Extrait du livre Vibraton, les aventuriers de la matière noire
Vibraton - Les aventuriers de le matière noire de David Lemperlé aux éditions Dadoclem
Vibraton - Les aventuriers de le matière noire
Surdoué Aux confins de la région de Toulouse, dans le Sud-Ouest de la France, se trouve l’orphelinat Sainte-Marie. Adossée aux Pyrénées françaises, cette vieille bâtisse tristement grise résonne souvent des cris des enfants de tous âges qui l’occupent. – Ah ! Mais arrête, rends-moi mes livres, Urbain ! cria Linus. – Écoute, minus, je fais ce que je veux, et encore plus avec toi. Tu as déjà oublié que tu dois faire tout ce que je te demande ? Tu ne m’as pas rendu mes devoirs, objecta Urbain, les sourcils froncés. – Linus. Je m’appelle Linus, et tes devoirs, je les ai, là ! J’étais juste perdu dans mes bouquins ! Tiens, prends-les, et laisse-moi tranquille ! Linus fixait Urbain sans ciller, malgré la prise ferme que lui imposait la grande brute. L’adolescent de quinze ans, à la carrure impressionnante, saisit rapidement les cahiers tendus, et repoussa son jeune prisonnier d’un geste parfaitement maîtrisé. La force de l’habitude… – Bon, pas d’entourloupes, je veux un vingt sur vingt, cette fois. C’est des maths, c’est fastoche pour toi, petit génie ! Ce dernier mot, craché comme une insulte par le grand escogriffe, laissait entrevoir la jalousie maladive qu’il avait développée envers le petit Linus, de trois ans son cadet. Bien que plus jeune, celui-ci était en effet doté depuis toujours d’un esprit extrêmement vif, et il avait déjà sauté trois classes pour se retrouver dans la même qu’Urbain. Le géant, qui imposait sa loi à ses camarades, ne pouvait supporter cela. Alors, tout en voyant là une
occasion d’améliorer ses notes, il appréciait de se distraire avec un souffre-douleur attitré et facile à contraindre par la force. Linus avait toujours vécu dans cette grande maison très ancienne. Le vieil orphelinat avait été créé au début du siècle dernier par la femme d’un très riche entrepreneur qui n’avait jamais pu avoir d’enfants. La bâtisse avait connu de beaux jours à ses débuts. Majestueuse et spacieuse, elle était composée de grands dortoirs, de salles de travail, d’une immense cuisine et de toutes les commodités de l’époque. Maintenant, après nombre de projets de rénovation avortés faute d’argent, elle avait perdu de sa superbe passée et se drapait d’une allure grisâtre et fantomatique. Cette impression était renforcée par le manque d’entretien de ce qu’il restait du parc d’antan. Linus n’avait pas connu d’autre foyer. Il était arrivé très jeune dans les lieux, et ne les avait presque pas quittés. Il n’avait pas été adopté. Oh ! il aurait adoré ça, mais il n’était jamais choisi. Très tôt, il avait été marqué du sceau de la différence. Cet enfant doté d’une intelligence extraordinaire, en plus d’une sensibilité à fleur de peau, faisait peur aux familles en quête d’adoption. Ses aptitudes dans toutes les matières, scolaires ou non, le faisaient apparaître comme un extraterrestre aux yeux de ses camarades, de ses professeurs ou de ses tuteurs à l’orphelinat et, plus grave encore, aux yeux de futurs parents. Pourtant, de prime abord, rien ne le laissait entrevoir : Linus ressemblait à beaucoup d’autres enfants. C’était un blondinet un peu frêle, avec le visage rond et plein, à l’instar de nombreux garçons de son âge. Afin de tenter de le maintenir intéressé, ses professeurs lui avaient fait sauter des classes comme on joue à saute-mouton. Sans succès, car la capacité d’apprentissage de Linus restait bien supérieure à celle de ses camarades. Heureusement, il trouvait encore son bonheur dans les livres qu’il dévorait avec avidité grâce à son accès gratuit à la bibliothèque municipale, avec une prédilection pour les matières scientifiques : il lisait absolument tout ce qu’il pouvait