Extrait du livre AMITIÉ, BÉTON ET PEAUX DE BANANES
AMITIÉ, BÉTON ET PEAUX DE BANANES Par Céline Gourjault Aux éditions Amaterra
1. L’annonce Ma vie a basculé un vendredi soir, le 13 juin 2019 exactement. En bien ou en mal, il est trop tôt pour le dire. Ce jour-là, certains ont acheté un ticket de loto pour la super cagnotte du vendredi 13, d’autres ne sont pas sortis de chez eux de peur de croiser un chat noir ou de passer sous une échelle. Moi je pensais, parce que ma mère me l’avait dit, que les vendredis 13 étaient des jours comme les autres. J’avais tort. Il était environ 19 heures, Gaston et moi faisions une partie de Mario Kart, j’allais dépasser Yoshi et lui balancer une peau de banane sous les roues quand… (Précision : Gaston, dit Gaga, c’est mon petit frère. J’ai
aussi un chat, Gérard, mais il ne joue pas aux jeux vidéo.) Bref, j’étais à deux doigts de gagner la course lorsque ma mère, une femme d’habitude raisonnable et qui n’a pas le goût du risque, a éteint la console, comme ça, d’un coup, sans prévenir. Je n’ai même pas pu crier devant tant de violence, j’étais paralysé. C’est fréquent paraît-il en cas de traumatisme ou d’agression. La surprise vous empêche de réagir, c’est de l’effroi d’après les psychiatres. Eh bien, voilà exactement ce que j’ai ressenti : de l’effroi. Gaston, lui, par contre, il s’est mis à gueuler comme si on le torturait. Gaston, il est petit, il a huit ans et demi. Il ne gère pas encore très bien ses émotions, surtout quand il joue à la console. Une fois, il a même mordu mon père qui avait voulu lui prendre la manette. Ce jour-là, c’est mon père qui a gueulé le plus fort, les dents de Gaston plantées dans une main et les griffes de Gérard, réveillé par les cris, enfoncées dans ses cuisses. Mais ce vendredi 13 juin, papa n’a pas crié, il nous a juste dit : – Les enfants, maman et moi avons quelque chose de très important à vous annoncer. Gaston, encore excité par le jeu, a hurlé : – On va avoir une Wii ? – Arrête ! Tu ne vois pas que ça a l’air grave ? lui dis-je. Puis en me retournant vers ma mère, je lui demandai : – Vous allez divorcer ? – Non ! Tout va très bien, pourquoi veux-tu qu’on divorce ? – Je ne veux pas mais, l’autre jour, tu as dit
à papa qu’il était pénible, et depuis un mois vous parlez tout le temps à voix basse le soir dans la cuisine, répondis-je, inquiet. – On ne va pas divorcer, reprit mon père, mais on va déménager. – Et on pourra avoir une Wii ? insista Gaston. – Je ne sais pas, on verra, Gaston. Écoute, c’est important ! dit mon père. Avant de nous expliquer : – J’ai demandé une mutation et elle a été acceptée, c’est un poste très important mais surtout c’est dans un endroit très chouette… – À Disneyland ? l’interrompit Gaston. – Non, Gaston, à Disneyland ils ne font pas vraiment dans les projets culturels, et puis personne n’habite à Disneyland ! – Si, Mickey ! répondit Gaston, prêt à mordre. – Non mais, rétorqua mon père, Mickey, c’est pas un vrai… – C’est en Guadeloupe, coupa ma mère. – En Guadeloupe ! m’écriai-je. Mais c’est super loin, c’est à côté de l’Afrique ! – Non, pas vraiment, corrigea mon père, c’est plutôt à côté de l’Amérique du Sud. – C’est encore plus loin alors ! Bouleversé, je fondis en larmes, et pas des fausses comme quand ma mère nous sert de la brandade de morue deux soirs de suite, non, des vraies avec sanglots, morve et bave, la totale. Partir vivre en Guadeloupe, ça signifiait laisser tous mes potes. Bon, je n’en avais que deux, mais on était comme les trois doigts de la main de Mickey. Il y avait Hugo, d’abord, la tronche du groupe. Il était super balaise en calcul mental, pas le genre de gars qu’on peut arnaquer en
