Extrait du livre Le fantôme d'Inishbofin
Le fantôme d'Inishbofin de Céline Gourjault aux éditions Amaterra.
Le fantôme d'Inishbofin
Prologue Une légende raconte qu’au VIIIe siècle, en Inde, un homme appelé Rajesh chercha pendant des mois le cadeau idéal à offrir à sa fiancée, la belle Saryu, dont il était éperdument amoureux. Lors d’un voyage dans la ville de Patna, Rajesh rencontra un sorcier. Celui-ci lui montra un magnifique anneau en or serti d’un rubis en forme de cœur. D’après ses dires, cette bague était d’une valeur inestimable. Ses matériaux étaient précieux mais, surtout, elle possédait un pouvoir magique, celui d’unir à jamais deux amoureux. Si la personne qui recevait la bague la portait toujours à son annulaire gauche, elle serait liée jusque dans la mort à celui qui la
lui avait offerte. Le bijou, en plus d’être étincelant et somptueux, représentait un gage d’amour éternel. Rajesh l’acheta et l’offrit à Saryu le jour de leurs noces. Une nuit, des années après leur mariage, un homme pénétra chez eux pour les dévaliser. Le voleur, un être fourbe, cupide et sans coeur, essaya en vain d’enlever la bague du doigt de Saryu. Il tua les deux époux, trancha l’annulaire de la femme et déroba l’anneau. Mais l’assassin fut maudit et sa maison hantée par l’esprit de Saryu. Quelques jours plus tard, le meurtrier se jeta dans le Gange où il se noya. Personne ne sait ce qu’est devenue la bague. D’après la légende, elle serait passée de main en main et posséderait toujours son pouvoir magique. Mais les légendes sont-elles toujours vraies ? Chapitre 1 – Allez, les mous du genou ! Si vous n’êtes pas debout dans cinq minutes, on part sans vous ! Sidonie alluma le plafonnier puis se précipita vers les lits superposés. Elle tira la couette recouvrant un corps de garçon endormi, monta l’échelle et ébouriffa les cheveux d’un autre garçon tout aussi endormi. Elle se dirigea ensuite vers la fenêtre, ouvrit les volets de la chambre de ses cousins, et découvrit le ciel gris et pluvieux typique de la région du Connemara. Malgré la pluie, le K-way obligatoire et l’impossibilité de bronzer même en plein mois d’août, Sidonie ne
regrettait pas d’être venue avec ses parents chez son oncle Devin et sa tante Ina, dans la petite ville d’Oughterard, à l’ouest de l’Irlande. Chaque été, elle était heureuse de courir après les moutons dans la lande, de faire des parties de fléchettes au pub, de se balader à vélo sur les sentiers qui longeaient le lac Corrib, de s’empiffrer de scones à la confiture, et surtout de rire avec ses cousins. Nés un an avant elle, Liam et Alistair avaient douze ans. Vrais jumeaux comme Tic et Tac, leur ressemblance était frappante : même taille, même silhouette longiligne, même visage rond entouré de cheveux châtains bouclés, même regard noir malicieux. Seul un grain de beauté sous l’oeil droit de Liam permettait de les différencier. S’ils étaient physiquement identiques, leurs caractères étaient aussi similaires que ceux d’un singe et d’un poulpe. Liam, le cadet, né onze minutes après son frère, aimait courir, sauter, bouger, grimper partout, il affectionnait les activités extérieures comme la pêche ou le vélo. D’une nature impulsive, il parlait beaucoup et détestait rester seul. Alistair, lui, appréciait le calme, la solitude, et pouvait passer des heures dans sa chambre à lire des romans d’heroic fantasy. Sidonie adorait ses cousins et regrettait de ne les voir qu’un mois par an, mais c’était ainsi, eux vivaient en Irlande et elle en France, ils se retrouvaient donc une semaine en décembre au moment des fêtes de Noël et trois semaines en été pendant les grandes vacances.
