Extrait du livre Lecture maudite
Lecture maudite écrit par Céline Gourjault et illustré par Gemma Palacio Aux éditions Amaterra
Lecture Maudite
Art et cauchemars Charlie adorait lancer des défis. Elle aimait faire des paris et montrer qu’elle n’avait peur de rien. À dix ans, elle avait accumulé plus de punitions que tous les élèves de sa classe réunis et en était fière. Elle débordait d’enthousiasme pour les nouvelles aventures et fut ravie lorsque son professeur distribua des autorisations à faire signer aux parents en vue d’une sortie scolaire. – On va où, monsieur ? Au cirque ? À l’accrobranche ? Faire du kayak ? – Encore mieux, Charlie… – À la NASA ? – La NASA ?! répéta M. Rougier. C’est en Floride, Charlie, nous ne pouvons pas aller en Floride pour une journée. – On va où alors, monsieur ? – Au musée !
Le sourire radieux du professeur s’éteignit rapidement devant la mine déconfite de ses élèves. – Ne faites pas cette tête, je suis sûr que vous allez adorer. Le musée organise une exposition exceptionnelle. Vous pourrez admirer des œuvres mondialement connues. – On va voir La Joconde ? demanda Mathis. – Et le tableau avec des gens qui sont sur une planche pourrie au milieu de la mer ? questionna Soline. – Le radeau du mollusque, précisa Nadia. – Le Radeau de la Méduse, rectifia M. Rougier. – Et le tableau du gars qui s’est coupé l’oreille, celui avec des fleurs jaunes pas belles dans un vase moche, ajouta Benjamin, peu réceptif au talent de Vincent Van Gogh. – Je ne sais pas exactement quelles œuvres nous admirerons, mais la commissaire… – La commissaire ? coupa Jeremy. C’est une exposition de tableaux volés ? – Non, corrigea M. Rougier, la ou le commissaire est la personne qui organise une exposition. Elle décide du thème des tableaux qui seront exposés. L’exposition que nous visiterons s’appelle « Art et cauchemars ». – Ça va être flippant ? demanda Noam. – Certainement, car les grands artistes arrivent à nous faire ressentir des émotions fortes, comme la tristesse, la joie, la surprise, mais aussi la peur. – On y va quand, monsieur ? demanda Julie. – Nous ferons deux groupes pour profiter au mieux de la visite. Une moitié de la classe ira lundi après-midi et l’autre mardi matin. Les élèves qui resteront à l’école aideront les CE2 pour leur projet jardinage. Charlie lâcha un « C’est trop nul » qui lui valut d’aller au tableau écrire la date du jour en anglais. Le lundi suivant, le maître divisa la classe en deux groupes. Charlie se trouva séparée d’Adam et de Louise, et malgré ses protestations virulentes (ou plutôt à cause de celles-ci), elle n’obtint pas de changer de groupe et dut se résoudre à visiter le musée sans ses deux meilleurs amis. – C’est nul d’être séparés, on aurait bien rigolé. Je suis sûre qu’ils ne font même pas peur, ces tableaux, dit Louise. – Ils ne peuvent pas être pires que les pochettes des DVD de films d’horreur de mon frère, ajouta Adam. – On va quand même s’amuser, lança Charlie. Je vous parie deux figurines « Monstres de l’espace » que je suis cap de dessiner sur un tableau.
