Extrait du livre Mon nom est Zéro
MON NOM EST ZERO
MON NOM EST ZERO Par Luigi Ballerini Aux éditions amaterra
ZÉRO Il fait trop noir pour la nuit. Je ne sais même pas depuis combien de temps je suis là. Immobile. On dirait que ça fait une éternité. Je n’aime pas ça, il fait vraiment trop noir, ça ne s’est jamais produit auparavant. Il est déjà arrivé que la lumière disparaisse pendant quelques minutes, mais les petits spots bleus sur les moulures du plafond s’allumaient aussitôt pour indiquer le contour des choses. Les mêmes qui restent allumés quand je dors. Et dans ces moments-là, Madar me parlait pour me rassurer. Maintenant en revanche il fait noir. Et il n’y a pas un bruit. Ça n’est pas étrange en soi, la nuit aussi il n’y a pas un bruit dans le Monde, mais là, sans lumière, ce silence semble bien trop silencieux. Surtout qu’il n’y a jamais eu obscurité et silence en même temps. Jusqu’à présent.
C’est décidé, rester immobile n’a plus de sens, j’ai attendu presque trop longtemps. Je dois faire quelque chose. Oui, maintenant je bouge. Je bouge. C’est sûr, je bouge. Si seulement je savais quoi faire. « Ne t’inquiète pas, Zéro, je suis là et tout est sous contrôle… » Ah voilà, enfin… Je me disais que c’était bien trop silencieux et que ça ne pouvait pas durer. Ça ne pouvait pas durer. Alors, je dois attendre. À coup sûr, Madar est en train de tout remettre en place. Bientôt tout va rentrer dans l’ordre. La lumière se rallumera, les écrans vont se réactiver, le tapis roulant va redémarrer et je pourrai continuer les exercices interrompus subitement. Je ferai aussi en sorte de rattraper le temps perdu, je n’ai vraiment pas envie d’accumuler du retard. TU AS VU QU’ELLE EST INTERVENUE FINALEMENT ? TU AS ÉTÉ VRAIMENT BÊTE DE DOUTER D’ELLE ! TU SAIS QUE MADAR NE TE LAISSE JAMAIS TOMBER. ELLE EST AVEC TOI. DEPUIS TOUJOURS ET POUR TOUJOURS. C’est vrai, elle m’aime bien, Madar. « Madar, dis-moi, est-ce que c’est bientôt fini ? » Ça me rassure de lui parler pendant qu’elle résout le problème, parce que je ne suis pas bien dans le noir. Je déteste les situations nouvelles. Ça m’agite, soudain des gouttes de sueur commencent à tomber de mon front et je sens mon cœur battre la chamade, comme des coups de poing dans ma poitrine qui frappent pour le faire sortir. Elle sait que je réagis comme ça, parce qu’elle sait toujours tout. On ne peut rien lui cacher. « Ne t’inquiète pas, Zéro, je suis là et tout est sous contrôle… » « Ne t’inquiète pas, Zéro, je suis là et tout est sous contrôle… » Mais pourquoi répète-t-elle la même phrase ? NE TE POSE PAS DES QUESTIONS INUTILES. RESTE CALME. TU AS ENTENDU, ELLE DIT QUE TOUT EST SOUS CONTRÔLE. FAIS-LUI CONFIANCE, TU AS TOUJOURS PU COMPTER SUR ELLE. « Allez, Madar, ne te moque pas de moi ! Tu sais que j’ai peur pour un rien. Tu me disputes toujours parce que je
ne devrais pas, car je suis presque un homme désormais, et parfois pourtant je me comporte comme un enfant. Si c’est une blague, je t’en prie, arrête maintenant. Je n’aime pas ça. S’il te plaît… » « Ne t’inquiète pas, Zéro, je suis là et tout est sous contrôle… » « Madar, c’est vraiment toi ? » QUI VEUX-TU QUE CE SOIT ? TU ES VRAIMENT STUPIDE PARFOIS. Pourquoi dis-tu ça ? Sa voix semble différente de d’habitude, elle est plus lente, presque hésitante, comme si elle était en train de manger un bonbon ou qu’elle avait mal aux dents. Tu te souviens de cette fois où j’ai eu mal aux dents ? J’ai dû prendre un médicament deux fois par jour pendant une semaine. Heureusement que c’est passé et que ce n’est pas revenu. Par