Extrait du livre Mémoire en eaux troubles
Mémoire en eaux troubles de Joëlle Van Hee aux éditions du Jasmin
Mémoire en eaux troubles
1 Quand je pousse la porte de la section spéciale, ce qui me prend à la gorge, c’est l’odeur de merde. Fraîche, coulante, nauséabonde. Je me suis préparé à cet instant depuis des semaines. Je m’attends à tout, absolument à tout, sauf à cette bouffée d’air chaud qui suinte des entrailles. J’ai un relent terrible, une envie brutale de dégueuler. Pas parce que ça sent la merde, mais parce que ça sent la peur. Cette peur liquide qui te retourne l’estomac comme un gant et te vide les boyaux d’un coup de purge. Ma mère me regarde et me lance : — T’inquiète pas, tu t’y feras. Mon dégoût l’amuse, ma réaction vient de rallumer ses yeux éteints. Un sourire franc se dessine sur ses lèvres sèches. Ça dure une seconde, pas plus. Je ne l’avais plus vue sourire depuis une éternité. La porte claque dans notre dos. Personne ne vient nous accueillir. Personne ne nous attend. J’ai des difficultés à respirer. Putain! Qu’est-ce que ça schlingue ! Et ma mère qui marche droit, la tête haute, comme si l’endroit sentait bon la rose et le pain frais! Je la suis en regardant mes pompes et en comptant mes pas. C’est plutôt efficace pour sortir de ses pensées. Tout à coup un schmoul surgit d’une porte entrouverte en criant : — J’ai fait mes valises, on rentre à la maison ? C’est vous qui me raccompagnez ?
Les schmouls, c’est comme ça que je les ai surnommés dès notre première rencontre. Ce mot m’est venu à la bouche sans que j’y réfléchisse. J’aurais pu les appeler les chairs molles, les tambours relâchés ou les cuirs râpés, par opposition aux chairs fermes et cuirs tendus dont je suis, j’aurais pu les appeler les sans disque-dur ou les frappa-dingues mais je préfère les appeler les schmouls. C’est plus doux, plus mystérieux et tellement plus fun. En enfilant le couloir, nous croisons plusieurs schmouls. Ils suivent la rampe. Pas la rampe d’escalier, la rampe du couloir : une barre horizontale qui court le long de tous les murs de la section spéciale, une ligne infinie qui s’efface à l’endroit des portes, un grand pointillé imaginaire dont tu fais le tour pour finalement revenir au point de départ. Un itinéraire pour poissons en bocal. Plusieurs schmouls y sont agrippés, comme si la terre tanguait sous leurs pieds, comme si tous les plans étaient inclinés et toutes les surfaces liquides. La plupart des schmouls ne connaissent plus ni la ligne droite ni le plancher des vaches. Tout n’est que rondeur et flou aquatique pour eux. Une longue dame cassée en deux sur la rampe s’arrête sur mon passage. — Dis Coco, à quelle heure il passe le bus ? Parce que moi, je ne reste pas ici, ah ça non! Je me tourne vers elle sans lui répondre. Je la trouve très élégante dans son pyjama à petites fleurs bleues, ses longs cheveux gris soigneusement coiffés. Elle éveille cependant un étrange malaise en moi. À cause de son visage : des yeux de petite fille plaqués au-dessus d’une bouche de vieille sans dent. Je suis fasciné par ses lèvres rentrantes. Elle les mâche, les aspire et cherche, en vain, à les avaler. Elle insiste : — Coco, quelle heure est-il ? L’infirmière vient à ma rescousse, lui prend la main : — Venez vous asseoir, Madame Roseau, vous êtes fatiguée. La Dame Cassée la regarde longuement, dans la bouche, pas dans les yeux, scotchée aux mots qui sortent du trou béant entre ses deux lèvres. Tu dirais qu’elle peut les voir physiquement, tout roses, tout chauds, roulés dans la salive. — À quelle heure il passe mon bus ? qu’elle s’énerve. L’infirmière l’entraîne : — Les bus sont en grève aujourd’hui, Madame Roseau. Ce soir, vous restez avec nous. Ma mère hausse les épaules et marmonne : — La belle image de notre pays! La Dame Cassée suit l’infirmière sans opposer la moindre résistance. Cette soumission soudaine me paraît bizarre. Mais je ne m’attarde pas sur cette impression : je n’ai pas la tête à me concentrer sur autre chose que moi-même. Je continue à avancer, à petits pas timides. Ce couloir n’en finit pas. Ce couloir est un tunnel qui se mord la queue et que les schmouls arpentent, à la recherche de l’issue de secours. Il y a une porte secrète pour chacun. Tu tournes en rond et pourtant tu sais que tu avances vers le pays des merveilles. Comme Alice, tu sais qu’un jour ou l’autre, tu
