Parole de papillon

Parole de papillon

9-12 ans - 32 pages, 5478 mots | 41 minutes de lecture | © Éditions du Pourquoi pas, 2015, pour la 1ère édition - tous droits réservés


Parole de papillon

Parole de papillon

Todor, enfant Kosovar, va subir les horreurs d’une guerre dont il ne comprend pas les raisons. Sa famille décimée, il s’enfuit vers Mitrovica, à la recherche de son grand frère Milan. Au cours de ce périple, il vivra la richesse de rencontres mais aussi la difficile réalité des camps de réfugiés. Cependant, l’enfant cultivera toujours l’espoir et la volonté de retrouver son pays et ses racines. Comme le papillon blanc, Todor prendra-t-il son envol ?

"Parole de papillon" vous est proposé à la lecture version illustrée, ou à écouter en version audio racontée par des conteurs et conteuses. En bonus, grâce à notre module de lecture, nous vous proposons pour cette histoire comme pour l’ensemble des contes et histoires une aide à la lecture ainsi que des outils pour une version adaptée aux enfants dyslexiques.
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Extrait du livre Parole de papillon

Parole de Papillon De Cécile Roumiguière Illustrations de Léa Djeziri Éditions du Pourquoi pas


Parole de papillon
À tous les enfants qui souffrent et meurent des guerres que font les adultes.
Kosovo, été 1999 Cache-toi Todor ! Cache-toi… Le vent souffle. Un vent chaud, et lourd. C’est le début de l’été.
Elle avait des cheveux doux, sa mère. Ils étaient bruns et un peu roux aussi, comme les feuilles des arbres en automne, et brillants comme la châtaigne. Elle lui a crié de se cacher quand ils l’ont emmenée. Alors Todor a couru. Ils ont tiré sur son père qui courait vers elle. Todor l’a vu s’écrouler par terre, mais il n’a pas crié. Après ça, Todor n’a plus rien vu, plus rien entendu. Il s’est accroupi sous l’appentis, derrière la réserve de bois. Les yeux fermés, les poings sur les oreilles, il a attendu. Il a senti l’odeur des maisons qui brûlaient. Il ne se rappelle pas s’être endormi, mais quand il a rouvert les yeux, il faisait nuit. Pourquoi ces hommes s’en prenaient-ils au village ? Parmi eux, Todor avait reconnu le vendeur de couteaux qui passait de ferme en ferme au printemps. Que faisait-il là ? Pourquoi avaient-ils tué son père et emmené sa mère ? Pourquoi. Est-ce qu’on a le droit de faire ça ? Il doit y avoir des lois contre ça dans son pays ! Bien sûr, le pays de Todor n’en est pas vraiment un, plutôt une région, un morceau de terre perdu au milieu d’un océan de gens qui n’arrivent pas à s’entendre. La guerre dure depuis si longtemps... Depuis des années, ou même des siècles, les Kosovars vivent ensemble en voisins ennemis. Ils se saluent un jour, se déchirent le lendemain. Kosovars, Serbes, Albanais… tout ça ne signifie rien pour Todor. Dans quelques mois, la Terre basculera dans le XXIe siècle, et l’homme n’aura pas encore atteint les étoiles… Todor ne sait plus s’il dort ou s’il est éveillé. Les images se bousculent dans sa tête. Il revoit Dorian, son copain albanais, qui vient lui dire adieu, il quitte le pays, Todor entend la peur dans sa voix. Il entend la haine dans les cris des hommes en cagoule, dans les injures qui se répondent :“ Sale Serbe ! ”, “ Sale Albanais ! ”
Dans le ciel, l’aigle noir et l’aigle blanc à deux têtes se battent à mort, ils se déchirent, leur sang rougit un immense tissu qui recouvre la terre. Todor croise le regard de son père, l’œil mort de l’oiseau… tout se mélange. Todor sursaute. Ne pas bouger. Rester là. Ne pas crier.
Aux premières lueurs du jour, Todor ose enfin bouger. Le silence a pris le village. En regardant entre deux planches, l’enfant reconnaît le dos de son grand-père. Debout, au milieu du jardin, sa canne à la main, le vieil homme ressemble à un arbre foudroyé. Alors Todor sort. Et là, il se demande s’il ne rêve pas. Sa maison, les granges, les vaches, le blé… Ils n’ont rien laissé. Tout est brûlé, dévasté, comme dans un cauchemar, mais pour de vrai. Les coquelicots sont piétinés, les champs ravagés. Les merles ne trouveront plus rien à manger ici. Le soleil du matin commence à chauffer la terre, pourtant, Todor a froid, son pull est trop fin. Il n’y a pas de larmes dans ses yeux. Todor doit se lever et marcher. Pour lui non plus il n’y a plus rien