Extrait du livre Contes animaliers d'Argentine
Contes animaliers d'Argentine de Denise Anne Clavilier et Jimena Tello aux éditions du Jasmin
Contes animaliers d'Argentine
Avant-propos Mis à part quelques contes d’auteurs comme Godofredo Daireaux (1839-1916), Fray Mocho (1858-1903) ou Jaime Dávalos (1921-1981), le conte populaire argentin relève d’une tradition orale. Elle se répartie sur cinq régions culturelles : le Nord-Ouest (Salta, Jujuy, Tucumán, Catamarca, Santiago del Estierro, Chaco, Formosa), la Mésopotamie ou Littoral (Misiones, Corrientes, Entre Ríos, Santa Fe), les Pampas ou Centre (province de Buenos Aires, La Pampa, Córdoba), la Patagonie (Neuquén, Río Negro, Chubut, Santa Cruz, Tierra del Fuego) et Cuyo (Mendoza, San Luis, San Juan, La Rioja). Ce recueil doit son inspiration à la philologue et folkloriste Berta Elena Vidal de Battini (San Luis, 1900 - Buenos Aires, 1984). Elle a parcouru le pays de fond en comble pour enregistrer et transcrire l’art oral des conteurs. Elle en a tiré une somme présentant des milliers de récits dits dans un espagnol très pittoresque. J’en ai prélevé une poignée, uniquement des contes animaliers, et je les ai transposés dans notre langue écrite. Depuis près de cinq siècles, les conteurs argentins fusionnent le legs espagnol, qui a lui-même assimilé les fables d’Ésope, Le Roman de Renard, les Contes des mille et une nuits, ceux de Perrault, des apologues précolombiens (issus de la trentaine d’ethnies du pays) et des bribes de culture d’Afrique de l’Ouest sans oublier les patrimoines britannique, français, italien, allemand, grec et levantin, apportés par le grande immigration de 1880-1930.
Ces contes animaliers évoquent l’environnement social, politique et naturel de l’Argentine tout en le parsemant d’anachronismes, ce qui est la marque d’un répertoire en cours d’élaboration. L’action a beau se situer dans le passé du « il était une fois » ou du « en ce temps-là, les animaux parlaient », la réalité dont elle témoigne est très récente, voire toujours actuelle. L’adulte reconnaîtra sans peine les concours de cerfs-volants, si populaires dans tout le pays, ou nos modernes meetings aériens, la répression qui, dans les Pampas et ailleurs, s’est longtemps exercée contre les manœuvres ruraux et l’héritage jésuite du Littoral, de si heureuse mémoire dans tout le sud du sous-continent. Des conflits apparaissent en filigrane : la guerre que les gauchos révolutionnaires du Nord-Ouest, aussi résolus que mal armés, firent à l’armée coloniale pour l’indépendance et les insurrections des Amérindiens contre les Blancs, qui glissent du nord au sud à mesure de l’avancée des seconds qui, sous prétexte d’apporter la civilisation, chassaient les aborigènes vers des terres plus inhospitalières. Parfois, le conte est la revanche du vaincu : c’est lui en effet qui gagne. Des détails ont donc été insérés pour faciliter la compréhension de ces événements qui ne nous sont pas familiers et que j’ai abordés dans d’autres ouvrages (chez le même éditeur). Partout où cela était possible, j’ai conservé l’onomastique originale, un peu déconcertante pour nous puisque les Argentins affublent volontiers les animaux indigènes de noms hérités de l’Europe médiévale. Le puma s’appelle lion, le jaguar (yaguareté) tigre ou le nandou (ñandú) autruche... Parmi ces animaux américains, certains, très présents dans l’imaginaire, ont disparu depuis longtemps. D’autres sont protégés (le caïman, yacaré, et le toucan entre autres) et plusieurs sont en cours de réintégration dans leur milieu naturel, comme le puma et le jaguar. Pour que ces récits soient à la portée de tous, sans distinction d’âge, il m’est arrivé d’adoucir ici une expression trop crue ou d’intégrer ailleurs un conseil de prudence (contre le tabagisme). Mis à part ces indispensables ajustements, ces contes nous arrivent tout droit des fogones argentins, ces feux de camp qui, dans les campagnes, réunissent encore aujourd’hui la communauté locale ou le personnel d’un domaine agricole autour d’un bivouac hérité des gauchos coloniaux. Denise Anne Clavilier