contre, les antibiotiques m’avaient vraiment donné mal au ventre et, comme je devais tout le temps aller aux toilettes, ils m’ont obligé à boire des ferments lactiques très amers. Il fallait que je guérisse pour pouvoir utiliser le Poste… POURQUOI TU PARLES DE MAL DE DENTS ET DE DOULEURS AU VENTRE ? CONCENTRE-TOI PLUTÔT SUR L’OBSCURITÉ. « Madar, s’il te plaît, réponds-moi normalement, comme d’habitude. Dis-moi quelque chose de différent, ne répète pas la même phrase. J’ai peur ! » CHUT ! TU NE DOIS PAS CRIER, TU LE SAIS BIEN. C’EST TOTALEMENT INTERDIT DE PERDRE PATIENCE, C’EST SIGNE QUE TU NE SAIS PAS GÉRER TES ÉMOTIONS ET C’EST LA PIRE CHOSE QUI PUISSE T’ARRIVER. TU NE PEUX PAS TE LE PERMETTRE, JAMAIS. TU N’APPRENDS VRAIMENT RIEN. Je sais, je sais ; il ne faut pas crier, quoi qu’il arrive, et surtout ne pas perdre sa lucidité, mais là je n’y arrive pas. Je tremble aussi. Tu vois ? ET VOILÀ, IL NE MANQUAIT PLUS QUE TU TREMBLES. « Ne t’inquiète pas, Zéro, je suis là et tout est sous contrôle… » OK, tu m’as convaincu, ça ne sert à rien de trembler et de se plaindre, je vais plutôt essayer de réactiver le système avec les commandes vocales. « Lumière ! »
Je fais une autre tentative, mais rien ne se passe. POURQUOI TU N’ESSAIES PAS AVEC LES MAINS. PEUT-ÊTRE QUE L’ACTIVATION ACOUSTIQUE FONCTIONNE ENCORE. Bonne idée ! Je tape des mains. Zut, les commandes ne répondent pas. Tous les écrans restent noirs. Je n’arrive à rien dans cette obscurité. Il faut absolument que ça cesse. Maintenant. « Madar, s’il te plaît, chante-moi une chanson, tu sais, celle que j’aime bien, celle que tu me chantais le soir quand j’étais petit et que je n’arrivais pas à m’endormir, ou la nuit quand je me réveillais parce que j’avais fait uncauchemar. » « Ne t’inquiète pas, Zéro, je suis là et tout est souscontrôle… » « T’inqui… T’inqui… T’inqui… » Non, non, ça ne va pas. Ça ne va pas du tout. Je tremblede plus en plus, mes mains bougent toutes seules ; ça ne devrait pas arriver non plus, mais qu’est-ce que je peux y faire ? Je ne parviens pas à le contrôler. TU AS RAISON, ÇA NE VA PAS DU TOUT. « T’in-t’inqui… T’in-t’inqui… » CHUT… TU AS ENTENDU ? Oui, oui ! Elle répète tout le temps la même chose. NON, PAS ÇA, JE VOULAIS DIRE LE CLAC PAR LÀ. Moi aussi, il me semble avoir entendu un clac, une espèce de bruit sec qui venait de la Chambre. Tu penses qu’il faut aller voir ? Peut-être que Madar me fait passer un test de courage et qu’elle attend que je lui montre que je ne suis pas un trouillard. TU L’ES UN PEU… On le sait tous les deux. Et elle aussi probablement…Mais cette fois il ne faut pas que je la déçoive. Allez, je vais voir. Si c’est un test, je veux absolument le réussir. Dans cette obscurité totale, je dois d’abord me souvenir de la configuration de la Salle de Sport. Commençons par descendre tout doucement de ce mau-dit tapis roulant. Quand tout s’est éteint, il s’est arrêté d’un coup et ça a bien failli me tuer. J’espère que Madar
appréciera que je sois resté en équilibre. Je mériterais un point en plus rien que pour ça. Zut, je suis si nerveux que mes mains sont tétanisées sur la machine, comme quand j’ai des crampes après avoir fait trop d’efforts et que mes doigts ont du mal à s’ouvrir. OUI, C’EST ÇA, TROP D’EFFORTS… COMME SI TU NE FAISAIS JAMAIS SEMBLANT DE T’ENTRAÎNER ! TU CROIS VRAIMENT QUE MADAR NE S’EN REND PAS COMPTE ? Ça ne me semble pas le meilleur moment pour aborder certains sujets. En plus, il n’y a que moi qui sais à quel point mes muscles me font mal après les entraînements. Surtout la nuit, mes jambes ne veulent