Extrait du livre L'arbrophone
L'arbrophone, écrit par Donatienne Ranc et Illustrer par Barim, Aux éditions Du Pourquoi Pas ?
L'arbrophone
Chapitre 1 Châty Châty et moi, c'est comme une grande histoire d'amour. Petite, je venais jouer entre ses racines avec Nounours et ma dînette. J'ai bricolé des chevaux avec ses châtaignes et des allumettes, des bateaux de pirates avec ses bogues et ses branchettes. Puis, j'ai cuisiné des confitures avec ses fruits, dessiné avec les encres de ses racines, construit des nichoirs à mésanges dans les trous de son tronc.
Châty, c'est un vieux châtaignier. Immense, large, solide. Quel âge a-t-il ? Si je comptais le nombre de cernes de son bois, il en aurait au moins 100. Centenaire mon châtaignier, j'en suis à peu près sûre !! Il pourrait être mon arrière-grand-père ! Mais jamais je n'oserais scier une miette de son écorce pour le savoir. Ce printemps-ci, j'ai eu l'idée d'une cabane dans mon arbre. Mais pas une cabane avec trois branchettes et un drap. Non, une vraie, une belle. Une cabane avec une terrasse et même une petite table. Une cabane où je pourrais dormir en regardant les étoiles. Parce que de toute manière chez Châty ou chez moi, c'est du pareil au même : je ne verrais pas plus mes parents. Mon père est un ingénieur très occupé, toujours dans un avion ou un hélicoptère. Ma mère est médecin urgentiste, alors les nuits elle les passe souvent au bloc opératoire. C'est Victor mon grand-frère qui est censé veiller sur moi. Mais à part réchauffer les pizzas au micro-ondes pour nos repas, franchement, il est plutôt le nez dans ses jeux vidéo. À vrai dire, ça m'arrange ! Je me sens libre comme l'air. C'est Amandine, la fille du garagiste du village, qui m'a aidée à clouer entre elles les planches de la cabane. Elle a 16 ans, cinq années de plus que moi et dix doigts de magicienne. Plus bricoleuse, il n'y a pas ! Elle manie les vis et les marteaux mieux que personne. Tout le monde dit que c'est un garçon manqué, mais moi je trouve qu'elle est simplement elle-même. Elle aime mettre des salopettes et fureter dans les bois, voilà. Comme moi ! Je dors dans ma cabane dès que possible depuis les vacances d'été. Dès que maman est de garde, hop, je file ! Victor, le nez sur son écran, ne voit rien à mon manège. J'ai installé mon oreiller-nuage et une couette pour y faire un matelas. Pas besoin de duvet, il fait bien trop chaud cet été. C'est magique. J'entends la chouette hulotte, les mulots qui grignotent, le vol des chauves-souris. Parfois, j'aurais presque un peu la frousse. Mais je ne suis pas
une mauviette même si « je suis une fille » comme dit Victor ! D'ailleurs, je m'appelle Lou et j'adore mon prénom. Je veux bien être ce loup des forêts qui sait vivre en solo et faire la nique aux Hommes. Au fil des nuits de l'été, j'ai appris à observer les étoiles, à reconnaître la grande ourse et la petite ourse. J'ai appris à distinguer les craquements des arbres à mes côtés sous le vent : il y a celui du hêtre, plus sec que celui du châtaignier, celui du noisetier, plus souple avec ses fines branches. Je différencie presque désormais les cris de la mésange bleue et de la charbonnière au petit jour. J'adore ma vie dans l'arbre ! Je me suis même liée d'amitié avec un écureuil venu m'espionner. Noisette, pour les intimes.