La grande faim du renard (Salta) Il était une fois un lointain pays de hautes et puissantes montagnes. En ce temps-là, les animaux parlaient et vivaient tous en bonne intelligence. Don Zorro, le renard, et don Quirquincho, le tatou, habitaient côte à côte, chacun dans son terrier. Au coucher du soleil, en partant chasser, les deux voisins se saluaient. En rentrant peu avant l’aube, ils se souhaitaient le bonjour avant d’aller dormir. Or depuis plusieurs nuits, tous deux revenaient bredouilles. Ils commençaient à avoir faim et leurs petits également. Or la faim n’est pas bonne conseillère et il vint une méchante idée à Messire Renard. Un jour, en observant son voisin, il songea que les humains mangeaient les tatous. Ils les faisaient rôtir ou bouillir en ragoût. Leur chair devait donc être un mets nourrissant et bien savoureux. Et par temps de disette... C’est ainsi qu’un soir, Messire Tatou remarqua le regard bizarre que don Zorro lui jetait. « Ouh, pensa-t-il,
la situation devient dangereuse. » Aussi, pour ne donner au renard aucune occasion de s’en prendre aux siens, le tatou veilla toute une journée s’efforçant d’imaginer la façon la plus rapide de trouver des vivres à partager avec son voisin, pour lui éviter toute tentation fatale. Or à Salta, la grande ville, se tenait la foire d’été. Les villageois s’y rendaient tous les matins pour y vendre des victuailles. À l’aube, la contrée s’éveillait embaumée d’une appétissante odeur provenant du hameau. Avant le lever du soleil, les femmes cuisinaient un mélange alléchant de viande, d’oignons, de pommes de terre, d’œufs et de piments doux qu’elles enfermaient dans une pâte grasse, croustillante et fondante à la fois, pour former ces chaussons salés cuits au four qu’on appelle empanadas. Le soir, don Quirquincho sortit du logis et alla frapper à la porte de son voisin. « Compère, dit-il à don Zorro, je sais comment trouver à manger en gardant nos forces, sans avoir besoin de chasser – Comment nous y prendrons-nous ? s’enquit le renard. – Laissez-moi agir, je vous montrerai. Cependant de nuit, il n’y a rien que nous puissions faire. Attendons l’aurore. Je vais me coucher. Je n’ai pas fermé l’œil du jour et j’ai sommeil. Vous devriez m’imiter. Nous agirons au soleil et nous n’en avons pas l’habitude. » Au petit matin, don Quirquincho quitta son terrier et s’installa au beau milieu de la grand-route, sèche et poussiéreuse, feignant la plus grande vulnérabilité. En effet, quand un tatou se sent en danger, il se roule en boule et les plaques pourtant disgracieuses dont son corps est cuirassé en font alors l’animal le plus prodigieux du Nouveau Monde. Dans ces moments-là, il ressemble à une boule d’ivoire ouvragée dans laquelle aucun prédateur ne peut planter ni crocs ni serres mais il attire la convoitise des humains qui font avec les carapaces des caisses de résonance pour leurs instruments à cordes. Autour d’un feu de camp, la nuit, quand les hommes s’amusent, c’est souvent sur un charango en écailles de tatou qu’ils accompagnent leurs chansons. Ainsi donc, don Quirquincho s’était roulé en boule sur la grand-route au péril de sa vie. Apparurent des villageoises qui portaient sur la tête et sur les hanches de larges paniers emplis d’empanadas odorantes. Tapi sur le bas-côté, au milieu des herbes hautes, don Zorro ouvrait grand les yeux pour ne rien perdre de ce qu’il se passait. Affamé, le pauvre renard levait le museau et flairait à petits coups le fumet tentateur de la viande et des œufs. Don Quirquincho, quant à lui, ne bougeait pas plus que s’il avait été mort mais il entendait renifler son compagnon... « Avec le bruit qu’il fait, s’inquiétait-il, les femmes vont se douter de quelque chose. » Les jeunes filles arrivèrent et à la vue de l’animal roulé en boule, elles s’immobilisèrent. L’une d’elles s’exclama : « Oh, regardez ! Un tatou ! Le froid de la nuit l’a à moitié tué. »
