Extrait du livre Bal perdu
BAL PERDU écrit par Jo Hoestlandt et illustré par Manon Karsenti Aux éditions du Pourquoi pas ?
Bal perdu
C’était au temps où les petites filles s’appelaient Lili, Suzette ou Mimi, un autre temps qu’aujourd’hui. Je ne sais pas si les étés étaient plus beaux, plus dorés, si l’eau qui coulait sous les ponts portait autant de rêves que de poissons. Les petites filles couraient le long, sur les berges où fleurissaient encore les coquelicots.
Mais cette année-là, en plein été, la guerre rôdait, pas loin, comme un monstre assoiffé de sang qui réclamerait une énorme ration de beaux jeunes hommes pour nourrir son énorme gueule puante. Cependant, les gens, les femmes surtout, espéraient encore que le monstre se contenterait de rugir, laissant encore un peu de temps aux enfants pour grandir, aux hommes et aux femmes pour s’aimer, aux vieux pour mourir sans chagrin, bien entourés. Pour cela, tous comptaient sur un homme qui s’appelait Jaurès, qui avait le cœur si grand qu’il pouvait mettre tous les hommes dedans. Un seul homme, ce n’était pas beaucoup, mais celui-ci éloignerait les gros nuages porteurs d’orages, ceux qui l’avaient entendu, qui l’avaient lu, en étaient sûrs, on pouvait compter sur lui. Tout contre la Seine, il y avait un petit café, on l’appelait l’Estaminet, et Simone, la petite fille qui y habitait, avait longtemps cru que s’il se nommait comme cela, c’était en l’honneur de Minet, son petit chat. À l’Estaminet, les soirs d’été, on poussait les tables du café pour danser, ça faisait un petit bal et voilà. Tout le monde dansait avec tout le monde, les bruns avec les blondes, petits et grands, gros et maigres, jeunes et vieux. On dansait pour oublier un peu qu’on n’avait pas de sous, qu’on était bien fatigués, que la vie était dure à l’usine ou à l’atelier, mais qu’il fallait bien tenir, et nourrir la famille, les gamins, sans compter la grand-mère qui n’avait plus sa tête, ou le beau-père tombé d’une échelle mal posée…