pourquoi avez-vous laissé partir Jého ? - Il ne représentait plus aucun danger. Je hurlai: - Je veux sortir ! Je bondis vers le jardin; mais le fauteuil avait appelé à la rescousse les autres sièges de la maison. Puisque le rez-de-chaussée m’était interdit, je m’élançai au premier étage pour rejoindre ma chambre. Hélas, là encore la porte restait obstinément fermée. Alors, incrédule, je constatai qu'un escalier s’élançait vers un deuxième étage inconnu.
Je me risquai sur ces marches toutes nouvelles. J'arrivai dans un long couloir; il semblait enjamber l'espace et aboutir au bâtiment voisin. Je débouchai enfin sur une terrasse. L'air épais et moite faillit d'abord m'asphyxier. Il n'avait jamais fait aussi chaud... Là, un panorama insolite m'attendait : pendant la nuit, la Vîle avait grandi ! Elle poussait et s’élargissait lentement, de façon anarchique, au milieu de fumées et de plantes qui ça et là s’échappaient du sol. Il fallait me rendre à l’évidence: désormais, de vieilles bâtisses s’écroulaient tandis que de nouveaux immeubles naissaient, créant de titanesques connexions. - Il faut que je retrouve Ave... Je rejoignis le rez-de-chaussée. Hélas ! La sortie était gardée par un être monstrueux à s'agissait-il d'un Oncle transformé ? Ce cerbère de métal était sans doute chargé d'anéantir les humains qui avaient échappé aux mutations. Cependant, ce minotaure me tournait le dos. Et il semblait rivé au sol. Quand je me faufilai jusqu’à la rue en le frôlant, il me gratifia d'un rugissement : - Tu ne perds rien pour attendre ! Tu finiras toi aussi par devenir une autre! Je m’élançai en courant sur la chaussée. Les rares humains que je croisais avaient de plus en plus l'allure d'animaux croisés avec des objets. Mais ces monstres ne paraissaient pas tous dangereux. Ils semblaient dotés d'une intelligence primitive, comme s'ils avaient été hâtivement engendrés.