trouver, même les ouvrages les plus pointus. Hélas ! il voyait arriver le moment fatidique où la petite bibliothèque ne suffirait plus à alimenter sa boulimie. Même s’il s’était vu devenir un grand astrophysicien, Linus était résigné. Résigné à l’ennui, résigné à cacher du mieux possible sa différence et son incroyable avance pour sa tranquillité, résigné à un avenir peu glorieux… Jusqu’à ce jour de printemps… Ce matin-là, il faisait beau. On allait enfin sortir, profiter de la douceur qui avait commencé à s’installer grâce aux premiers rayons du soleil. C’était donc un jour de liberté. Les enfants pouvaient se chauffer au soleil, rire et jouer. C’est du moins ce que faisaient les autres pensionnaires. Linus, lui, se réjouissait qu’ils puissent enfin sortir et le laisser tranquille avec ses chers bouquins. Son dortoir, le numéro huit, qu’il partageait avec neuf autres garçons de son âge, retrouvait enfin un peu de calme. Plus de lits qui grincent, plus de cris ni de bavardages sans aucun intérêt, plus de courses ni de chamailleries, et plus de jeux niais et ennuyeux. Le lit de Linus était tout au bout du dortoir, près de la fenêtre. Sûrement un privilège dû à son ancienneté dans l’établissement… Il aimait regarder par la vitre et se perdre dans ses pensées. Le retour du calme était pour lui la possibilité de souffler un peu. Enfin. La contrepartie de son intelligence si particulière était une sensibilité émotionnelle et physique exacerbée. Son corps ressentait le quotidien comme autant d’agressions sonores, olfactives et sensorielles qui le fatiguaient terriblement. Dans ces
moments-là, seul son fidèle baladeur lui permettait de tenir en s’isolant. Il écoutait n’importe quoi, du moment que cela lui permettait de se couper de ses camarades et de faire le vide. Il se laissa tomber mollement sur le lit dans un grincement familier. Les yeux mi-clos, il se demanda quel livre il allait bien pouvoir relire, non qu’il en eût beaucoup — il ne pouvait pas en emprunter énormément à la bibliothèque —, mais il les avait déjà tous lus au moins deux fois. Cette question lui sembla donc bien difficile. Une voix douce et agréable le tira de sa rêverie. – Linus ? Tu ne dors pas, j’espère. Monsieur le directeur veut te voir d’urgence dans son bureau ! Il y a un visiteur pour toi. En charge d’une partie des enfants, madame Abadie était une femme de taille moyenne, qui s’habillait comme la moyenne des gens. Elle était moyenne en presque tout, mais très gentille avec Linus… même si elle ne comprenait rien à cet enfant. D’ailleurs, elle était gentille et amicale avec tous les enfants, et était très aimée pour cela. Elle était un peu une maman de substitution pour beaucoup d’entre eux. Linus, lui, était loin de ces considérations, mais il l’appréciait beaucoup. – Madame Abadie ! – Tu devrais te dépêcher d’y aller, le pressa-t-elle, tu sais qu’il n’aime pas attendre. De plus, cela semblait suffisamment important pour qu’il insiste sur « urgence ». – Est-ce que vous savez si le visiteur, c’est le bonhomme rigolo et bizarre qu’on a aperçu tout à l’heure ? – Nous n’avons pas beaucoup de visiteurs, et c’est la seule personne à être passée aujourd’hui… – Donc oui ! affirma le garçon avant qu’elle ait eu le temps de finir sa phrase. Elle ne lui tint pas rigueur de lui avoir coupé la parole. Elle savait que son cerveau était si rapide qu’il lui arrivait souvent de répondre avant que les personnes auxquelles il s’adressait aient fini de parler. Elle lui sourit et inclina la tête en direction de la porte, lui indiquant le chemin à prendre prestement. Linus sauta de son lit avec souplesse, et s’élança vers la porte. En passant devant madame Abadie, il la remercia sans même s’arrêter, puis il fila en direction du bureau du directeur, situé tout en bas, juste à droite du grand escalier. C’était une