Extrait du livre La ruse de Cunégonde
La ruse de Cunégonde Fanny Joly & Jean-Pierre Gibrat
Haute comme trois pommes Cunégonde avait une dizaine d'années. Bertille, sa mère, se rappelait que cette petite frisée était née un soir d'orage. Mais elle ne savait plus la date exacte. Elle avait eu tant de bébés qu'à force elle s'y perdait. (En ce temps-là, il n'existait ni appareil photo ni stylo pour fixer les naissances.)
Pourtant, Cunégonde n'était pas le genre de fille à passer inaperçue. Elle était haute comme trois pommes, menue comme un roseau, frisée comme un agneau, et rousse comme le renard qui court la lande. Elle avait aussi une voix de clairon, et un caractère de cochon qui lui faisait dire toutes sortes de jurons. Ce jour-là, dans la chaumière, sa voix résonnait encore plus fort que d'habitude : — Barbe d'asticot, ce veau sortira-t-il du lit ? Je veux m'y mettre ! Benoît et Colin, mes frères, rendez-moi ces osselets ou je mords ! Par saint Cucufa, le mouton a encore pissé dans mes sabots ! La douce Bertille, assise devant un maigre feu de brindilles, sursautait à chaque cri de sa fille : — Cunégonde, finiras-tu de jurer à Dieu et à diable ? Bertrand, le père, qui affûtait sa faux, regarda sa femme en soupirant :
— La petite a raison de jurer ! Nos soucis sont encore plus nombreux que nos enfants ! Le seigneur de Martemort nous prend la meilleure part de nos récoltes. Il nous prendra même nos vies, la mienne et celle de nos fils, s'il continue de guerroyer au loin. Alors qu'il devrait nous défendre, ici, contre les brigands qui rôdent dans le pays. Bertille poursuivit : — Et le Bon Dieu s'y met aussi en envoyant sur terre cette effroyable maladie, la peste, qui fait mourir hommes, femmes et enfants par milliers. — Et comme si ça ne suffisait pas, reprit Bertrand, l'hiver ne veut pas finir. Jamais le mois de mars n'a été si froid. La terre est dure comme du bois. La poule ne pond plus. La vache ne donne plus de lait. — Nos réserves diminuent ! Bientôt, nous serons tous devant un chaudron vide, sans un morceau de pain.
A ces mots, Bertrand se leva : — Ça ne peut plus durer ! Demain à l'aube, j'irai chasser à Martemort. Bertille protesta : — Mais tu sais bien que c'est interdit ! — Et mourir de faim, c'est permis ? Cunégonde n'avait pas perdu un mot de la conversation de ses parents. Elle sauta au cou de Bertrand : — Tu as raison, Papa ! Vas-y ! J'irai avec toi ! Une réserve bien gardée Cunégonde resta éveillée toute la nuit dans le lit de bois où dormaient Bertrand, sa femme, leurs quatre fils et leurs trois filles. Quand le jour pâle pointa à travers l'unique lucarne, bouchée de débris de laine, elle entendit son père se lever, prendre son poignard et filets...
Aussitôt, elle sauta du lit, enfila son capuchon par-dessus sa tunique de toile épaisse, glissa ses pieds dans ses sabots et se planta devant son père : — Papa, si tu ne m'emmènes pas, je crie ! Pour toute réponse, Bertrand sourit. Il entraîna sa fille vers la forêt. Le brouillard était épais. Le givre craquait sous les pas. Enfin, ils aperçurent la réserve de chasse du seigneur de Martemort. Bertrand s'écria en riant : — Gibier, gare à toi, nous voilà ! Ils ne furent pas longs à repérer une famille de sangliers près d'un marécage. Ils se placèrent à l'affût. Soudain, le sanglier sortit, museau à ras de terre, suivi de la laie. — Tu vois, chuchota Bertrand, ils font comme nous : ils vont chercher à manger. Quand je te ferai signe, tu feras du bruit, et les petits sortiront...