Extrait du livre Le prix d'Évelyne
Le prix d'Évelyne de Jo Hoestlandt et Léo Poisson aux éditions du Pourquoi pas
Le prix d'Évelyne
Chapitre un À quoi tiennent les histoires ? Pourquoi certaines traversent elles le temps et restent dans nos cœurs, alors que d'autres se perdent ? Notre mémoire est comme un champ de ciel très plein d'étoiles qui ne brillent pas toutes d'un même éclat. Et la plupart des histoires, comme les étoiles, filent et meurent...
Quelquefois, cependant, l'une d'elles s'accroche à vous et ne vous quitte plus de toute votre vie. Elle veille sur vous, cette histoire-là, et vous veillez sur elle aussi. Sans vous, elle mourrait ; sans elle, vous ne seriez pas la même. Maman m'a toujours raconté des histoires, qu'elle inventait, le plus souvent pour me faire rire, ou me distraire de la cuillère qu'elle approchait de ma bouche quand je faisais la difficile, que je ne voulais pas manger. La plupart du temps, elle me racontait les mésaventures de petits animaux, dans des forêts imaginaires. Maman commençait évidemment par: « Il était une fois, un petit singe qui s'appelait Coco... » Parfois, Coco devenait perroquet, ou crocodile, mais de toutes façons ces bestioles étaient nées pour faire des bêtises, provoquer des catastrophes; c'étaient des sortes de clowns à poils ou à plumes, et la forêt était un vaste cirque où ces animaux accomplissaient leurs drôles de numéros. Les histoires n'avaient pas grande importance. Maman pouvait raconter n'importe laquelle; ce qui me plaisait, ce qui m'étonnait, ce n'étaient pas les aventures de Coco, mais la joie que maman avait à les inventer et son gloussement de rire qui redevenait celui d'une fillette qui invente de bonnes blagues pour amuser ses petites copines. Maman disait « il était une fois », et hop là, c'était magique, elle redevenait la petite fille qu'elle avait été autrefois.
Car maman avait été une petite fille. C'est toujours difficile, quand on est un enfant, d'imaginer que ses parents n'ont pas toujours été cela : des parents. Qu'ils ont eu une vie avant nous, leurs enfants, que notre maman a eu 4 ans, 8 ans, 10 ans... qu'elle s'est écorché les genoux en tombant, s'est cognée dans un poteau, est allée à l'école, s'est fait gronder, punir... Ma maman s'appelle Évelyne. Ce prénom ne se porte plus. C'est son papa, mon grand-père, qui l'avait choisi. Peut-être parce que cela sonnait aussi bien en anglais qu'en français. En effet, son papa n'est pas français. Il est né très loin, dans une île des Caraïbes, une petite île traversée de montagnes bleues qui s'appelle la Jamaïque, où poussent bananes, ananas, café, cacao et canne à sucre et où les habitants, noirs, parlent anglais. Il s'appelle Stanley, son papa, et sur sa carte d'identité, il est écrit : « negro ». Cela veut dire qu'il est considéré comme noir. Et ça, c'est bizarre. Parce qu'à le voir, il n'est pas noir du tout. Il serait même plutôt cuivré, comme les Indiens. De toute façon, pour Évelyne, c'est seulement son papa, le plus bel homme du monde, évidemment.
Il est arrivé en France en 1917, pendant la première guerre mondiale, à SaintNazaire, en Loire Atlantique, avec les soldats canadiens qu'il avait rejoints. Tous ces jeunes hommes qui avaient du courage et l'esprit d'aventure, venaient de très loin, avaient traversé l'océan Atlantique en bateau pour défendre la France contre les Allemands. Et là, en France, à Saint-Nazaire donc, Stanley est tombé amoureux. D'une petite bretonne, serveuse: Philomène. À ce qu'Évelyne devine, l'amour est une chose heureuse mais imprévue, qui arrive n'importe où et à n'importe qui, quand on est grand, et qui fait qu'on se marie et qu'on fait des enfants. C'est ce qui s'est passé entre sa maman, Philomène, qui n'avait jamais entendu parler de la Jamaïque et son papa, Stanley qui ne parle pas un mot de français. Et c'est parce qu'ils s'aiment ces deux là qu'elle est là, elle, Évelyne, avec ses grands yeux sombres et ses cheveux tout crépus comme ceux de son papa. Et c'est cette histoire-là, plus que toutes les autres, l'histoire vraie de sa vraie vie, que j'adore entendre maman raconter. Cette histoire sans Coco, singe ou perroquet, mais toute pleine d'autres aventures vécues pour de vrai. Celle-là ne commence pas par « il était une fois... », mais par « quand j'étais petite... », et c'est tout aussi magique. Je comprends, à l'écouter, que la plus belle, la plus extraordinaire des histoires est celle que raconte notre vie. De son début. Jusqu'à sa fin.
Chapitre deux Elle dit, maman : - Quand j'étais petite, à l'école, si on voulait me faire pleurer, on me traitait de « négresse ». Alors ça ne manquait pas, je fondais en larmes. Parce qu'elles disaient cela pour se moquer de moi. Je demande : - Pourquoi elles disaient ça, les autres ?