place stratégique. En effet, le moindre passage par cet emplacement était signalé par un ou plusieurs craquements sonores qui se répercutaient directement dans le bureau. C’était à croire qu’il y avait une forme d’amplification dans les murs, ou que le directeur avait développé un sens spécifique : il savait toujours quand quelqu’un passait, et de qui il s’agissait. Linus s’arrêta juste devant la porte du bureau. Il était sûr de ne pas avoir besoin de frapper : le directeur savait déjà qu’il était là. Il attendit donc l’autorisation d’entrer. – LINUS ! cria le directeur. Linus sourit à cet appel. Cela ne ratait jamais. « Il devrait monter un numéro de cirque », se dit-il malicieusement. Le bureau était étroit et sentait fort la cigarette blonde qu’affectionnait le directeur, et qui incommodait tant Linus. Le lieu était à l’image du reste de l’orphelinat : vieillot, et guère accueillant. Les murs étaient tapissés d’armoires remplies de dossiers, sûrement ceux des enfants passés par l’établissement. Derrière la cigarette, Linus détecta des odeurs de vieux bois, de vieux papiers, de vieux cuir usé, bref… de vieux ! Le directeur se tenait debout derrière son bureau. C’était un homme grand, aux sourcils épais, au teint émacié, presque décharné, au visage barré de multiples rides et d’une grosse
moustache qui lui cachait la lèvre supérieure. Comme toujours, il portait son inoxydable costume de velours marron. Il plissa les yeux, creusant un peu plus les rides qui naissaient au coin de ses yeux et qui filaient en éventail se cacher sous la broussaille de ses cheveux. Sans un mot, Linus s’avança en jetant un regard de côté à l’homme assis près de l’angle du bureau, sur une chaise à accoudoirs. Le garçon reconnut très vite l’individu chauve qu’il avait vu entrer dans l’établissement deux heures plus tôt. Tout le monde était venu le regarder traverser la cour depuis le portail, un spectacle à lui tout seul : de petite taille, à peine plus grand que Linus, tout rond, un ventre si rond qu’il semblait l’englober comme une grosse boule. Son visage, lui aussi tout rond, était barré d’un énorme sourire qui semblait permanent tant sa bouche était grande. Il avait marché en se dodelinant, sautant d’un pied sur l’autre dans une démarche tellement bizarre qu’il eût été plus efficace pour lui de rouler, s’était dit Linus. Même ses vêtements étaient étranges. Non qu’il fût mal habillé, mais… il portait une queue-de-pie noire, toute neuve mais totalement démodée, et un pantalon à grosses rayures bleues et blanches. De la poche de son gilet vert pendait une chaîne en or à gros maillons, attirant la lumière avec un éclat inhabituel. – Oui, monsieur le directeur ? Vous vouliez me voir, monsieur le directeur ? Linus savait que le directeur adorait qu’on surutilise son titre. Il jeta un coup d’œil de biais au bonhomme replet qui souriait toujours. – Oui, Linus. Monsieur Poussagloup… « Qu’est-ce que c’est que ce nom ? » se demanda Linus. – … ici présent a une chose importante à t’annoncer. Je pense que tu as de la chance. « J’espère qu’il ne veut pas m’adopter, ce gros bonhomme bizarre. Je ne suis pas désespéré à ce point. » – Pas de la chance, mais de l’intelligence, monsieur le directeur. Une grande intelligence, hi, hi, hi ! Se tournant vers Linus, le visiteur poursuivit : – Cher Linus, je pense que tu es un enfant très spécial et extraordinaire… Aussi, je suis venu te proposer de passer un examen… Un examen très spécial, lui aussi. C’est un examen de physique, très difficile, hi, hi, hi ! Il marqua un temps. Linus trouva qu’il s’exprimait de manière aussi bizarre qu’il s’habillait. Et cette énervante manière de ponctuer ses phrases d’un petit rire nerveux… – Ben… cela va servir à quoi ? – Judicieuse question, jeune homme, hi, hi, hi ! Il est vraiment malin, ce garçon, monsieur le directeur. Le