contes d’argentine Elle déposa ses paniers, se pencha vers la boule d’écailles qu’elle prit dans ses mains et soupesa avec fierté. « Voyez comme il est gros, dit-elle, en l’examinant de tous les côtés. La carapace est très jolie. Voilà donc notre dîner et un nouveau charango. Ce soir, nous le mangerons rôti sous la cendre, avec du maïs grillé, et demain, nous apporterons les écailles à don Roberto, qui en cherche pour un riche client de la capitale. Il devrait nous en donner un bon prix. Et nous serons riches ! » Lorsqu’il entendit ces paroles, le cœur du renard se serra très fort. Il avait beau avoir eu l’idée de croquer le tatou, il pensa à sa voisine et à leurs enfants et fut rempli de tristesse. Il vit la jeune fille placer délicatement son malheureux compère dans son panier, au milieu des empanadas bien chaudes qu’elle portait sur la tête. Elle remit ses paniers en place et toutes ensemble, elles reprirent leur route. Le renard les regarda s’éloigner, anéanti par le regret d’avoir perdu son ami, la honte d’avoir songé à imiter les hommes à ses dépens et celle de n’avoir pas même tenté la moindre attaque pour le tirer de ces mains criminelles. La tête basse, il s’en retourna vers sa femme et ses enfants qui glapissaient de faim. En chemin, les commères s’étaient mises à bavarder. Messire Tatou attendit qu’elles fussent bien plongées dans la conversation pour sortir de sa prétendue léthargie. Il s’étira doucement en prenant soin de n’éveiller aucun
soupçon chez ces femmes. Et tout d’abord, il dévora le chausson le plus ventru qu’il trouva à sa portée. Ayant recouvré quelque force, il se mit à jeter sur la route une à une les empanadas les plus dodues et dorées qu’il pouvait atteindre. Et d’une ! et de deux ! et de trois ! et ainsi de suite en faisant le tour du panier jusqu’à ce que le groupe passât sous un arbre. Don Quirquincho en profita pour s’accrocher à une branche et oups ! il est hors du panier et les victuailles ou ce qu’il en a laissé continuent leur chemin vers la foire. Il attendit que les jeunes filles fussent assez loin pour ne plus entendre ce qu’il faisait et il se laissa glisser jusqu’au sol. De là, il rebroussa chemin et ramassa toute sa récolte. À midi, de délicieux effluves caressèrent les narines de la famille Renard que don Quirquincho appelait du dehors : « Compère, compère, venez vite ! J’ai rapporté assez à manger pour ma famille et pour la vôtre. Venez chez moi. » Quelle bombance on fit dans les deux terriers ! Et don Zorro oublia toutes ses mauvaises pensées contre son voisin. Pendant ce temps, les jeunes filles arrivèrent en ville et entreprirent d’installer leurs marchandises sur l’étal. Quelle ne fut pas leur surprise de découvrir qu’un de leurs paniers était presque vide et que le tatou avait disparu. Elles avaient perdu tout ensemble leur repas du soir et le bon prix qu’elles attendaient du luthier du village. Elles maudirent le tatou qui les avait bernées. Dans les terriers de nos amis affamés, les provisions ne firent pas long feu. Quand elles furent épuisées, le tatou reçut la visite de Messire Renard. Il lui dit que c’était son tour d’aller aux provisions et que le lendemain matin, il irait se poster sur la grand-route pour répéter l’opération que le tatou avait menée à si bonne fin. Celui-ci lui répliqua : « N’en faites rien, don Zorro, c’est à moi et à moi seul de m’en occuper. Je suis le seul de nous deux à pouvoir le faire. » Or le renard était le plus rusé des animaux et il n’avait jamais brillé par son humilité. Croyant que le tatou doutait de son habilité, il reçut très mal son refus. « Vous nous avez nourris, mes enfants et moi, fit-il d’un ton vexé. Il est juste que je travaille à mon tour et vous invite chez moi. » Le renard était sûr de rapporter un butin bien plus abondant que le tatou, qui passe parmi les animaux pour un gros benêt. Le lendemain à l’aube, don Zorro s’en fut donc se poster sur la route. Il se pelotonna comme il l’avait vu faire à son voisin, salissant son beau poil roux et soyeux dans la poussière du chemin. Quand les villageoises arrivèrent, leurs paniers sur la tête et sur les hanches, un sillage d’odeurs appétissantes sur leurs pas, elles aperçurent le renard au beau milieu de la piste et s’arrêtèrent. Il s’attendait à être soulevé en l’air dans leurs douces mains. Un fin sourire de ravissement découvrit quelques-unes de ses canines pointues. Alors la