pas rester en place, elles s’agitent toutes seules dans mon lit et ne me laissent pas un seul instant de répit. Mais ne me distrais pas maintenant que je suis descendu, allons trouver cette porte. Elle est juste derrière le pec-deck où je travaille mes dorsaux et mes pectoraux. Ce sont les muscles qu’on me demande de travailler le plus, ceux que j’utilise le plus. Si ça ne tenait qu’à moi, je ne ferais que les exercices sur le banc, pour mes abdominaux et mes quadriceps. J’en raffole. J’ai beaucoup grandi ces derniers mois, pas seulement en taille, je me suis étoffé et je me sens plus fort aussi. Il y a même quelques poils de barbe qui sont apparus sur mon menton. J’ai demandé si je pouvais les raser, mais Madar a dit que ce n’était pas nécessaire pour l’instant, que ce n’était pas encore le moment. Bientôt ils vont me faire voir une vidéo sur ce que ça veut dire devenir un homme. Je sais seulement qu’après la Synthèse on est encore un peu enfant, ensuite on devient adolescent et enfin on devient un homme. Dans la vidéo, j’apprendrai beaucoup d’autres choses sur le passage à l’âge adulte. À dire vrai j’ai déjà essayé de chercher tout seul, mais l’écran a affiché Recherche non autorisée, j’étais contrarié. Je n’ai qu’à attendre. S’il faut obéir, ce n’est pas à moitié. J’espère juste que je n’ai pas déçu Madar avec ma curiosité. MAINTENANT CONCENTRE-TOI À NOUVEAU, RAPPELLE-TOI QUE L’OBJECTIF EST DE SORTIR DE LA SALLE DE SPORT. CONCENTRE-TOI ! Ce n’est pas facile quand on ne voit rien, il faut recréer un plan mental. Aïe ! J’ai dû me cogner le pied contre les poids que j’avais
laissés par terre avant de commencer à courir. TU VOIS ! COMBIEN DE FOIS MADAR T’A RÉPÉTÉ QU’IL FALLAIT REMETTRE LES CHOSES À LEUR PLACE DÈS QU’ON AVAIT TERMINÉ ? ELLE A TOUJOURS RAISON. D’accord, la prochaine fois je serai plus attentif. Vrai-ment, toi, tu ne laisses jamais rien passer. Voilà, finalement je suis arrivé contre le mur. À partir de là ce sera plus simple, il suffit de mettre les mains à plat et de sonder le mur jusqu’à ce que j’atteigne l’embrasure de la porte, qui se trouve pile au milieu. Doucement… doucement… Encore quelques pas et je devrais y être. Si c’est une épreuve, je suis en train de la passer haut la main. Madar sera fière de moi, et ce soirau repas elle me donnera une glace de soja pour me féliciter, peut-être même avec du coulis de chocolat végétal et des morceaux de noisette. La récompense des grands succès. Les lumières vont bientôt se rallumer, toutes en même temps, et je l’entendrai taper des mains et me dire : « Bravo, épreuve accomplie ! » « T’in… T’in… T’in… T’in… T’inqui… » C’est chiant, ce truc. C’est un test difficile. De dix points minimum. Faisons un peu les comptes : avec dix points, je pourrais compléter mon score et je passerais au niveau supérieur… Je suis presque arrivé à la Chambre. Oh, il ne manquait plus que l’envie d’aller aux toilettes. Je suis en train de me faire dessus. TU DOIS TE VIDER LA VESSIE AVANT CHAQUE SESSION D’EXERCICES. C’EST LA RÈGLE. ET ENCORE UNE FOIS TU NE L’AS PAS RESPECTÉE, J’AI VU QUE TU N’ÉTAIS PAS PASSÉ AUX TOILETTES AVANT D’ALLER À LA SALLE DE SPORT. TU MÉRITERAIS UNE TRÈS MAUVAISE NOTE RIEN QUE POUR ÇA. Mais qu’est-ce que je peux y faire si je n’avais pas envie à ce moment-là ? PEU IMPORTE QUE TU AIES ENVIE OU NON, TU Y VAS ET C’EST TOUT. LES RÈGLES SONT LES RÈGLES. Allez, les toilettes sont juste à côté, j’y arriverai en peu de temps. Je longe le mur. Ce n’est pas un problème de faire pipi dans le noir, quand je me lève la nuit on ne voit presque rien.