directeur releva un sourcil broussailleux d’un air circonspect. – Eh bien, si tu réussis l’examen… tu seras admis à l’Académie de surdoués de sciences physiques, où tu apprendras un métier te permettant d’utiliser tes prodigieuses aptitudes, hi, hi, hi… et de rejoindre les rangs des physiciens. Sciences physiques ! Ces deux mots explosèrent dans le cerveau de Linus, qui manqua de défaillir. Il ouvrit grand sa bouche dans un mouvement impossible à contrôler, avant de parvenir à se focaliser et à se ressaisir. – Eh bien… oui ! Bien sûr que cela m’intéresse, mais… – Je n’ai pas beaucoup de temps, Linus. Si tu acceptes de m’accompagner, hi, hi, je finaliserai les détails avec monsieur le
directeur pendant que tu iras préparer tes affaires. Je sais que ce sera une grande opportunité pour toi. – Heu… eh bien, il faut voir… C’est vrai que j’adore la physique… – Alors, nous sommes d’accord, hi, hi, hi ! – Parfait ! Voilà qui est rondement mené, monsieur Poussagloup. Toutefois, avant de pouvoir emmener Linus, nous avons des papiers à faire ainsi que le… heu… règlement des frais de l’orphelinat. Je sais que ce n’est pas une adoption, mais cette procédure atypique… – Ne vous inquiétez pas, monsieur le directeur, hi, hi, hi… J’ai dans ma mallette tous les papiers nécessaires, ainsi que de quoi régler les frais, et même de faire un don plus que substantiel à votre établissement. – Ah, mais ça change tout, ça ! C’est parfait ! Vraiment parfait ! Signons, signons ! Ce sera très bien… pour Linus. Mon garçon, va préparer tes affaires. Madame Abadie va te fournir une valise. – Mais heu… Le directeur fronça les sourcils. – Oui… monsieur le directeur, se résigna Linus. Le garçon tourna les talons et sortit du bureau. Que venait-il de se passer ? Tout à coup, il réalisa : « Je vais quitter l’orphelinat ! Je vais étudier la physique ! » Il partit en trombe. Il avait l’impression de voler, il fonçait comme le vent. Il monta l’escalier quatre à quatre, arborant un immense sourire. Il bouscula deux autres garçons, et se rendit aussi vite que ses jambes le lui permettaient dans le bureau de madame Abadie. – Madame Abadie ! – Enfin, Linus, qu’est-ce qui te prend de crier comme un forcené ? Tu m’as fait peur ! – J’ai besoin d’une valise. Monsieur le directeur… Le gros bonhomme… Je pars, là, ça y est ! – Attends, attends. Calme-toi. Le monsieur t’adopte ? Monsieur le directeur veut que je te donne une de nos valises ? C’est bien ça ? – Non ! Oui ! J’ai besoin d’une valise, mais il ne m’adopte pas. Il m’emmène passer des examens et entrer dans une école pour devenir astrophysicien ! s’emballa Linus, rêvant à nouveau d’astrophysique. – Eh bien, si je m’attendais à ça ! Il ne ressemble pas à un recruteur d’astrophysiciens ! Je suis très heureuse pour toi, Linus ! Elle ouvrit la grande armoire en bois derrière elle, et en sortit une vieille valise très usée qu’elle tendit à Linus. – Je vais t’aid… Elle n’eut pas le temps de finir sa phrase que Linus lui avait déjà arraché la valise des mains et filait dans le couloir. Elle entendit ses pas rapides s’éloigner. Linus semblait bien en train de battre un record de vitesse… De toute façon, il serait vite prêt. Il ne possédait pas grand-chose, et la valise était bien assez grande pour contenir le peu d’affaires qu’il avait. Il traversa son dortoir en trombe sous le regard perplexe de deux de ses camarades, tout juste remontés de la cour, fonçant jusqu’à sa petite armoire. Il en fit voler la porte et, d’un geste du bras, il balaya ce qu’il se trouvait sur les étagères, direction la valise ouverte par terre. Il y jeta aussi son fidèle baladeur, avant de la refermer puis de l’attraper d’une main, tout en saisissant de l’autre un sac en plastique contenant ses livres. Il retourna alors tout aussi vite dans le bureau de madame Abadie. – Te revoilà déjà ?