trouveras l’entrée du terrier du Lapin blanc. Et que tu y feras une chute vertigineuse… Un schmoul me bloque le passage. — T’as une cigarette ? Je n’en ai pas encore grillé une seule aujourd’hui! Il sort tout droit d’un vieux dessin animé américain : il a la bouille de Popeye et la voix éraillée de Carlo, le Calamar dans Bob l’Éponge. Une infirmière intervient : — Vous venez d’en fumer une, Monsieur HonHon. — Tu vas m’appeler monsieur HonHon encore longtemps ? lui lance-t-il gaîment en faisant demi-tour. Moi c’est Jules, ma jolie ! ajoute-t-il en lui faisant un clin d’œil. — Monsieur HonHon, revenez par ici, il n’est pas question d’aller fumer dans les toilettes. Je vous connais. Ma mère s’arrête devant le bureau vitré, le bocal des infirmières. L’infirmier en chef se lève. — Venez, dit-il à ma mère en faisant comme si je n’étais pas là. Je vous accompagne jusqu’à sa chambre. — Merci Monsieur Lecoq. Sa belle assurance s’est émiettée. — Dites-moi, vous avez le résultat des tests ? Comment va-t-il ? Que dit le docteur ? Je vois ma mère croiser les doigts dans son dos, comme une gamine qui veut conjurer le sort. L’infirmier prend une bouffée d’air pourri et répond : — Je ne vous cache pas qu’il va mal. Sa démence est sévère. Ici à l’hôpital, ils parlent de démence. Je hais ce mot parce qu’il est noir, tourmenté et que tu y sombres, comme au fond de la mer par une nuit de tempête. Je lui préfère mille fois le mot « maboulisme » parce que tu y perds gaîment la boule, ou le mot « délire » parce que le délire tu peux le peupler de visions fantastiques et qu’il t’offre un ticket pour la lune. Les yeux de ma mère se remplissent de larmes, de grosses gouttes rondes qu’elle laisse tomber sur son visage figé, un paysage d’été sous une pluie d’hiver. Je suis ma mère qui suit l’infirmier Lecoq. Il marche d’un pas décidé, il sait où il va. Pas moi. Mes pieds sont de plus en plus lourds, mon souffle de plus en plus saccadé. Je suis complètement paumé dans ce couloir cul-de-sac. Ici, tout est moche, fonctionnel et froid. Rien d’inutile et tout pour te faire gerber de trouille. Le milieu hospitalier est l’endroit le plus inhospitalier du monde, suffit de déambuler dans ce couloir pour t’en rendre compte. Putain! Tout y est vide. Tout y est blafard, même les malades. Tout y est aseptisé, même les médecins. Tout y résonne, même la mort. Je suis ma mère qui suit l’infirmier. Et je suis suivi. Par un vieux vissé sur une canne. Il lève la tête quand je me retourne. Il me jette un regard allumé par-dessus ses grandes lunettes noires, deux écrans de télé morte. — Monsieur ? me demande-t-il avec un fort accent italien, un petit renseignement s’il vous plaît. Je ne suis pas d’ici, je retourne sur Liège. Vous pouvez m’aider ? Maman soupire. Encore une saute d’humeur! Elle passe du rire aux larmes, et des larmes au ras-le-bol. Moi j’ai envie de hurler : « Qu’est-ce que vous avez tous à me
parler ? Je ne suis pas des vôtres! » C’est vrai, quoi! Qu’est-ce qu’ils ont tous à me demander l’heure, à vouloir foutre le camp, à attendre un bus, un train ou quelqu’un qui ne viendra jamais ? L’infirmier Lecoq s’efface pour qu’on puisse entrer dans la chambre. — Je vous laisse. Si vous avez des questions, je suis dans mon bureau, n’hésitez pas à venir me trouver. Mon cœur se serre dès que je le vois. Il est assis sur une chaise roulante, le dos attaché au dossier par une ceinture en tissu. Je n’avais encore jamais remarqué que mon grand-père était si petit. Fragile. Un moineau qui ne passera pas l’hiver. Il frissonne doucement, perdu dans le froid de cette chambre qui n’est pas la sienne. Son regard rond et fixe essaie de comprendre ce qu’il fait dans cet endroit inconnu, hostile. Maman pose sa main sur mon bras. Je ne sais pas ce qui la bouleverse le plus, la vue de son père ou ma tête de con. Bordel! Qu’est-ce que je fous là ? Je n’aurais pas dû venir. Je le savais! Maman a demandé que je l’accompagne. Je l’ai envoyée bouler. Pour la visite, je préférais attendre qu’il aille mieux. O.K., je savais qu’il n’irait jamais mieux. Au contraire… Maman a insisté, lourdement. Elle a trouvé mille raisons de m’entraîner, elle a sorti les violons, m’a chauffé les oreilles avec sa morale à la mords-moi-le-nœud. Elle a fini par brandir son arme secrète : le chantage. Ça a marché. Son chantage à la tune, ça marche toujours. Tu crois que je peux me permettre de sauter une semaine d’argent de poche ? Elle a clos le sujet en disant que c’était la moindre des choses. « Papy et toi vous avez toujours été complices, pas vrai ? Tu n’as pas envie de lui faire plaisir ? » J’ai fermé ma gueule, mais qu’est-ce que j’avais envie de lui balancer : « Rien à foutre ! » C’est vrai quoi… Seulement je n’avais pas les moyens – financiers – de me le permettre. Alors, je me suis préparé à cette visite, mais je ne m’attendais vraiment pas à ça… Je n’étais pas préparé à voir mon grand-père aussi faible et désarmé : un oiseau pour le chat.
