Texte integral du livre Les fables de La Fontaine - Volume 3
La Mort et le Malheureux
Un malheureux appelait tous les jours
la mort à son secours ;
ô mort, lui disait-il, que tu me sembles belle !
viens vite, viens finir ma fortune cruelle.
La mort crut en venant, l'obliger en effet.
Elle frappe à sa porte, elle entre, elle se montre.
Que vois-je ! cria-t-il : ôtez-moi cet objet ;
qu'il est hideux ! que sa rencontre
me cause d'horreur et d'effroi !
N'approche pas, ô mort ; ô mort, retire-toi.
Mécénas fut un galant homme :
il a dit quelque part : qu'on me rende impotent,
cul-de-jatte, goutteux, manchot, pourvu qu'en somme
je vive, c'est assez, je suis plus que content.
Ne viens jamais, ô mort ; on t'en dit tout autant.
La Mort et le Bûcheron
Un pauvre bûcheron, tout couvert de ramée,
sous le faix du fagot aussi bien que des ans
gémissant et courbé, marchait à pas pesants,
et tâchait de gagner sa chaumine enfumée.
Enfin, n'en pouvant plus d'effort et de douleur,
il met bas son fagot, il songe à son malheur.
Quel plaisir a-t-il eu depuis qu'il est au monde ?
en est-il un plus pauvre en la machine ronde ?
point de pain quelquefois, et jamais de repos.
Sa femme, ses enfants, les soldats, les impôts,
le créancier et la corvée
lui font d'un malheureux la peinture achevée.
Il appelle la mort ; elle vient sans tarder,
lui demande ce qu'il faut faire.
c'est, dit-il, afin de m'aider
à recharger ce bois ; tu ne tarderas guère.
Le trépas vient tout guérir ;
mais ne bougeons d'où nous sommes :
plutôt souffrir que mourir,
c'est la devise des hommes.
Le Renard et la Cigogne
Compère le renard se mit un jour en frais,
et retint à dîner commère la cigogne.
Le régal fut petit et sans beaucoup d'apprêts :
le galand, pour toute besogne
avait un brouet clair (il vivait chichement).
Ce brouet fut par lui servi sur une assiette.
la cigogne au long bec n'en put attraper miette ;
et le drôle eut lapé le tout en un moment.
Pour se venger de cette tromperie,
à quelque temps de là, la cigogne le prie.
" Volontiers, lui dit-il, car avec mes amis
je ne fais point cérémonie."
à l'heure dite, il courut au logis
de la cigogne son hôtesse ;
loua très fort sa politesse,
trouva le dîner cuit à point.
Bon appétit surtout ; renards n'en manquent point.
Il se réjouissait à l'odeur de la viande
mise en menus morceaux, et qu'il croyait friande.
On servit, pour l'embarrasser
en un vase à long col, et d'étroite embouchure.
Le bec de la cigogne y pouvait bien passer,
mais le museau du sire était d'autre mesure.
Il lui fallut à jeun retourner au logis,
honteux comme un renard qu'une poule aurait pris,
serrant la queue, et portant bas l'oreille.
Trompeurs, c'est pour vous que j'écris,
attendez-vous à la pareille.
L‘ Enfant et le Maître d’école
Dans ce récit je prétends faire voir
d'un certain sot la remontrance vaine.
Un jeune enfant dans l'eau se laissa choir,
en badinant sur les bords de la seine.
Le ciel permit qu'un saule se trouva
dont le branchage, après dieu, le sauva.
S'étant pris, dis-je, aux branches de ce saule,
par cet endroit passe un maître d'école ;
l'enfant lui crie : au secours, je péris.
Le magister, se tournant à ses cris,
d'un ton fort grave à contretemps s'avise
de le tancer : ah le petit babouin !
voyez, dit-il, où l'a mis sa sottise !
et puis, prenez de tels fripons le soin.
Que les parents sont malheureux, qu'il faille
toujours veiller à semblable canaille!
Qu'ils ont de maux ! Et que je plains leur sort !