– Oui ! Vous voudrez bien remettre ces livres à la bibliothèque, s’il vous plaît ? demanda Linus, pressé. – Bien sûr, Linus, je m’en charge. Mais attends ! Tu ne m’as pas dit exactement où tu allais. Et qu’est-ce que c’est exactement que cette école ? – Heu… eh bien… heu… je ne sais pas trop moi-même… Je dois vraiment y aller maintenant ! Au revoir, madame Abadie, et merci pour tout ! – Au revoir, Linus, et fais attention à toi, lui lança madame Abadie avec un regard protecteur. L’air pensif, il sortit du bureau de madame Abadie d’un pas nettement moins empressé. « Elle a raison, madame Abadie. Je me suis peut-être un peu emballé. Je ne sais même pas où je vais, ni même qui est cette personne. Je ne sais pas en quoi consiste cet examen, ni ce que je vais devoir faire. C’est quand même rapide. Bon, en même temps, je ne suis pas sûr que cela puisse être pire qu’ici… Et puis, maintenant, plus le choix ! » Il croisa Urbain et deux de ses acolytes habituels dans l’escalier. Ils n’échangèrent aucune parole, mais le sourire carnassier de la brute et ses yeux brillants de méchanceté eurent vite fait d’écarter de son esprit le doute semé par madame Abadie. Et il repartit en courant jusqu’à la porte d’entrée. Au même instant, la porte du bureau s’ouvrit, et le bonhomme tout rond sortit, suivi de près par le directeur. – Parfait, monsieur Poussagloup ! Tout est en ordre. Et encore merci pour votre si généreuse contribution ! Êtes-vous sûr de ne pas avoir une minute pour un rafraîchissement ? J’ai là ma bouteille de whisky personnelle… – Non ! Non merci ! Hi, hi, hi… Ce fut un plaisir de pouvoir contribuer à la continuité d’un établissement aussi bien… géré ! – Ah, Linus ! Déjà prêt ? – Oui, monsieur le directeur. – Eh bien, bon voyage, et montre-leur l’étendue de tes talents. – Merci, monsieur le directeur. Au revoir. De manière très solennelle, le directeur serra la main de Linus. Ce dernier tourna les talons et s’élança à la suite de Poussagloup. Il ne quittait pas des yeux le drôle de petit homme, qui sautillait d’un pied sur l’autre de sa démarche chaloupée, pendant qu’ils s’avançaient vers la grille de l’orphelinat. Linus se réjouissait à l’idée de partir enfin de cette grande maison grise. Son esprit agile avait déjà imaginé des dizaines de scénarios possibles. Un taxi les attendait devant la grille. Linus chargea sa valise dans le coffre et vint s’asseoir à côté de Poussagloup. Le regard insistant de celui-ci et son sourire mettaient Linus un peu mal à l’aise. – Hi, hi, hi… Installe-toi confortablement, Linus ! – Merci, heu… monsieur Poussagloup. J’ai plein de questions, et notamment… – Je répondrai à toutes tes questions quand nous serons arrivés. – Heu… monsieur Gloup ? Où est-ce que je vous conduis, maintenant ? demanda le chauffeur. – Retour au point de départ, mon cher… Hi, hi, hi… Et ce sera fini. – OK ! On est partis ! La voiture démarra. Au début, Linus regardait les kilomètres défiler, mais il cessa vite de prêter attention à la route, et il commença à somnoler, perdu dans ses pensées et bercé par ses espoirs. Il se réveilla en sursaut quand la voiture s’arrêta. Il ne savait pas combien de temps il avait dormi, mais il se sentait vaseux, et sa nuque le faisait légèrement souffrir. Le soir approchant,
