Extrait du livre Chère Traudi
Chère Traudi d'Anne Villeneuve aux éditions Les 400 coups
Chère Traudi
Chère Traudi
Chère Traudi, Le soir coule doucement sur mon verger. Seul le rouge des pommes résiste encore au noir de la nuit. Tout est si beau, tout est si calme. Je suis là à ma fenêtre et je pense à toi, petite fille assise au creux de ma mémoire. Je te revoie toute pâle dans ton manteau de mauvaise laine. Ta main s’accroche à une vieille valise de carton comme on s’accroche à une bouée de sauvetage. Petite naufragée de la guerre, te souviens-tu de moi ? Ça fait longtemps, n’est-ce pas ? Des années… Tu sais, malgré mes cheveux blancs, tout est encore si vif dans ma mémoire. Des souvenirs lourds comme des obus. Laisse-moi te raconter la guerre et mon enfance prise dedans.
Elle est arrivée par un matin de brume, cette guerre. Tu te souviens de la brume de Hollande ? Un grand soldat allemand s’est pointé chez nous. Je ne sais pas comment il est venu, mais je me plais à l’imaginer sur une moto. Tu sais, les petits side-cars allemands ? J’ai toujours trouvé bizarre de voir des hommes aussi puissants coincés dans de si petites voitures.
« Öffnen Sie Sofort ! Ouvrez ! Ouvrez immédiatement ! » criait-il en cognant rageusement à notre porte. J’entends encore ses pas marteler le plancher de notre maison. Il a examiné chaque étage, allant de pièce en pièce. Mon père lui collait aux talons comme un pauvre chien. Moi, je me sentais si petit. Il parlait cette langue rude qui me faisait peur. « Aujourd’hui, un général allemand vient s’installer ici avec ses officiers. Il vous laisse deux chambres : une pour vous et une pour les enfants. Le reste de la maison vous est interdit ! » Puis il est parti. Ce jour-là, la guerre qui rageait au loin est venue me coller à la peau. Désormais, j’allais vivre avec l’ennemi dans tous les recoins de ma vie. Moi, j’avais onze ans.
Pourtant, la guerre avait commencé bien avant. Un matin, sur le bout des pieds de mes sept ans, je l’ai vue passer par ma fenêtre. Des dizaines de bombardiers tournoyaient dans le ciel. Le bruit des moteurs éclatait dans mes oreilles. À la maison, mon père placardait les fenêtres avec nos matelas. Si une bombe explosait, ces matelas nous protégeraient des éclats de vitre, pensait-il… Ma mère remplissait des sacs à dos de nourriture et de vêtements chauds. On ne savait pas ce qui allait nous arriver. Un jour, il faudrait peut-être fuir la maison. Ces sacs à dos seraient alors notre survie.
Au village, le drapeau allemand flottait partout. Des soldats paradaient, le torse bombé, les bottes reluisantes. Ils chantaient des chansons de guerre, des chansons de victoire. Tu sais, du haut de mes sept pommes, j’aimais les regarder mais mon père m’avait bien averti : « Si tu croises des Allemands, change de trottoir et marche tête baissée. Ne les regarde surtout pas ! Qui sait ce qu’ils pourraient te faire… » Les gens avaient faim. Ils faisaient la queue devant des épiceries presque vides. Parfois, ils échangeaient leurs tickets contre un peu de viande, des œufs, du lait. Le café, le chocolat et les oranges avaient disparu depuis longtemps des étalages.
Petite Traudi, te souviens-tu du cimetière juif au fond du petite bois ? J’allais souvent l’espionner. Tout y était si calme. Trop calme. Je me posais des questions. Pourquoi les juifs du village portaient-ils une étoile cousue comme une honte à leurs vêtements ? Je voyais souvent ces gens tristes, marqués de l’étoile, qui marchaient dans les rues d’Oisterwijk. Un jour, ces étoiles ont disparu, emportant des milliers d’hommes, de femmes et d’enfants. Et moi je n’y comprenais rien, mais qui aurait pu m’expliquer ?