rendant la monnaie. À chaque fois que nous allions à la supérette en face du collège pour nous acheter des trucs bourrés d’huile de palme, de sirop de glucose et de correcteurs d’acidité interdits par nos parents, il savait avant la caissière combien on allait payer. Mais pour moi Hugo était bien plus qu’un super compteur, c’était un de mes meilleurs amis depuis la sixième. Deux ans d’une amitié sans faille, depuis le jour de la rentrée où, voulant relever la tablette de mon pupitre, j’avais basculé en arrière et renversé toute ma trousse par terre. Hugo avait été le seul à m’aider à ramasser ma collection de stylos quatre couleurs. Mon autre meilleur ami, c’était Alphonse. Sportif, bon élève, membre du club d’échecs, Alphonse possédait toutes les qualités ap- préciées par les parents : poli, toujours propre sur lui, serviable. Pourtant, c’était lui qui un jour, en cours de maths, m’avait appris que la chatte n’était pas seulement la femelle du chat… Comment je pourrais vivre sans Hugo et Alphonse ? Comment affronter la quatrième et l’acné sans mes copains ? – Et Gérard, demandai-je soudain, pris d’angoisse, on l’emmène ? Et on part quand ? On va habiter où ? On va vendre la maison ? On pourra apporter nos affaires ? C’est pour toujours ? Gaston, qui jusque-là n’avait pas bien saisi la portée dramatique du mot « Guadeloupe », se mit à sangloter lui aussi. – Mais la Guadeloupe, c’est super ! s’exclama mon père. Il y a la mer, vous dites toujours
qu’on ne va jamais à la mer, et puis il fait chaud toute l’année, il y a des iguanes, un volcan et… – Je ne veux pas mourir brûlé comme à Grospéi ! cria Gaston. – Pompéi, mon chéri, rectifia maman. On ne va pas mourir brûlés. Si le volcan doit se réveiller, on le saura à temps, et vous pourrez faire du surf, manger des noix de coco, aller à la plage tous les week-ends… Je sentis alors que Gaston allait changer de camp devant les arguments maternels, je ripostai donc : – On va surtout se faire dévorer par les moustiques, mordre par les mygales et avaler par les boas. – Il n’y a pas de mygales en Guadeloupe, ni de boas, ni aucun animal dangereux d’ail- leurs, reprit mon père, ignorant les réalités faunistiques de l’île. – Tu rigoles ? Tu n’as pas vu l’affiche à la maison médicale ? « Attention si vous revenez d’une zone tropicale, vous êtes peut-être porteur de la dengue, du zika ou du chikungunya. » Le moustique, c’est l’animal le plus dangereux au monde ! Et le paludisme ? Tu y penses au paludisme ? On l’a vu en cours de géographie, c’est grave le paludisme, tu passes ta vie à claquer des dents à cause de la fièvre. Maman, le dentiste l’a dit, j’ai les dents fragiles, si je les claque trop, elles vont toutes tomber, c’est sûr ! Face à l’image de son frère tremblant et édenté, Gaston retrouva ses esprits et ne succomba pas à l’appel fourbe des fruits exotiques et des sports aquatiques. Il se mit
à hurler. Ma mère essaya de le calmer : – Il n’y a pas le paludisme en Guadeloupe, détends-toi, et c’est seulement pour trois ans… Je coupai net la parole à ma mère et l’informai : je n’irais pas en Guadeloupe. Je ne vivrais pas la tête entourée d’une moustiquaire et je ne ferais pas un sport où il faut être en slip de bain debout sur une planche au milieu des requins. C’était décidé, Gaston et moi resterions ici avec Gérard. Nos voisins nous nourriraient tous les trois. Gaston pourrait continuer le ping-pong, et je resterais dans mon collège avec Hugo et Alphonse. – Edgar, tu sais bien que c’est impossible, me dit doucement ma mère. Edgar, c’est moi. Je sais, ce prénom craint un max, mais c’est ma mère qui l’a choisi, alors je ne dis trop rien. Elle est fan d’opéra et Edgar c’est un gars en collants dans Lucie de Lammermoor. Il se trucide à la fin parce qu’il ne peut pas épouser la femme dont il est amoureux. Un héros quoi, mais pour les enfants de votre école quand vous avez entre trois et dix ans, Edgar c’est la pourriture qui essaie d’assassiner les pauvres petits chatons innocents dans Les Aristochats. Avec un tel prénom, ce n’est pas facile d’avoir l’air cool, surtout si en plus on s’appelle Rouillon, eh oui, c’est notre nom, nous sommes les Rouillon. Ma mère, Camille Rouillon donc, mit fin à mes illusions en m’expliquant que si elle et mon père nous laissaient ici avec Gérard ce serait de l’abandon d’enfants, un délit passible de prison.