il avait forcément dû somnoler plusieurs heures. Pendant que Poussagloup payait le chauffeur du taxi, Linus se frotta les yeux et descendit pour récupérer sa valise. Il regarda autour de lui. À part une vieille masure au bord de la route, il n’y avait pas grandchose. On était en montagne et, visiblement, il n’y avait pas âme qui vive dans le coin. Excepté peut-être dans la maison… Avant qu’il ait eu le temps de réagir, le taxi repartait en trombe ! – Mais ? Mais ? Qu’est-ce qu’on fait ici ? Il n’y a rien du tout ! – Viens avec moi. Allons-y… hi, hi, hi ! Poussagloup s’engagea sur le chemin en direction de la maison. Bien qu’inquiet, Linus décida de lui emboîter le pas : il valait sûrement mieux suivre ce bonhomme bizarre que rester seul ici au milieu de nulle part. Ils se dirigèrent vers la maison, mais passèrent à côté sans s’arrêter. Cela permit à Linus de découvrir qu’elle ne possédait plus grand-chose qui tienne debout, excepté la façade donnant sur la petite route. Le reste était à moitié effondré. Manifestement, ce n’était pas la destination de son guide. – Où va-t-on ? – On rentre, mon garçon… Comme je te l’ai dit, je prendrai le temps de t’expliquer en arrivant. Poussagloup reprit sa marche en direction de la montagne. La lumière du jour commençait à décliner. Linus se demanda s’il ne devait pas prendre ses jambes à son cou mais, étrangement, il se sentait serein, juste poussé par la curiosité. Il ne ressentait aucune animosité de la part de Poussagloup. Ce dernier était bizarre, certes, mais très chaleureux et amical. Au bout de trente minutes, Linus aperçut un genre de rectangle de bois sur le flanc de la montagne. – C’est là ! Nous nous arrêterons là un moment pour que je puisse te préparer, hi, hi, hi, puis nous nous rendrons au Centre, où tu rencontreras tout le monde. Linus le regarda sans rien dire et lui emboîta le pas, une fois de plus. Arrivé devant le rectangle de bois, Linus comprit qu’il s’agissait de l’entrée d’une maison. Une maison troglodyte creusée dans la montagne ! Devant la porte, Poussagloup tira la chaîne de son gilet. Dans la pénombre du soir, Linus distingua furtivement une grosse montre à gousset en or avec le symbole de l’infini dessus. Poussagloup saisit la poignée de la porte et, tout en consultant sa montre, poussa le panneau, qui s’ouvrit dans un petit grincement aigu. Il entra, suivi de Linus, referma la porte derrière lui, et rangea sa montre dans la poche de son gilet. – Nous y voilà, mon garçon, prends place ! Tu dois avoir faim. Je n’ai pas grand-chose, ici, mais je vais nous trouver quelque chose. Hi, hi, hi… Et ensuite, nous discuterons. Linus était très intrigué. C’était une petite pièce très simple où tout était fait de bois. Il s’en dégageait une atmosphère de vieux chalet, bien que tout soit propre et parfaitement rangé. Deux canapés agrémentés de gros coussins de velours marron se faisaient face de part et d’autre d’une table basse. Aucune porte susceptible de mener à une cuisine ou à une chambre. Soudain, Poussagloup disparut derrière un rideau bariolé, la seule touche de couleur de la pièce. Linus se demanda ce qu’il y avait derrière ce rideau. Un palais de pierre creusé dans la roche de la montagne, ou alors rien du tout ? La voix de Poussagloup l’interrogea de derrière le rideau. – Tu aimes le chocolat ? Hi, hi, hi… – Heu… ben oui, comme tout le monde.