Je rentre finalement dans la Chambre, sur le mur où se trouve le lit une fente est apparue. Une lumière grisefiltre à travers. C’est très étrange, je ne l’avais jamaisvue. Vraiment, jamais, jamais vue auparavant. J’y vais. NON, ARRÊTE-TOI. N’Y VA PAS. IL VAUT MIEUX RESTER PRUDENT ET DEMANDER À MADAR. J’y vais. JE T’AI DIT NON ! Et moi je te dis que j’y vais. Ça fait certainement partie de l’épreuve. Sinon pourquoi se serait-elle ouverte ? Je glisse doucement mes doigts dans la fente. Oh, regarde, c’est une porte. Mes mains se remettent à trembler, mais je l’ouvre quand même. Pas facile, elle est lourde. Maintenant au moins j’y vois un peu mieux. Mais c’est quoi cette pièce ? MAIS OÙ AS-TU ATTERRI ? Je me le demande aussi. Sur les murs, il y a des néons qui répandent une lumière grise. Je regarde autour. Des câbles, des mètres de câbles noirs suspendus aux murs noirs. « T’inqui… T’in… T’inqui… » La voix de Madar résonne très fort. Le bruit me fait sursauter. Je mets mes mains sur mes oreilles. C’est toujours aussi fort. A tel point que tout vibre, même mon ventre, t mon cœur s’est remis à battre la chamade et àme donner des coups dans la poitrine. FAIS DEMI-TOUR, ÇA SEMBLE DANGEREUX LÀ-DEDANS. Cette fois tu as raison, mieux vaut t’écouter. Je me retourne d’un coup, je trébuche sur un câble qui traîne par terre comme un horrible serpent dans une nuit sans lune au milieu de la savane. Pour ne pas chuter, je m’accroche à un autre câble et je fais tomber une boîte qui fait un bruit assourdissant. Un cube noir. Mais, il y a Madar dedans ! « T’inquiii… », un dernier cri avant que la boîte ne s’éteigne dans un flop, comme si Madar avait été aspirée.
Je relève la tête. Oh non, dis-moi que ce n’est pas vrai, dis-moi que ce n’est pas vrai. La fente de tout à l’heure a disparu, je ne peux pas retourner dans la Chambre. TU ES BLOQUÉ ! Je cherche avec mes doigts pour la retrouver. Allez, allez, allez ! Maudite fente, où es-tu passée ? Rien, c’est inutile. Dans peu de temps, il n’y aura plus d’air ici. Pas plus tard qu’hier, j’ai vu un film sur un sous-marin coincé aufond de l’océan, tous les marins sont morts, emprisonnés comme des souris dans un piège sans issue. Ils sont tous morts, un par un. Personne n’a essayé de les sauver. Moi, je ne veux pas mourir asphyxié. Air, j’ai besoin d’air. ESSAIE DE GARDER TON CALME. SI TU ES AGITÉ, TU CONSOMMES DAVANTAGE D’OXYGÈNE. RAPPELLE-TOI DE L’ENTRAÎNEMENT. TU ES DANS UNE SITUATION DE DANGER, TU DOIS ÉCONOMISER TON SOUFFLE ET TON ÉNERGIE, CONTRÔLER CHAQUE MOUVEMENT, NE BOUGE QUE LORSQUE TU SAIS PRÉCISÉMENT CE QUE TU DOIS FAIRE. Je me tourne et au milieu de cet enchevêtrement de câbles j’aperçois en face de moi une porte noire. Elle n’était pas là avant, ou peut-être que je ne l’avais pas vue. Elle a une grande poignée rouge et dessus il y a un panneau vert où est écrit Sortie de secours. En cas de danger, certainement ! Tu l’as dit toi-même. Je la pousse et je sors. Elle se referme automatiquement derrière moi. Le clac est encore plus fort que le précédent. Il résonne dans ma tête et me fait mal. MAIS OÙ AS-TU ATTERRI ?