Ayant tout dit, il mit l'enfant à bord.
Je blâme ici plus de gens qu'on ne pense.
Tout babillard, tout censeur, tout pédant,
se peut connaître au discours que j'avance :
chacun des trois fait un peuple fort grand ;
le créateur en a béni l'engeance.
en toute affaire ils ne font que songer
aux moyens d'exercer leur langue.
Hé mon ami, tire-moi de danger ;
tu feras après ta harangue.
Le Coq et la Perle
Un jour un coq détourna
une perle qu'il donna
au beau premier lapidaire :
je la crois fine, dit-il ;
mais le moindre grain de mil
serait bien mieux mon affaire.
Un ignorant hérita
d'un manuscrit qu'il porta
chez son voisin le libraire.
je crois, dit-il, qu'il est bon ;
mais le moindre ducaton
serait bien mieux mon affaire.
Les Frelons et les Mouches à miel
À l'œuvre on connaît l'artisan.
Quelques rayons de miel sans maître se trouvèrent,
des frelons les réclamèrent,
des abeilles s'opposant,
devant certaine guêpe on traduisit la cause.
Il était malaisé de décider la chose :
les témoins déposaient qu'autour de ces rayons
des animaux ailés, bourdonnants, un peu longs,
de couleur fort tannée et tels que les abeilles,
avaient longtemps paru. Mais quoi ! Dans les frelons
ces enseignes étaient pareilles.
La guêpe, ne sachant que dire à ces raisons,
fit enquête nouvelle, et pour plus de lumière,
entendit une fourmilière.
Le point n'en put être éclairci.
De grâce, à quoi bon tout ceci ?
dit une abeille fort prudente,
depuis tantôt six mois que la cause est pendante,
nous voici comme aux premiers jours ;
pendant cela le miel se gâte.
Il est temps désormais que le juge se hâte :
n'a-t-il point assez léché l'ours ?
Sans tant de contredits et d'interlocutoires,
et de fatras, et de grimoires,
travaillons, les frelons et nous :
on verra qui sait faire, avec un suc si doux,
des cellules si bien bâties.
Le refus des frelons fit voir
que cet art passait leur savoir ;
et la guêpe adjugea le miel à leurs parties.
Plût à dieu qu'on réglât ainsi tous les procès !
Que des turcs en cela l'on suivît la méthode !
Le simple sens commun nous tiendrait lieu de code :
il ne faudrait point tant de frais ;
Au lieu qu'on nous mange, on nous gruge,
on nous mine par des longueurs :
on fait tant, à la fin, que l'huître est pour le juge,
les éles écailles pour les plaideurs.
Le Chêne et le Roseau
Le chêne un jour dit au roseau :
vous avez bien sujet d'accuser la nature ;
un roitelet pour vous est un pesant fardeau.
Le moindre vent qui d'aventure
fait rider la face de l'eau,
vous oblige à baisser la tête :
cependant que mon front, au caucase pareil,
non content d'arrêter les rayons du soleil,
brave l'effort de la tempête.
Tout vous est aquilon ; tout me semble zéphir.
Encore si vous naissiez à l'abri du feuillage
dont je couvre le voisinage,
vous n'auriez pas tant à souffrir :
je vous défendrais de l'orage ;
mais vous naissez le plus souvent
sur les humides bords des royaumes du vent.
La nature envers vous me semble bien injuste.
Votre compassion, lui répondit l'arbuste ,
part d'un bon naturel ; mais quittez ce souci.
Les vents me sont moins qu'à vous redoutables.
Je plie, et ne romps pas. Vous avez jusqu'ici
contre leurs coups épouvantables
résisté sans courber le dos ;
mais attendons la fin. Comme il disait ces mots,
du bout de l'horizon accourt avec furie
le plus terrible des enfants
que le nord eût porté jusque-là dans ses flancs.
L'arbre tient bon ; le roseau plie.
Le vent redouble ses efforts,
et fait si bien qu'il déracine
celui de qui la tête au ciel était voisine
et dont les pieds touchaient à l'empire des morts.