– Je n’ai pas grand-chose, car j’étais censé rentrer bientôt, hi, hi, mais j’adore le chocolat ! Poussagloup écarta le rideau et revint dans la petite pièce sans que Linus ait eu le temps de distinguer ce qu’il se cachait derrière. L’étrange personnage avait dans les mains un panier d’osier rempli de morceaux de chocolat de tous les types et de toutes les formes. Il s’assit sur l’autre canapé, posa le panier sur la table, et fourra dans sa bouche un gros morceau de chocolat, qu’il avala très rapidement. – Bien, parlons maintenant ! Tout d’abord, tout ce que je t’ai dit est vrai. Je vois bien que tu te poses beaucoup de questions. Alors, je suis un physicien, et les raisons qui font que je t’ai amené ici sont bien celles que je t’ai annoncées, hi, hi, hi… C’est juste un petit peu plus compliqué. – Mais… et les tests, et l’académie, et… – Je vais y venir, hi, hi… Que sais-tu de l’univers et de la matière noire ? La question, posée ainsi et si directement, surprit Linus, qui essaya quand même de répondre. – Ce que j’en ai lu… Il s’agit d’une matière mystérieuse, nécessaire pour unifier et expliquer le modèle de la cosmologie. On ne sait pas si elle existe, mais on ne sait pas prouver les théories actuelles sans elle. – Tout à fait, mon garçon, bravo. Je vais aller plus loin pour toi. En fait, la matière noire existe. Elle a vu le jour au moment de la création de l’univers. À la différence du reste de la matière, elle n’a subi aucune altération depuis, hi, hi, hi. Elle résonne donc encore comme un écho de la vibration primitive, à l’origine de toute chose et de toute matière. – Comment vous savez ça ? – Je sais beaucoup de choses, mon garçon… Il se trouve que certaines personnes sont sensibles à cette vibration. Nous autres physiciens, nous l’appelons le vibraton. Hi, hi… – Je n’ai jamais entendu parler de ça ! – Ce n’est pas étonnant, car les personnes sensibles au vibraton sont très rares. Une interaction entre les ondes cérébrales et le vibraton permet de voir, ou plutôt de distinguer, la matière noire. Pour nous, elle n’est pas invisible, mais noire. Hi, hi, hi. – Et qu’est-ce que cela a à voir avec moi ? – Tu as cette capacité, Linus. Tout comme moi, hi, hi, hi… Et comme les physiciens avec qui je travaille. – Moi ? Linus était un peu perturbé par cette annonce : il ne savait pas très bien ce qu’elle signifiait. – Oui, oui… Regarde ! Poussagloup sortit à nouveau sa grosse montre à gousset de sa poche. Linus y distingua le symbole de l’infini qui était gravé sur le couvercle. Poussagloup l’ouvrit et la retourna afin que Linus voie l’intérieur. – Que remarques-tu ? Hi, hi, hi… – Ben, une grosse montre à gousset qui indique l’heure ! – Regarde mieux. Linus fronça les yeux pour tenter de déceler quelque chose sur le cadran. – Pas le cadran, hi, hi, hi… Le garçon examina l’intérieur du couvercle protecteur : il était noir, d’un noir profond, parfois agité de volutes comme une brume opaque qui retenait tout. Il semblait pourtant solide. C’était difficile à décrire et à comprendre pour lui. L’état de cette chose