contes d’argentine villageoise s’écria : « Il a l’air à moitié mort mais il vit encore. S’il est enragé, il pourrait mordre nos bestiaux et dévaster nos troupeaux. Vite ! Achevons-le ! » Et les femmes s’armèrent de gourdins et rossèrent si fort le renard qu’il s’enfuit à toutes jambes. La renarde et les renardeaux le rejoignirent et ils partirent ensemble vers un autre pays. Le tatou ne les revit jamais et vécut tranquille jusqu’à sa mort. Dans les montagnes d’Amérique, ce n’est que bien plus tard que les renards se sont mis à chasser les tatous pour les dévorer. Le tigre joué (Chaco) Un jour, le jaguar donna une fête dans la forêt subtropicale qui borde le Bermejito, une forêt si dense que les gens du Chaco l’appellent l’Impénétrable. C’est le royaume de Tigre, le terrible fauve de l’Amérique du Sud à la robe tachetée. Tigre avait longuement réfléchi à la liste de ses invités. Il ne voulait que des animaux qui ne sachent pas bien courir et qui soient légers à l’estomac. Il se voulait raisonnable : il n’était pas question de bâfrer et de risquer une crise de foie... Son plan était donc de raccompagner ses hôtes après la fête et de se sustenter avec celui qui fermerait la marche. Pour accueillir ses hôtes, il avait fait des efforts de décoration dans sa tanière et pourvu à tous les goûts et tous les appétits. Ce fut un festin hors pair. Lorsque les invités eurent bien festoyé et dansé et chanté et ri, l’aube était sur
le point de se lever et le chien regarda Tigre. Il lui trouva un drôle d’air et cela l’alerta. Se tournant vers les autres, il cria à la cantonade : « C’est l’heure, les gars ! On laisse dormir notre ami. Tout le monde dit merci et on s’en va. Les plus traînards, vous partez les premiers. Allez, ouste ! On se dépêche ! Sinon nous arriverons très tard, trop tard », insistat-il lourdement pour les animaux les moins futés, ceux que le félin avait conquis grâce à son hospitalité inhabituelle. En croisant le regard du chien, les animaux comprirent qu’il y avait péril en la demeure. On se mit en route. Obséquieux, Tigre insista pour accompagner ses hôtes au moins jusqu’à la rivière, de peur, disait-il, qu’ils ne se perdissent en chemin dans l’épaisseur de sa forêt. Les derniers à quitter les lieux furent les meilleurs coureurs : le daguet gris, le cerf des marais, l’autruche et le chien lui-même. Ils marchaient en poussant les lambins du museau. Tigre fermait la marche, attendant que l’un ou l’autre s’arrêtât sur le bord du chemin, pour se reposer ou pour dormir, après cette nuit de ripaille. Les premiers animaux atteignirent la rivière et en entamèrent la traversée tandis que le chien, le daguet gris, le cerf et l’autruche retardaient le jaguar en bavardant tant et plus avec lui. Quand la conversation fut bien lancée, laissant à ses amis la périlleuse mission de distraire le fauve, le chien alla voir ce qu’il se passait sur la rive. Toutes les bestioles étaient passées de l’autre côté, sauf le mouflon, terrorisé, qui restait immobile. « Jette-toi à l’eau, imbécile, ordonna le chien. Le tigre arrive. Il va te dévorer. Allez, zou ! » Mais le mouflon ne bougeait pas. « Mais vas-y donc, pauvre idiot ! » aboyait le chien, qui avait appris à garder moutons et brebis et savait qu’il faut parfois crier fort pour qu’ils marchent droit. Alors le mouflon éclata en sanglots et avoua qu’il ne savait pas nager. « Dans ce cas, roule-toi dans la boue, et plus vite que ça ! » hurla le chien. « Salis-toi bien et fais le mort. Espérons que le tigre ne te voie pas. » Le mouton obéit, il se vautra sur la berge puis s’immobilisa et retint son souffle. Alors le chien lança aux animaux restés en arrière le cri convenu : « Alerte, alerte, mes amis ! » Aussitôt, daims, biches, cerfs et autruches se mirent à courir autour du tigre en tous sens pour lui envoyer de la poussière dans les yeux. Le tigre dut s’arrêter pour se débarbouiller et y voir clair de nouveau, et pendant ce temps, chiens, autruches, cerfs et daims passèrent de l’autre côté du Bermejito, où ils arrivèrent tous sains et saufs. Sitôt propre, le tigre se mit en chasse mais quand il arriva à la rivière, un caïman entra dans l’eau, lui interdisant toute traversée. Quand les animaux virent le félin hésiter à se jeter à l’eau, ils éclatèrent de rire et restèrent là à se moquer de lui. Le jaguar, furieux, allait et venait le long de la rivière. À plusieurs reprises, il avança dans l’eau jusqu’au poitrail mais alors le saurien fonçait vers lui et Tigre se retirait bien