– T’es malade ! s’exclama Adam. C’est interdit et c’est super grave ! Si tu te fais prendre, c’est la prison direct ! En plus, M. Rougier a dit qu’il y aurait une commissaire au musée. – Je ne me ferai pas prendre ! Si je gagne, vous me donnez une figurine chacun ; si je perds, je vous donne Monstrastro et Comètozorus. – Tu vas faire quoi, s’inquiéta Louise, dessiner des lunettes à la Joconde ? – Tu n’écoutes vraiment rien quand le maître parle, intervint Adam, La Joconde ne sera pas exposée. – Si, j’écoute ! La preuve, il a dit que le thème était « Art et cauchemars », et La Joconde c’est un cauchemar avec son sourire en biais. En plus, il paraît que ses yeux bougent et te suivent quand tu passes devant elle. Si, ça, ce n’est pas cauchemardesque ! – C’est vrai, reconnut Adam. En plus, avec son teint caca d’oie, on dirait un zombie ! – En plus ! Pendant que ses amis discutaient, Charlie regarda autour d’elle et aperçut sur le bureau le feutre avec lequel M. Rougier écrivait les devoirs sur le tableau blanc. - Je vais faire une marque sur trois des tableaux de l’exposition, annonça Charlie en s’emparant du feutre. – Ça craint, affirma Adam. – Et surtout, t’es pas cap, ajouta Louise. – On verra, répliqua Charlie. Durant la visite du musée, Charlie n’écouta presque aucune des explications du guide. Son esprit était trop occupé à trouver un moyen d’échapper à la surveillance de son instituteur pour poser sa marque sur les
tableaux. Elle observa tout de même les peintures et admira le talent avec lequel les plus grands artistes d’Europe avaient représenté des monstres hideux, des sorcières édentées, des têtes tranchées et des diables torturant leurs victimes. À la fin de la visite, M. Rougier proposa à ses élèves de choisir une carte postale de leur tableau préféré à la boutique du musée. Charlie prétexta un besoin urgent d’aller aux toilettes et retourna dans la salle consacrée à l’exposition. Une fois seule au milieu de toutes ces peintures, la fillette éprouva un frisson, lié autant à la peur qu’à l’excitation de commettre une énorme bêtise. Elle scruta les monstres à deux têtes, les humains aux corps couverts d’écailles et les animaux difformes. Elle s’arrêta finalement devant L’Araignée souriante d’Odilon Redon. L’animal avait dix longues pattes fines au lieu de huit et des poils noirs sur le corps. Mais le plus effrayant était son sourire plein de dents qui semblait menacer de morsure quiconque oserait approcher. Charlie approcha pourtant, elle décapuchonna le feutre rouge et déposa dans l’œil ouvert de l’araignée une marque telle une larme de sang. Elle alla ensuite devant un tableau intitulé Le Meurtrier d’Edvard Munch. Elle regarda le personnage au centre de la toile, un homme avec un chapeau marron et un visage vert sans nez ni bouche, puis traça furtivement un trait au-dessus des yeux sans vie formés par deux ronds de peinture noire. Enfin, Charlie se dirigea vers La Tentation de saint Antoine de Jérôme Bosch. Elle aperçut, au milieu de la multitude de créatures effrayantes et d’êtres diaboliques, deux petits chiens vêtus chacun d’une sorte de manteau en cotte de mailles. Charlie posa la pointe du feutre sur la tête de l’un d’eux. Elle rangea ensuite l'arme de son crime dans sa poche et quitta la salle en courant. Elle retrouva ses camarades et son professeur dans la boutique.
– Charlie, dépêche-toi de choisir une carte postale, le bus nous attend, ordonna M. Rougier. La petite fille n’hésita pas longtemps, elle prit une reproduction du tableau de Jérôme Bosch, pour montrer à Louise et Adam où chercher la marque rouge qui lui garantirait l’acquisition de deux superbes figurines des « Monstres de l’espace ». Le soir, après le dîner, les parents de Charlie s’absentèrent pour aider un voisin à récupérer des canards échappés de leur enclos. Charlie monta dans sa chambre, se mit en pyjama et se coucha. Elle s’endormit rapidement, mais fut réveillée par une sensation étrange, comme si des pointes martelaient ses bras et ses jambes de petits coups vifs et répétés. La fillette ouvrit les yeux et vit une énorme araignée au-dessus d’elle. Charlie hurla de terreur et essaya de repousser l’animal, mais en vain. Elle était certaine de faire un cauchemar, mais elle dut rapidement admettre qu’elle était bien éveillée et se trouvait face à la monstrueuse araignée du musée. Elle reconnut non seulement son sourire machiavélique, mais surtout son œil ensanglanté par la tache de feutre. Terrorisée, Charlie cria si fort que l’animal, surpris, recula. La petite fille s’extirpa alors de son lit et courut vers la
