Extrait du livre Doubles-croches et crochet du droit
Doubles-croches et crochet du droit d'Hélène Gloria et Julie Bouvot aux éditions Utopique
Doubles-croches et crochet du droit
1 Dans le taxi qui m’emmène à l’aéroport, je contemple la silhouette de la tour Eiffel qui se découpe, stoïque, dans le ciel brumeux. Au fur et à mesure que nous approchons du périphérique, ses contours s’amenuisent pour ne former qu’une fine ligne dressée à l’horizon. Soudain, le chauffeur pousse un soupir d’agacement. Son regard noir me fixe à travers le rétroviseur. Surpris, je baisse les yeux. Je réalise alors que je tapote machinalement l’étui de ma trompette, posé sur mes genoux, avec le bord d’une carte postale.
Cette simple carte, montrant une vue panoramique du Caire, sur laquelle est griffonné : Rendez-vous au théâtre. Samedi, 21 heures. Sans signature, elle était entourée d’un lacet usagé de gant de boxe lorsque je l’ai reçue, il y a quelques jours. Ai-je eu raison d’accepter cette invitation ? Me voilà en route vers une ville que je n’ai pas revue depuis mon enfance. Une boule d’anxiété s’est installée au creux de mon ventre et des souvenirs s’éparpillent dans ma tête. Je me souviens de ce triste jour où mon professeur, M. Assim a dû quitter sa maison et son minuscule jardin ombragé. Il avait été chassé par des autorités un peu trop répressives. C’était le début des années quatre-vingt, une époque de bouleversements pour notre pays. L’État égyptien se méfiait des intellectuels, des artistes, des religieux et des militants. Certains finissaient même en prison, au nom de leurs opinions. M. Assim avait trouvé refuge chez un cousin, dans un appartement délabré et exigu. Mais une demi-douzaine de personnes s’y entassait déjà. Il lui était impossible d’accueillir ses élèves au milieu des bébés, en pleurs dès les premières notes de trompette. M. Assim avait dès lors donné ses cours de trompette dans un local, situé au-dessus d’une salle de boxe, dans le quartier de la vieille ville.
Je n’oublie pas non plus la première fois où j’ai poussé la porte : ça sentait la sueur, le camphre et la poussière. Je regrettais déjà nos séances de répétition sous le palmier centenaire qui abritait des oiseaux mélomanes. Mes narines se sont accoutumées à cette atmosphère rugueuse et j’ai avisé un homme au physique noueux, sans doute l’entraîneur : – Bonjour, lui ai-je dit, je cherche M. Assim. L’homme m’a dévisagé d’un air suspicieux en faisant craquer les jointures de ses larges mains. Reculant prudemment d’un pas, je lui ai montré l’étui de mon instrument. Il a soupiré et d’un mouvement du menton, m’a indiqué l’escalier au fond de la salle. Dès les premières marches, j’ai retrouvé avec bonheur le parfum du thé à la menthe que M. Assim buvait à longueur de journée. À l’autre bout de la salle, l’entraîneur, arc-bouté sur les cordes du ring, s’est mis à aboyer sur la
frêle silhouette qui sautillait face à un colosse stoïque. – Qu’est-ce que tu attends ? Vas-y ! Serre les poings et fonce ! Le jeune boxeur – il ne devait pas être plus âgé que moi – a commencé à frapper son adversaire, visiblement insensible aux coups. Irrité par ces assauts de moucheron, le colosse a alors déployé ses bras puissants. Le jeune boxeur a esquivé, toujours en mouvement, comblant sa différence de carrure par une agilité déconcertante. J’étais fasciné et l’ai attentivement observé. Est-ce mon regard appuyé qui l’a déconcentré ou la fatigue qui commençait à faire son œuvre ? Soudain, l’un des moulinets du géant l’a cueilli en plein bond. Le jeune boxeur s’est affalé sur le sol, le souffle coupé.
2 Considérés au départ comme deux extraterrestres au cœur d’un champ de bataille, M. Assim et moi avons progressivement trouvé notre place parmi les boxeurs. Disons qu’ils nous toléraient et ne nous regardaient plus comme des bêtes curieuses. Nous faisions à présent partie du décor, tout comme l’affiche jaunie, annonçant un concert de la célèbre chanteuse égyptienne Oum Kalthoum, qui s’accrochait désespérément au mur décrépi. Bien que nous n’ayons pas échangé un seul mot, j’étais impressionné par la rigueur et la
concentration du jeune boxeur qui me rappelaient mes propres efforts d’apprenti musicien. Lors des échauffements, je le voyais se contorsionner avec la souplesse d’une danseuse, le visage impassible. – Malik, si tu continues à les regarder avec autant d’insistance, je te confie à leur entraîneur, m’a sermonné M. Assim. – Pardon, ai-je répondu en rougissant. – Bien. On reprend à la troisième mesure. Et n’oublie pas : c’est lui qui donne son âme à ta musique, a-t-il murmuré en posant sa main sur mon ventre. Alors, libère ton souffle. Le morceau que je travaillais était particulièrement difficile. Je butais sur certains passages et le regard acéré de M. Assim témoignait des efforts consentis pour contenir son impatience. – Alors, mon garçon, vas-tu les passer ces doubles-croches ? Malgré mes erreurs à répétition, je ne