Extrait du livre Jules et le nuage qui ne pleuvait jamais
Jules et le nuage qui ne pleuvait jamais de Florence Bott et Morgane Velten aux éditions du Jasmin
Jules et le nuage qui ne pleuvait jamais
Première partie
En s'éveillant ce matin-là, Jules fit comme chaque matin : il écouta les bruits de la maison pour vérifier que tout le monde dormait encore, se leva, descendit l'escalier, enfila ses bottes, et dernière étape, la plus délicate, entreprit d'ouvrir la porte en faisant le moins de bruit possible. Il tourna doucement la clé, et tira la lourde porte en faisant bien attention de l'arrêter juste avant l'horrible grincement, celui qui pouvait gâcher toute sa mission. Ouf, ça y était, il avait réussi ! Tout content, il se faufila et traversa le jardin en courant jusqu'à la boîte aux lettres. Sa boîte à sourires comme il l'appelait dans les bons jours. Et peut-être qu'aujourd'hui justement... Il ferma les yeux, ouvrit le clapet, et fit glisser sa main très lentement. Pour l'instant, rien en vue,
mais il ne fallait pas se décourager, peut-être que le facteur l'avait envoyée tout au fond. Sa main avança encore. Il ne voulait pas y croire. Il n'y avait rien du tout, pas la moindre trace de courrier... " Méchante boîte, boîte à sourires mes fesses, tiens ! Voilà pour elle !... " Il s'en retourna vers la maison tête basse, et ouvrit la porte en grand, d'un coup sec, oubliant complètement le grincement. Évidemment, la porte fit son affreux bruit de rire de sorcière, et aussitôt il entendit, venu de l'étage au-dessus : "Juuuules !!! " Ouille ! C'était sa maman. À tous les coups, il allait se faire gronder. Mais la voix n'avait pas l'air en colère, au contraire : "Juuules, viens me voir." - J'arrive maman, répondit-il soudain, un petit peu réconforté. Sa mère était dans son lit, elle le prit dans ses bras et lui dit : " Mon très cher petit garçon, tu es tellement têtu que cela te rend parfois étourdi. Combien de fois t'ai-je dit que Bob n'est pas encore passé à cette heure-là. Il n'est que 7h enfin, tu le sais bien." Jules savait bien et ça n'y changeait rien, il aimait croire à certaines forces mystérieuses, aux choses qui arrivent malgré nous et malgré la... logique. C'était comme ça qu'on disait ? Alors l'heure de Bob le facteur, franchement il ne voyait pas l 'intérêt..." Ceci dit, poursuivit-elle avec un grand sourire, j'ai une bonne nouvelle pour toi. " Et de dessous son oreiller, elle tira... une lettre. " Voilà, je n'ai pas voulu te réveiller hier soir, mais Bob est revenu exprès, la lettre est arrivée en fin d'après-midi, et il voulait que tu l'aies le plus tôt possible."