ici, c’est ce que lui dit son grand-père : — Va à la ville, va chercher Milan. Ton grand frère te protégera. Je suis trop vieux, ils ont emmené ta mère et il n’y a plus rien à manger. Trouve Milan et raconte-lui ce qu’ils ont fait au village. Todor a un frisson ; il se souvient. Hier, il y a si longtemps, il jouait en cachette avec ses copains Kosovars, Serbes et Albanais ensemble. Ils riaient des mêmes bêtises. Ils ne comprenaient pas bien pourquoi il y avait la guerre. Dorian disait que les Serbes voulaient chasser sa famille et tous les Albanais. Todor lui répondait que ce n’était pas vrai, qu’il était Serbe, et qu’il ne voulait pas que Dorian parte. Puis il y avait eu les avions des Américains et de l’Otan, les bombardements. Et maintenant, les Albanais traquaient les Serbes. Chacun son tour. Les uns contre les autres, pions blancs contre pions noirs, comme aux échecs. Mais ici, ce n’était pas un jeu. Todor tire sur les manches de son pull. Ces histoires d’adultes lui emplissent le nez de larmes qui refusent de couler. Au-dessus du village, des hélicoptères font des ronds.
Hier encore, sa mère l’appelait “ mon petit Todor à moi ”. Forcément, il la reverra un jour, une maman, ça ne peut pas disparaître comme ça. Mais là tout de suite, elle n’est pas là. Et Todor ne sait pas quand il la retrouvera. Son grand-père prend les mains de Todor dans les siennes, il les serre sans dire un mot. Les hélicoptères passent, ils dessinent des cercles au-dessus du village. Todor regarde la peau fine et tachée, les os tordus des larges mains de son grand-père. Puis leurs mains se quittent, ils se séparent. Sur le dos d’un fauteuil renversé, Todor attrape un vieux châle fleuri et s’en fait un manteau. Il se retourne, son grand-père est si voûté sur sa longue canne de buis, si fragile. Leurs regards se déchirent. Le feulement des hélicoptères remplit le ciel. Todor ne veut pas pleurer, pas maintenant. Les dents serrées, les poings fermés, il avance, droit devant lui. Todor marche sans s’arrêter. Il a faim et soif. Il renifle. Il marche, longtemps. Le soleil est haut dans le ciel quand il passe devant la ferme de Dorian. Il a du mal à la reconnaître, seul l’arbre devant la maison est entier. Il n’y a plus de porte, les murs sont cassés, troués. La maison de Dorian est écroulée.
Il y a quelques mois encore, ils allaient à l’école ensemble. Dorian était le plus fort en maths, il aidait Todor et Todor lui apprenait des tours de cartes. Le soir de Noël, le 6 janvier, Todor invitait Dorian à venir brûler des rameaux avec le pope dans le feu de bois du village et manger la cesnica avec sa famille. À la fin du ramadan, pour le grand Bajram, Dorian invitait Todor à partager le repas, les brochettes d’agneau, les dattes et les pâtisseries si sucrées. Les enfants allaient d’une maison à l’autre, tout était simple. Avant.
Dorian et ses parents sont partis l’hiver dernier, ils avaient peur. Hier, Todor a reconnu cette même peur dans la voix de sa mère quand elle lui a crié de se cacher. Maintenant, Dorian et lui sont pareils : sans maison, chassés, sur les routes. Ils ne se retrouveront plus à l’école le matin, ils ne joueront plus au foot, ne se disputeront plus pour un but manqué, ils ne se consoleront plus pour un genou écorché. Todor n’ose pas passer par la porte, il escalade quelques pierres du mur et saute dans la cuisine. Tout a été retourné. Le pire, c’est la cafetière qu’aimait tant Madame Dula. Elle est là, explosée par terre. Todor regarde les pièces éparpillées et cherche dans ce puzzle de faïence les souvenirs des jours de paix. Un paquet de biscuits éventré traîne sur la table. Todor le chipe et engloutit les gâteaux secs, il a tellement faim. Ensuite, il ouvre le robinet pour boire. Les tuyaux se mettent à glousser comme des dindons en colère. Surpris, Todor recule. Puis le robinet crache quelques gouttes. Todor lape ce peu d’eau, il s’essuie la bouche et se remet en route. Le vent retient sa respiration pendant que le soleil plonge sur l’horizon. Un papillon blanc profite de cet arrêt du temps, il surgit de nulle part. Todor court derrière lui sans chercher à savoir où il va. Ils courent l’un après l’autre un long moment. Le soleil rougit tout à fait la terre quand Todor arrive devant une frontière de fil de fer barbelé.