2 La dernière fois que je l’ai vu, c’était il y a six mois, chez lui, dans sa maison. Il était encore grand. Il se tenait encore droit. Papy s’est toujours tenu bien droit. Droit comme le bras de la défense nationale. Quand je lui demandais comment il faisait, du haut de ses presque quatre-vingts balais, pour se tenir aussi droit, il répondait fièrement : — Je suis un officier au garde-à-vous, bon pour le service même si je suis à la retraite ! Cette fois-là, chez lui, il y a six mois, toute la famille était présente : ma grand-mère mamie Mo, ma mère, mon père, mon frère Romain – le Golum pour les intimes – tonton Michel, ma tante Léa et mes cousines Ali & Élo – Aline et Élodie pour les durs de la comprenure. On faisait « Chouffe Time », c’est comme ça qu’on appelle l’apéro chez Papy et mamie Mo. Papy adore la bière d’Achouffe et il en sert toujours quand on fait la fête en famille. « Chouffe Time », c’est comme ça qu’on appelle… non… c’est comme ça qu’on appelait l’apéro. Il n’y aura plus de Chouffe Time… Sans Papy, ce ne sera plus la même chose. Cette expression marrante va disparaître du vocabulaire familial, ça me fait drôle. Donc, Papy avait fait un truc de fou ce jour là. Après le repas, du waterzooi à la gantoise, alors que tout le monde papotait au jardin en attendant le dessert, il était revenu avec un plateau garni de chips, limonades et bières en criant :
— Chouffe Time ! Tout le monde s’était marré, parce que Papy n’arrête jamais de blaguer et qu’elle était bien bonne tout de même celle-là. On avait à peine boulotté le dernier morceau de lotte qu’il remettait le couvert avec son apéro. Mamie Mo, elle, n’avait pas ri. Mais mamie Mo ne rit pas souvent des blagues de Papy. Papy avait commencé sa tournée : — Ta chouffe Michel, qu’il avait dit très sérieusement. « Chouffe Time » c’est sérieux, on ne déconne pas avec ça ! Et tonton Michel avait mis sa main sur son bedon prêt à exploser en soufflant : — Impossible, plus de place. Papy avait insisté : — Tu boiras tout de même bien ton verre, Michel! Mamie Mo avait murmuré : — Mon chou, laisse Michel tranquille. Et Papy, vexé, s’était tourné vers Maman qui, elle, n’avait pas osé refuser sa bière. Elle avait bien senti qu’il se passait quelque chose de louche. C’est là qu’Aline avait soupiré : — Je ne veux pas de ta limonade, j’en ai déjà bu deux grands verres à l’apéro! Papy avait froncé les sourcils et avait regardé mamie Mo. Il était choqué. Il avait fait un arrêt sur image, ses neurones s’étaient télescopés et avaient provoqué un court-circuit. Mamie Mo s’était écroulée en pleurs. C’est là qu’elle nous avait confié que Papy avait la maladie d’Alzheimer. Elle avait dit : « Il a l’Alzheimer », comme on dit : « Il a la grippe ou la varicelle. » Mais c’était bien plus grave que ça. C’était le début de la fin pour Papy. Ce soir-là, en allant me coucher, j’avais demandé à ma mère : — C’est quoi cette maladie, m’man? — On perd la mémoire… J’avais levé les yeux au ciel. — Tous les vieux oublient des trucs! — La mémoire à court terme disparaît, on oublie les événements les plus récents. On vit de plus en plus dans le passé… — C’est pas une maladie, ça, c’est la vieillesse ! Tous les vieux font chier avec leurs souvenirs. Ils se repassent le film, c’est tout. — Il paraît qu’ils revivent des moments de leur vie, de leur jeunesse par exemple, comme s’ils avaient quinze ans. — Cool. — Cool ? — Une deuxième barre de vie ! Ils sont repartis pour un tour! Ça tue ! — Ça tue ?! Antonin, cesse de faire l’idiot! Ils ne revivent pas que les bons moments. Ça tue, oui, tu ne crois pas si bien dire ! Et je n’ai vraiment aucune envie d’en rire. — Purée, si on ne peut plus déconner… — Arrête ! Il s’agit de mon père. Et de ton grand-père. — Ouais, mais c’est pas Fukushima quand même… — Si! Pour lui c’est Fukushima. Tu sais, il finira par tout oublier. Son passé aussi, il l’oubliera.