Ah çà, c'était cool alors ! Et c'était drôle, parce que c'était exactement ce qu'il avait voulu dire avec ces forces plus fortes que nous. Ce gentil Bob, il l'aurait embrassé maintenant... Enfin cette lettre qu'il attendait depuis des jours, des nouvelles de son papa ! Il prit le papier bleu pâle, reconnut l'écriture aimée, et lut : " Mon grand, je pense à toi. Je n'ai pas encore fini la construction de la maison. Nous avons pris du retard à cause des grosses pluies. Je ne pourrai donc, malgré ma promesse, être de retour pour ton anniversaire. Ne m'en veux pas, tu comprendras un jour que les grandes personnes non plus, ne font pas toujours ce qu'elles veulent. Je pense pouvoir être là d'ici trois semaines. En attendant, suis bien ton entraînement de foot, et ne bâcle ni tes devoirs ni ton piano. Souviens-toi, c'est dans ta musique ou dans tout ce que tu feras en y mettant les secrets de ton cœur, que tu trouveras des réponses. Pas toujours celles que tu cherches peut-être, mais d'autres que tu n'attendais pas, encore plus belles. La vie est comme ça, c'est une farceuse... On en reparlera si tu veux. En attendant, pas de bêtise avec le nuage, n'est-ce pas ? Tu ne recommences pas. Sinon, tu sais bien que je me fâcherai beaucoup plus fort cette fois... Je n'ai pas envie que tu te rendes encore malade à force d'aller chercher des réponses là où elles ne sont pas. Souviens-toi. Je t'embrasse petit ours. Ton papa qui t'aime. " Sans un mot, Jules quitta la chambre de sa mère et rejoignit la sienne, et s'assit sur son lit pour réfléchir. Il était de nouveau triste et en colère : son père avait rompu sa promesse, et il le lui annonçait tranquillement, comme ça ! En plus, il lui demandait, à lui, de respecter la sienne ! C'était trop fort à la fin. Il en avait fait des efforts depuis des semaines pour résister, ne plus y penser, ne plus y aller. Il avait promis, et avait tenu parce qu'une promesse est une promesse. Soi-disant. Tu parles d'une rigolade ! Bon évidemment, et même si Jules n'avait pas du tout envie de le reconnaître, il n'avait pas " tenu " tant que ça... Disons qu'il avait beaucoup essayé, et qu'il n'y était pas toujours arrivé. En secret, il avait continué d'y penser au nuage. Sa maman avait raison de dire qu'il était têtu. Il le connaissait bien ce mot maintenant : " têtu ", ça voulait dire qu'on ne voulait jamais abandonner, jamais tant qu'on croyait qu'un miracle se cachait derrière un mystère. Oui il était têtu. Et encore plus quand son papa ne faisait pas ce qu'il avait promis. Puisque c'était ça, il retournerait à son nuage, et en découvrirait le secret. Il serait le seul du village à savoir quelque chose que tout le monde semblait ignorer. Voilà. Il en avait assez maintenant, et on allait voir ce qu'on allait voir. Il donna un gros coup de poing sur son lit. " Tiens pour lui ! " " Moi aussi, ze veux zouer à taper le lit. T'avais pas le droit de sortir. Maman, elle dit que quand on sort dans le
zardin en pyzama, après on devient malade, crès malade, parce qu'on a crop froid, et après on mourt. Moi ze suis zentille, ze vais pas dans le zardin en pyzama, et ma maman elle m'aime plus que toi... ". " Juliette, Juliette, sors de ma chambre tout de suite, espèce d'enquiquineuse ! " - Maman, mamaaaan, Zules, il dit que ze suis enquineuse ". Et ça y était, elle s'était mise à pleurer. Toujours la même histoire avec sa soeur. Pour la faire taire, il lui mit un bonbon dans la main, et lui fit " chut " en posant un doigt sur ses lèvres : " Top secret le bonbon, hein, mais t'arrêtes de pleurer tout de suite. " Juliette aussi adorait les secrets ; alors elle renifla un grand coup, prit son air d'importante, et fit " chut " aussi. Et devant la table du petit-déjeuner, elle dit très fort : " Zules, il m'a dit " enquineuse ", et ça, c'est un cros mot, et après il m'a donné un bonbon pour pas que ze pleure, mais sssut, c'est secret. " Et elle posa son doigt sur ses lèvres, toute contente... Voilà Juliette et les secrets. De toute façon les petites sœurs, on sait bien que ça ne sert qu'à vous apporter des ennuis, enfin, presque tout le temps... Après un bref " au revoir " à sa mère, Jules partit pour l'école. Juste avant d'arriver au terrain de foot, la lumière changeait d'un coup, il faisait plus sombre et en même temps plus doux. On aurait dit qu'on entrait dans un rêve. Les gens ne s'attardaient pas souvent dans ce coin-là. Lui si, il était attiré comme par un aimant. S'il s'était écouté, il serait resté pendant des heures ; et ça lui était arrivé si souvent de s'écouter justement, de ne plus bouger, le nez en l'air, d'en oublier les copains, ses parents, l'heure qu'il était, que les choses avaient fini par mal tourner. Désormais, il n'avait plus du tout le droit de rester là, mais c'était plus fort que lui, et puis avec la lettre, ça changeait tout... C'était ici, juste au-dessus de lui, que se trouvait " son " nuage. Très gros, comme un immense édredon, un peu gris, un peu blanc, avec des nuances de bleu et de vert. On aurait pu se dire que c'était un nuage presque comme les autres, à cette différence près que celui-là ne bougeait jamais, et qu'en plus, il ne faisait pas de pluie. Pas une seule goutte.