Le père de Sidonie, Niall, était né à Galway. Il avait quitté l’Irlande l’année de ses vingt ans pour poursuivre ses études de trompettiste au conservatoire de Paris. C’est là qu’il avait rencontré Lise, une belle pianiste originaire de l’Indre dont il était tombé amoureux et qu’il avait épousée. Sidonie était donc irlandaise aux yeux noisette comme son papa et française avec de longs cheveux bruns comme sa maman. Sa double culture lui permettait de lire Harry Potter en anglais et les albums d’Astérix en français, de se régaler autant d’une blanquette de veau que d’un fish and chips, de connaître les règles du hurling et celles de la pétanque, et de différencier un mouton berrichon d’un Scottish Blackface. Vivant à Bordeaux, où ses parents étaient professeurs de musique au conservatoire, Sidonie aimait la douceur du climat bordelais autant que la rudesse de celui du Connemara. Son enthousiasme ne fut donc pas terni par la pluie lorsqu’elle ouvrit les volets pour réveiller ses cousins. – Debout là-dedans, il est 7 heures, Inishbofin nous attend ! – Ferme la fenêtre, grogna Liam, je veux dormir ! – Tu peux rester avec maman et tata si tu préfères, elles te bichonneront ! Nous t’enverrons une carte postale, ironisa Alistair en sautant de son lit. – Non, ne me laissez pas ! hurla Liam. Elles vont me forcer à lire et à manger du carrot cake !
Entièrement réveillé par cette perspective peu réjouissante, Liam se leva et dévala l’escalier. Il se retrouva en moins de deux minutes devant son petit-déjeuner. Sidonie et Alistair le rejoignirent dans la cuisine et attaquèrent avidement les pancakes et le gâteau à la cannelle préparés par Ina. – Maman, on va te manquer cette semaine ? Vous allez être tristes sans nous ? demanda Sidonie entre deux bouchées de pancakes à la marmelade d’orange. – Vous allez nous manquer, oui, mais nous n’allons pas être tristes. Nous avons déjà établi un super programme : balades, exposition d’aquarelles à Clifden, récital Mozart à Galway, et surtout repos, lecture, dégustation de thé et confection de carrot cake. – Tout ça doit te donner envie de rester, Liam ! ironisa Alistair. – Ah non, intervint Ina, pour une fois que vos pères vous emmènent ! Nous voulons discuter, lire et regarder des vieux films tranquillement. Liam, tu pars avec eux, ce n’est pas négociable ! – Ah ben, sympa, le traumatisme de l’abandon maternel, tu connais ? rétorqua Liam, vexé. – Et celui de la mère surmenée, ça te parle ? riposta Ina. – Je n’avais pas envie de rester de toute manière ! – Ce n’est pas ce que tu nous as déclaré ce matin, intervint Alistair, tu étais triste à l’idée d’être privé des carrot cakes de tata pendant une semaine. Entièrement réveillé par cette perspective peu réjouissante, Liam se leva et dévala l’escalier. Il se retrouva en moins de deux minutes devant son petit-déjeuner. Sidonie et Alistair le rejoignirent dans la cuisine et attaquèrent avidement les pancakes et le gâteau à la cannelle préparés par Ina. – Maman, on va te manquer cette semaine ? Vous allez être tristes sans nous ? demanda Sidonie entre deux bouchées de pancakes à la marmelade d’orange. – Vous allez nous manquer, oui, mais nous n’allons pas être tristes. Nous avons déjà établi un super programme : balades, exposition d’aquarelles à Clifden, récital Mozart à Galway, et surtout repos, lecture, dégustation de thé et confection de carrot cake.
