Extrait du livre Et c’est quoi la sagesse grand-père ?
Et c’est quoi la sagesse grand-père ? De Jean-Marie ROBILLARD Fabien DOULUT Aux éditions Utopique
Et c’est quoi la sagesse grand-père ?
C’était un beau matin de la saison des feuilles. L’automne avait embrasé la forêt, allumant çà et là les torches des érables sur les collines d’alentour. À longs coups de pagaie, Grand-Aigle guidait le canoë d’écorce qui glissait en silence parmi les feuilles tombées, posées comme des fleurs sur l’eau de la rivière. – Prêt, Petit-Castor ? demanda le vieil Indien. – Prêt, grand-père ! Ils se laissèrent lentement dériver vers les rapides.
Aussitôt, happé par le courant, le canoë dévala les eaux vives en se cabrant comme un cheval fou à l’approche des pierres qui lui barraient la route, avant de plonger en soulevant des gerbes d’écume dans les marmites bouillonnantes où grondait la rivière. Petit-Castor poussait des cris de joie. – Yahooo ! Youou ! Au passage des Pierres Tremblantes, la rive défilait à une vitesse folle. Un dernier plongeon dans le bassin d’une cascade, puis la rivière reprit peu à peu un cours plus tranquille, sinuant lentement entre les rideaux d’arbres où s’ébattaient les écureuils.
Au détour d’une pointe, ils surprirent un grand cerf venu se désaltérer au bord de l’eau. Immobile, tête haute, il les regarda approcher puis, d’une brusque détente, bondit entre les buissons et disparut dans l’ombre des mélèzes. – Un jour, dit Petit-Castor, je serai le plus grand des chasseurs du village, et je tuerai des cerfs comme celui-là. Grand-Aigle sourit. – Peut-être, petit... Mais rappelle-toi qu’un grand chasseur ne tue jamais pour le plaisir... Seulement s’il en a besoin. – Je sais, grand-père, je sais...
Ils naviguèrent tout le jour, s’arrêtant çà et là pour boire l’eau d’une source ou déguster quelques lanières de viande séchée que GrandAigle avait emportées dans un sachet en peau de caribou pendu à sa ceinture. Parfois, il s’éloignait de quelques pas et allait s’asseoir sur un tapis de feuilles mortes, les yeux fermés et les deux mains ouvertes en offrande, posées sur les genoux. Petit-Castor l’observait en silence. Un léger sourire, comme un bref rayon de soleil, éclairait son visage... Puis s’effaçait... Quelques minutes s’écoulaient ainsi, paisibles, avant qu’il ouvre les yeux et lui adresse un regard complice. – Un jour, tu verras, je t’apprendrai à plonger tes racines d’homme au creux du ventre chaud de notre Terre-Mère et à y puiser la force qui te portera... En attendant, croque la vie à pleines dents, goûtes-en toutes les saveurs, enivre-toi de ses parfums et nourris-toi de toute la beauté du monde... Viendra alors le temps de la sagesse... Petit-Castor ne saisissait pas toujours très bien le sens des paroles de Grand-Aigle. Un soir où ils revenaient au village à travers la forêt, il avait demandé : – Et c’est quoi la sagesse, grand-père ?