C'était ça qui avait attiré son attention au début : Pourquoi ce nuage-là n'était-il pas comme les autres ? Pourquoi ne bougeait-il pas, alors que tous semblaient s'enfuir au bout du ciel ? Pourquoi ne devenait-il jamais noir, à faire de l'orage ? Pourquoi était-il bleu et vert ? Et encore plus mystérieux : pourquoi quand on se trouvait au-dessous de lui, on se sentait soudain comme dans du coton, les jambes toutes molles, et pourquoi avait-on tellement envie de voler jusqu'à lui pour se coucher dedans ? Et peu à peu, était encore venue toute une foule de " pourquoi " qui n'arrêtaient plus de se bousculer en lui, jusqu'à lui faire tourner la tête. Alors il avait commencé à chercher des réponses... La première fois, il en avait parlé à sa maman qui lui avait répondu : " C'est simple, ce nuage existe pour qu'on puisse se promener dessous sans parapluie. " Et elle l'avait embrassé en riant. Ensuite, il avait demandé à son papa. Celui-ci avait dit : " Les nuages aussi sont parfois différents, comme chacun de nous, mais certains un peu plus que d'autres. Lui, près du terrain de foot, il est peut-être paresseux et il déteste se mouiller. Alors il ne bouge pas et il ne pleut pas, c'est un père pépère, ou bien il traîne un très vieux chagrin qui le rend lourd et triste et immobile. Mais ce dont je suis sûr, c'est qu'il existe avant tout pour faire rêver les petits garçons. " C'était bien joli tout ça, mais ce n'étaient pas de vraies réponses, ses parents le prenaient encore pour un bébé, à
lui raconter des histoires pareilles. Lui était sûr qu'il y avait autre chose, quelque chose de beaucoup plus grand, de beaucoup plus étonnant, de beaucoup plus incroyable... Alors, il continua de chercher. Il alla voir Yvette la boulangère, qui avait la réputation de connaître les secrets du village. Elle était grande, parlait fort, mais n'était pas méchante. Quand il évoqua le nuage, elle fit des yeux tout noirs, l'entraîna à l'arrière du magasin, et lui dit en chuchotant : " …coute petit, j'en sais trop rien pourquoi il est comme ça ce nuage, mais ce que j'en sais, c'est qu'il fait pas bon rester dessous car il porte en lui le malheur, le mauvais œil, tu vois. Personne t'a jamais raconté ce qu'est arrivé à Manon ? " Ben non, ça ne lui disait rien. " Ah oui, faut dire que t'étais pas encore né à cette époque. Eh ben, tu veux que je te dise ? La petite Manon, elle était comme toi. Elle voulait savoir. Et elle allait y traîner des heures sous le nuage. Elle le regardait tellement qu'elle s'en était même fait mal aux yeux, et devait porter des lunettes noires tout le temps. Et puis un soir après l'école... " Et là, elle baissa encore la voix. -- Quoi ? " fit Jules en tendant l'oreille. - Eh ben... elle y est restée plus longtemps que les autres fois, jusqu'à la nuit tombée. Ses parents ont commencé à s'inquiéter, ils sont allés voir par là-bas, mais elle n'y était plus. " - Elle était où ? dit Jules. - T'as pas compris ? On l'a jamais retrouvée. Évaporée la gamine. DISPARUE pour toujours. Et puis c'est pas tout. Dans les mois qu'ont suivi, il y a eu Violette et la petite Rose. Et tu veux que je te dise encore... " Mais Jules s'enfuyait déjà, après avoir balbutié un " Merci madame Yvette ". Il ne voulait pas en entendre davantage, ne voulait pas croire à toutes ces histoires affreuses. De toute façon, tout ça n'avait rien à voir avec son nuage, il en était sûr, elle racontait n'importe quoi Yvette. Son nuage était doux, et ample et gracieux, et n'avait jamais fait de mal à personne... Il alla ensuite voir le maire, M. Jeannofi, qui portait une grosse moustache et rigolait tout le temps. " Le nuage ? dit-il, je vais te dire, mon petit gars, c'est Dieu qui l'a créé pour faire venir le touriste. C'est notre curiosité locale, si tu veux. Y en a dans le village qui en ont peur, mais ce sont des sornettes tout ça. C'est juste une anomalie heureuse de la nature pour faire rentrer les pépètes dans notre commune. Ha ! Ha ! Ha ! " Oui évidemment, avec M. Jeannofi, il aurait dû se douter qu'il n'obtiendrait pas grand-chose, vu qu'il ne pensait qu'à boire des coups avec les copains et à rigoler. Enfin, ça, c'était son père qui le lui avait dit. Et puis franchement les " touristes ", il n'y en avait jamais eu beaucoup dans le coin.