– Mon pauvre chéri, fit Lise en embrassant Liam. Tu as de la chance, j’en ai fait un pour votre voyage. Cette fois, je sens qu’il est réussi ! La mère de Sidonie était aussi douée en cuisine qu’un éléphant au jeu de cache-cache. Ses gâteaux étaient moelleux comme du béton mais présentaient l’avantage inestimable de rester collés au moule même si on les retournait dans tous les sens. Elle profitait chaque année de ses vacances en Irlande pour tester des recettes de pâtisseries typiques de l’île. Malgré tous ses efforts, ses expériences culinaires finissaient invariablement à la poubelle, accompagnées de cette phrase : « Je ne comprends pas, j’ai pourtant suivi la recette ! » Cette année, elle avait entrepris de se lancer dans les carrot cakes. Elle en avait déjà préparé six depuis leur arrivée, le weekend précédent. Les trois enfants se regardèrent et n’eurent pas besoin de se parler pour savoir que le cake atterrirait au fond de l’océan avant la fin de la traversée en bateau jusqu’à la petite île d’Inishbofin. Tous les ans, Devin et Niall s’accordaient une semaine entre frères pour s’adonner à leur loisir favori : la pêche. D’habitude, ils dormaient dans une tente au bord d’un lac ou en mer dans leur bateau mais, cette foisci, ils avaient estimé que les enfants étaient assez grands pour les accompagner et avaient loué un cottage sur Inishbofin. Cette île de cinq kilomètres de long sur trois kilomètres
de large était le paradis absolu des amoureux de pêche, de nature et de calme. Pas de supermarché, de discothèque, de cinéma, d’autoroute ou de cybercafé. Un lieu préservé et coupé du monde où l’on pouvait rêver, marcher, observer des espèces d’oiseaux rares et écouter de la musique celtique dans des pubs traditionnels. Devin, qui s’apprêtait à sortir les bagages, s’adressa aux enfants : – Vous êtes toujours sûrs de vouloir venir ? Il n’y a ni télévision ni jeux vidéo dans le cottage. Vous n’allez pas réclamer de rentrer au bout de deux jours ? – Non, promis ! répondirent les trois cousins. – Il y aura certaines règles de vie à respecter, ajouta Devin. Tout le monde aide à mettre la table, faire la vaisselle, passer le balai, et je ne veux voir aucun slip sale dans les pièces communes ! C’est compris, Alistair ? – Je sais pas si je vais venir finalement, marmonna ce dernier, allergique aux tâches ménagères et atteint d’épandage vestimentaire, un trouble consistant à laisser traîner ses habits partout, slip compris. – Tu peux rester ici, Ali, une expo d’aquarelles ou un concert Mozart, ça ne te dit pas ? fit Liam avec un sourire machiavélique. – Le cake, je vais te le faire manger en entier par le trou du…, lança Alistair, avant d’être interrompu par son père. – Et le plus important : le premier qui crie, chante, hurle, se dispute pendant que nous pêchons, termine ses vacances tout seul dans les ruines du fort Cromwell, c’est clair ?
annonça Devin en pointant son index vers les enfants. – Tu ne ferais pas ça, tonton ? bredouilla Sidonie, sujette à l’angoisse. – Si je manque une prise à cause de vous, je ne me gênerai pas ! Devant le visage déconfit de sa nièce, Devin lui fit un clin d’oeil en soulevant une valise. – N’oublie pas mon cake ! lui rappela sa belle-soeur. – On peut s’en servir comme appât à poissons ou c’est pour nous ? – Très drôle ! Sérieusement, cette fois il sera bon, je l’ai fait avec les carottes de votre voisin, de bonnes carottes du jardin. Tiens… Lise tendit le gâteau à Devin mais trébucha sur une valise et lâcha le moule, qui se retourna sans perdre une seule miette de son contenu. – Carottes du jardin ou pas, il est aussi résistant que d’habitude ! fit remarquer Niall en embrassant sa femme. Pendant que les adultes vérifiaient les bagages et les chargeaient dans la voiture, les enfants finirent leur petit-déjeuner, se lavèrent les dents et s’habillèrent. À 8 h 30, ils furent enfin prêts à partir pour l’île d’Inishbofin. Inis Bó Finne, en gaélique, « l’île de la vache blanche ». Après avoir dit au revoir à Lise et Ina, tout le monde s’installa dans la voiture et Devin démarra. Le bateau qui reliait le continent à Inishbofin partait de Cleggan, un petit village à soixante kilomètres de la maison de Liam et Alistair. Sidonie passa le trajet à la vitre.