— Alors on parlera de la pluie et du beau temps. Pour ce que ça nous changera ! Ou des petits oiseaux dans les arbres, Papy adore ! Mieux encore, des poissons rouges qui lèchent la vitrine de l’aquarium, voilà un sujet de conversation hyper cool. — Ça suffit! Tu respectes mon père. Tu deviens vraiment ridicule. Tu sais, je ne plaisante pas. Il nous oubliera. Il ne nous reconnaîtra plus. — Tu pousses un peu, non ? — Un jour, il ne saura plus que je suis sa fille, il ne saura même plus qu’il a eu une fille… Et un petit-fils… Cette pensée, tout à coup, je n’ai pas pu l’encaisser et je suis monté dans ma chambre. Une semaine après l’épisode « Chouffe Time bis », il était tombé. Mamie Mo n’avait pas pu le relever. Elle avait sonné chez un voisin, pour qu’il l’aide. En le voyant, Papy s’était écrié : — Au secours! Monsieur, sauvez-moi! Cette vieille folle me frappe ! Mamie Mo avait éclaté de rire, pour se donner une contenance. Elle n’en revenait pas qu’il ait dit ça. Le gars lui avait claqué la porte au nez, il ne se mêlait pas des disputes de couple. Et elle avait dû appeler l’ambulance. Après deux jours à l’hôpital, ils nous avaient dit qu’ils ne pouvaient pas le garder. Parce que Papy faisait des conneries. Il se levait la nuit et allait dormir dans le lit des autres. Ou il réveillait les malades et se promenait avec eux bras dessus bras dessous dans les couloirs. Il leur piquait leurs médicaments aussi, et les croquait comme des bonbons. Il envoyait son verre d’eau à la tête du médecin de garde qui entrait dans sa chambre, parce qu’il n’aimait pas sa tête de docteur Maboul. Et puis surtout, il déconnait : il croyait que les petits voyants rouges du sprinkler étaient des fusils lasers pointés sur son cœur. L’hôpital l’avait fait transférer dans une clinique psychiatrique. Le choc ! Il débloquait complètement. Il avait quitté notre monde pour une autre planète. Il n’en est toujours pas revenu.
3 En le voyant tout racorni sur sa chaise roulante, complètement refermé sur sa folie, impossible pour mon cœur de se desserrer. Papy est un moineau, un tout petit moineau. Cette image me donne la nausée. Il regarde la tablette attachée à sa chaise. Une tablette de contention qui l’empêche de se relever. Il passe ses doigts tremblants le long de la tranche et s’arrête sur chacune des vis argentées. Il cherche le moyen de retirer la tablette. D’un geste lent, doux. Cette tâche réclame toute son attention. Toute son énergie de pauvre imbécile qui ne pige pas que les vis sont décoratives : les véritables attaches se trouvent sous les accoudoirs de sa chaise. À l’armée, Papy dirigeait une compagnie logistique chargée de l’entretien des camions militaires. Pourtant – purée! – aujourd’hui, il est incapable de défaire un simple clip. Ça y est, j’ai le cœur qui me remonte dans la gorge. Va falloir que je sorte si ça continue! Je regarde toujours ses doigts, ils glissent d’un bouton d’argent à l’autre. Ses mains ne m’ont jamais paru aussi longues et fines et sa peau aussi transparente. Je peux suivre le chemin bleu de ses veines dans leur chair pâle. Et moi, c’est le chemin des chiottes que je vais devoir suivre… Papy a senti un mouvement dans son dos. — Mauricette ? dit-il d’une voix un peu fébrile. Mauricette, c’est le nom de ma grand-mère. Nous, on dit mamie Mo.