Ici il n'y avait que la nature, des arbres, des prairies, des vaches, des moutons, et la rivière de l'Ange avec ses pierres blanches où Jules allait se baigner en été avec sa famille. C'était même pour cette raison que ses parents avaient décidé de venir s'y installer. Pas de grands magasins pour acheter des tas de choses, juste la fête foraine deux fois par an, alors franchement, les touristes qui enrichiraient le village, c'était surtout dans les rêves de M. Jeannofi... Il déposa encore son sac à questions aux pieds de Bob le facteur, qui lui répondit : " Le nuage près du terrain de foot ? Mais dis-moi, t'as pas vu qu'il fait toujours plus sombre par là-bas ? - Ben si - C'est pour ça - C'est pour ça, quoi ? - Pour que les amoureux viennent s'y embrasser à l'ombre et s'y faire des choses qui regardent pas les petits garçons. On est tranquille là-dessous, t'as pas remarqué comme on s'y sent tout drôle ? " Un peu qu'il avait remarqué. " Ben c'est propice, comme qui dirait. C'est propice aux mots et aux gestes de l'amour, tu comprendras plus tard. C'est pour ça qu'il est fait ce nuage, pour ça qu'il existe. Tu sais comment je l'appelle moi ? Mais attention hein, je te le dis qu'à toi. - Oui ? - Je l'appelle le nuage du love, love, kiss, kiss. Love, love, kiss, kiss, t'as pigé ? " Mais oui, il avait pigé, il en était même devenu tout rouge maintenant. Amour et bisou, ça voulait dire. C'étaient des trucs d'amoureux quoi, il en avait vu déjà, qui étaient installés sous le nuage, et il n'avait pas osé les regarder tellement ça le faisait rougir. D'ailleurs, il faudrait qu'il comprenne un jour pourquoi toutes ces affaires de l'amour le... enfin le... c'était trop difficile à expliquer. Bon mais tout ça, c'était une conséquence et pas une raison. Son maître leur avait bien expliqué la différence. Une conséquence, c'est ce que nous fait faire quelque chose qui est déjà là. Une raison, c'est le pourquoi qui fait que quelque chose est là. Pourquoi ça existe ? Hein pourquoi ? Et qu'est-ce que ça cache ? Il n'était toujours pas plus avancé. Il s'obstina. Jules, on le sait, était un garçon têtu. Il alla voir successivement Anna la blanche, surnommée ainsi parce qu'elle portait toujours des gants blancs, M. Mantier qui construisait un bateau dans son jardin, et puis encore M. Paul le boucher, qui avait des poils qui lui sortaient du nez. Mais rien à faire. Tout le monde lui répondait à l'envers. Il avait fini par en parler à son maître, qui avait été, comment dire, plus... attentif. Lui au moins, ne lui avait pas raconté d'histoires à " la n'importe quoi ". Il lui avait juste dit : " Tout ce que je peux t'apprendre là-dessus Jules,