– Avoir ses parents en prison, c’est pire que d’aller vivre en Guadeloupe, non ? Devant mon hésitation pour répondre, elle reprit : – Des copains, tu t’en feras d’autres, et puis tu vas découvrir de nouvelles choses… – J’aime pas le changement, tu le sais bien, c’est déjà l’horreur si tu changes de marque pour le chocolat du petit déj’. Et je ne veux pas me faire d’autres copains, les miens sont très bien. J’allais continuer ma plaidoirie anti-déménagement quand soudain nous vîmes Gaston debout sur le canapé, une manette de jeu dans une main et un bras en l’air en train de crier : – J’ai gagné, j’ai pulvérisé Luigi ! Perturbé par tant d’émotions et cherchant sans doute du réconfort, le pauvre petit Gaga avait discrètement rallumé la console et repris la partie là où, souvenir encore douloureux, ma mère l’avait arrêtée dans un geste impardonnable. Mon père, Thomas Rouillon, déçu par notre manque d’enthousiasme devant l’annonce de sa mutation en Guadeloupe, décida qu’il était l’heure d’aller dormir. Il était 19 h 30 ! Le lendemain et les autres jours ne furent pas plus joyeux. Nous comprîmes, avec Gaston, que nous n’avions pas le choix. À partir du mois d’août, notre vie se déroulerait sous les tropiques. Tout alla très vite, mes parents accaparés par les cartons, le déménagement et la vente de la maison nous laissèrent jouer à la console et regarder des DVD pendant des heures
entières. Cela nous aida, il ne faut pas mentir, à mieux accepter la situation. Mais, entre ces moments de bonheur virtuel, ou d’abrutissement d’après ma mère, la dure réalité reprenait le dessus, il nous fallait faire le tri dans nos affaires. Livres, habits, jouets, nous devions choisir ce que nous allions donner ou jeter et ce que nous voulions emporter. Gaston, qui n’avait pas vraiment le sens du partage, ressortait systématiquement ses affaires des cartons « À donner » pour les remettre sous son lit. Il accepta de se séparer d’un pyjama taille trois ans, d’un puzzle Oui-Oui dont la pièce sur laquelle apparaissait le grelot du pantin avait disparu, et d’un distributeur de Pez Buzz l’Éclair qu’il avait en double. Quant à moi, désespéré, je décidai de ne rien emporter à part ma collection de Picsou, quelques peluches et mes jeux de DS. Petit à petit, la maison se vida, les meubles furent remplacés par des cartons et, les dernières semaines, il ne resta que notre table de cuisine, quatre chaises, le réfrigérateur, la gazinière, nos lits et les valises. Gérard, voyant son territoire modifié, partait des journées entières. Je suis sûr qu’il a très vite compris qu’on ne l’emmènerait pas avec nous en Guadeloupe. Sur les conseils du vétérinaire, mes parents avaient pris la décision de laisser notre chat aux voisins. D’après le docteur Legrand, qui était plutôt petit, un chat habitué à vivre à la campagne aurait beaucoup de mal à s’adapter à un nouvel environnement et risquait de ne pas supporter la chaleur et le climat tropical. Mais qu’en savait-il, lui, il était spécialiste