Extrait du livre Jeux de vilains
Jeux de vilains De Patrice Quélard et Éric Dodon Éditions Beurre Salé
Jeux de vilains
Paul se souviendrait toute sa vie de ce moment. Le docteur avait eu toutes les peines du monde à lui expliquer qu’il devait rester dans le couloir pendant que sa femme accouchait dans leur chambre. Dès qu’il avait entendu le premier cri d’Adrien, de l’autre côté de la porte, le cœur de Paul s’était mis à battre d’une manière différente. Il savait au fond de lui que c’était pour toujours. Même en pleine nuit, il restait de longues minutes, émerveillé, à contempler l’enfant tétant le sein de sa mère. Elle avait beau lui dire de dormir, Paul ne voulait rien rater.
Il trimait douze heures par jour au chantier naval où il était chauffeur de clous* dans une équipe de trois riveteurs. L’un des maillons de l’immense chaîne humaine qui construisait de gros bateaux à coque d’acier. Le travail était pénible, brûlant, cuisant, irrespirable. Mais, comme ses collègues, Paul ne se plaignait pas. Il trimait douze heures par jour et, pourtant, il avait donné la première bouchée de purée à Adrien ; il avait été là quand sa première dent avait percé, quand il avait marché à quatre pattes, puis sur ses deux jambes pour la première fois. Quand son fils courait vers lui de sa démarche mal assurée, en lui tendant les bras, Paul se prenait à en pleurer de joie, en ce temps où ce n’était pas très convenable pour un homme de pleurer, surtout pour ça. Mais il s’en moquait. Autrefois, c’était le lancement des bateaux sur lesquels il avait sué sang et eau qui l’emplissait de fierté. Maintenant, il n’avait plus d’yeux que pour cet enfant. Jeanne, sa femme, était ravie de l’adoration que Paul portait à Adrien. Ce n’était pas très convenable non plus, à cette époque, qu’un homme passe tant de temps à s’occuper de son enfant. Mais Jeanne s’amusait de cet amour démesuré d’un père pour son fils. Elle ne s’en inquiétait pas. Elle profitait du moment en se disant que Paul apprendrait à partager cet amour avec leurs autres enfants quand ils en auraient. Et c’est ce qui se serait passé, sûrement. * Le chauffeur de clous chauffait au rouge les « rivets », grands clous métalliques servant à assembler les tôles.
Mais, au moment où Paul et Jeanne auraient pu avoir un deuxième enfant, Paul dut partir. À la guerre. Adrien avait à peine 5 ans, un âge où on ne sait pas ce qu’est la guerre, où on ne sait pas ce qu’est la mort. Alors il demanda à son père : « c’est quoi la guerre ? » Paul voulait que son fils garde son insouciance d’enfant le plus longtemps possible. Aussi n’eut-il pas le cœur de lui dire que c’était dangereux, et encore moins qu’il pouvait ne jamais en revenir. Alors, à court d’idées, il lui dit : — C’est un jeu. Quand deux pays sont en désaccord à propos d’un morceau de territoire ou autre chose qui leur semble essentiel, ils organisent un grand, un très grand jeu pour se départager. Et tous les papas doivent aller au jeu. — Pas les mamans ? s’inquiéta Adrien. — Non, pas les mamans, lui répondit Paul en souriant. Les mamans restent à la maison pour s’occuper des enfants, parce que le jeu se joue très très loin de la maison. Mais je t’écrirai souvent, et maman te lira mes lettres. Et tu pourras me répondre ! Maman écrira pour toi ce que tu veux. Quand tu sauras lire et écrire seul, je serai sans doute déjà revenu ! Ce soir-là, Adrien s’endormit rassuré. Mais à son réveil, le lendemain, son papa n’était plus là et sa maman pleurait : « Tu dormais si bien, mon ange. Papa n’a pas voulu te réveiller. »
Le 28 avril 1914 Mon cher Adrien, Il faut que tu me pardonnes d’avoir attendu près d’un mois avant de t’écrire ma première lettre, mais j ’ai été très occupé. Le jeu ne se passe pas du tout comme prévu. Les Allemands sont des adversaires très valeureux, ils nous donnent bien des peines. La première manche, c ’était une partie de cache-cache, et je crois bien qu’on peut dire qu’on a perdu. Tu vas rire quand je vais t’expliquer pourquoi : c’est à cause de nos pantalons rouges ! Ils sont beaucoup trop voyants par rapport à ceux des Allemands. On espère bien prendre notre revanche dans les jours à venir, mais ce ne sera pas facile. Papa