porte de la chambre. Elle l’ouvrit brusquement, et se trouva nez à nez avec un homme au visage vert. Au-dessus de ses yeux sans pupille, un trait rouge barrait son front. Le meurtrier d’Edvard Munch, car c’était lui, leva une de ses mains couvertes de sang et la posa autour du cou de Charlie. Celle-ci voulut reculer, mais heurta le corps massif de l’araignée au sourire diabolique. Coincée entre un assassin sanguinaire et un monstre poilu, Charlie crut mourir, elle appela au secours, mais personne ne vint la délivrer de cette situation abominable. Elle voulut s’enfuir mais ses jambes tremblantes refusaient de bouger. Une voix caverneuse s’adressa à elle. – Enlève ces taches de nos fronts. Charlie tourna la tête vers l’araignée, qui ajouta en criant : – Maintenant ! – Je ne sais pas comment faire, bredouilla Charlie, c’est un feutre effaçable mais seulement sur les tableaux. – Nous sommes des tableaux ! vociféra l’araignée. – Pourtant vous êtes bien vivants ! constata Charlie en pleurant. – Mais toi, tu ne le resteras pas longtemps si tu ne fais pas disparaître ces taches, menaça l’araignée. Tu as commis une faute très grave, petite fille : détériorer des œuvres d’art uniquement pour épater tes amis. Tu n’as pas honte ? Nous appartenons à l’histoire de l’humanité ! Tu sais les heures de travail qu’il a fallu à nos créateurs pour nous peindre ? Et toi, en deux secondes, tu nous défigures par pure provocation ! – Je suis désolée, murmura Charlie, soudain consciente de la gravité de son geste.
– Alors répare ta faute. Maintenant ! – J’ai une idée, s’écria Charlie, avant de regarder le meurtrier au chapeau et de lui demander de la lâcher. L’homme sans bouche enleva lentement sa main du cou de Charlie, et elle se dirigea à pas chancelants vers son bureau, alluma sa lampe et fouilla dans sa trousse. Elle en sortit un correcteur et trois feutres verts de teintes différentes, puis retourna auprès de ses victimes. – Ça risque d’être un peu froid, prévint Charlie en approchant le pinceau du correcteur de l’œil de l’araignée, et évitez de cligner des yeux, enfin de l’œil, pendant une ou deux minutes, le temps du séchage. Les mains de Charlie tremblaient et elle eut du mal à déposer précisément le liquide. L’araignée écarquilla exagérément son œil et resta figée en dressant quatre de ses pattes en l’air. Charlie se tourna ensuite vers le meurtrier et, telle une artiste peintre, elle mit les trois feutres près du visage de l’assassin pour voir quelle teinte lui irait le mieux. – Le vert sapin fera l’affaire, conclut la fillette. Une fois les retouches effectuées, Charlie se sentit défaillir et tomba sur le sol. Lorsqu’elle se réveilla, elle était dans son lit et un soleil éclatant inondait sa chambre. L’araignée et le meurtrier avaient disparu, mais le correcteur et les feutres verts se trouvaient toujours là où ils étaient tombés lorsque Charlie s’était évanouie. – Je n’ai pas rêvé, se dit-elle. Dès son arrivée à l’école, elle raconta à Adam et Louise son aventure nocturne dans les moindres détails, mais malgré son ton convaincu, ses amis ne la crurent pas. – En fait, tu n’as pas été cap de dessiner sur les tableaux, alors tu inventes une histoire, s’écria Louise. – Non, je vous jure. Les personnages des tableaux sont venus dans ma chambre. – Tu dois quand même nous donner Monstrastro et Comètozorus, annonça Adam. – Mais c’est vrai, l’araignée et le tueur étaient face à moi, ils m’ont même parlé, enfin l’araignée, parce que le tueur n’a pas de bouche, alors… – Arrête, Charlie, on sait que tu mens, la coupa Louise. Tant mieux d’ailleurs. Ce n’était vraiment pas une bonne idée d’écrire sur des œuvres d’art. Tu imagines si tu avais été surprise par le maître ou par le gardien du musée ? – Ou par la commissaire, ajouta Adam.