Chapitre 2 Un rythme étrange La chaleur folle des journées de juillet n'est toujours pas tombée. Une nuit, perchée, je suis en sueur sur mes draps dans la cabane. Je tente d'oublier la température en fixant l'étoile polaire. Je suis immobile, la tête contre le tronc. Soudain, je sens des coups étranges dans le bois. Comme un rythme sourd, une percussion lointaine. Délirerais-je sous l'effet de la chaleur ? Je lève la tête. Plus rien. Je cale à nouveau mon crâne contre l'arbre. La cadence redouble. Ça ne ressemble ni aux coups de bec
du pic-vert, ni aux tac tac de la corneille contre l'arbre. Qu'est-ce donc ? Je me lève discrètement dans le noir pour scruter le tronc. Rien. Je me suspends à une branche pour mieux observer. Rien. Je remets mon oreille contre l'écorce. Je sens les coups contre ma tête. Ça vient du creux de l'arbre. Un rythme régulier, tranquille. Comme un battement de cœur. Un battement de cœur ? Il me vient une idée subite : le stéthoscope de maman ! Elle l'a toujours dans sa valise de quand elle était médecin de campagne. Lampe au front, je cours jusqu'à la maison. Je passe par la fenêtre grande ouverte. Je marche sur la pointe des pieds devant la chambre de Victor. J'ouvre le bureau de maman, sa valise. Et hop ! De retour dans la cabane, je colle mon front contre le tronc. Les coups sont toujours là. Si je m'éloigne de quelques millimètres, ils s'évanouissent. Si je m'approche à nouveau, ils resurgissent. J'enfile le stéthoscope sur mes oreilles. C'est clair. C'est comme la pulsation d'un cœur. L'arbre vit ! J'écoute attentivement le battement régulier. C'est apaisant. Mais soudain, ça accélère, ça décélère. Les rythmes varient. Il y a des pauses, des reprises lentes ou rapides, des accents, des croches, des doubles croches, des crescendo decrescendo. C'est comme ... c'est comme ... si l'arbre voulait me dire quelque chose. Mais quoi ? Je sors mon carnet à dessin. Celui où j'ai dessiné Noisette sous toutes ses coutures ! Le stéthoscope sur les tympans, je tente de noter les coups comme une partition de musique. Ça fait : I_ -. .-- I.. -. _.I - I.. I. -I I_ -. .-- -I _ -. .-- II. -I I.. -. I. J'observe mes petits traits s'accumuler sous ma lampe frontale. Qu'est-ce que tout cela veut dire ? Il faut que je trouve le moyen de traduire. Et si je posais des questions à mon arbre ? Je lui chuchote à l'écorce : Châty, es-tu un châtaignier ? -. .-- I. répond-il. Voilà qui va m'aider: -. .-- I. signifie OUI en langage de Châty
Châty, es-tu une voiture ? _.I-._.I répond-il. C'est clair: _.I-._.I c'est NON. Comment dis-tu « bonjour » ? I-._.I..-..--I-. Comment dis-tu « noisette » ? _.I-.I..-.-III.II.-I Comment dis-tu « j'ai faim » ? « J'ai soif » ? « Il fait trop chaud » ? J'occupe toute la nuit à noter, coder. J'ai des cernes jusqu'au nez quand déjà la mésange charbonnière annonce l'aube. Noisette vient me saluer de son petit minois. De loin, je lui montre mon dictionnaire, la mine ravie. Il remue sa queue en panache et exécute un salto soudain. Je lui offre les quelques noix et noisettes qu'il reste de mon casse-croûte nocturne. Je voudrais bien le caresser, mais il est encore un peu timide, ou peut-être suis-je moi-même trop pressée ? Alors, devant ses petits yeux noirs, je caresse mon arbre, son écorce rugueuse et douce à la fois, sillonnée de creux, de bosses, de pics, de vallées.
Chapitre 3 L'alpha-arbre Malgré la fatigue de la nuit blanche, je passe la journée perchée sur une branche à faire des recoupements de traits et de mots, de codes et de lettres. Je me sens comme une égyptologue devant des hiéroglyphes. Soudain, eurêka, je crois que j'ai les clés ! Dans le fouillis de mes ratures, de mes flèches et de mes croix, je vois émerger :