Extrait du livre Frissons à la Grande Motte
Frissons à la Grande Motte des écrivains de Lamour et Isabelle Vouin aux éditions du Jasmin
Frissons à la Grande Motte
Nous remercions l’artiste Oups, qui a accepté que cette peinture murale soit utilisée comme couverture du roman. Elle a été réalisée sur un mur du Collège Philippe Lamour à La Grande Motte à la suite d’un projet artistique réalisé avec les élèves, l’artiste et leur professeur d’Arts plastiques : Mme Cardona.
Chapitre 1 Ça faisait une bonne demi-heure qu’Océane attendait son frère Paul dans leur « Plank » et son estomac commençait à crier famine. Le soleil rougeoyait au-dessus de la mer dont elle entendait le roulis des vagues. S’il ne se pressait pas, elle serait obligée de partir et de laisser en plan la dissection de cette huître donnée par Eugène, le vieux pêcheur du Grau du Roi. Ici, dans le vieil hôpital désaffecté du Boucanet, ils avaient aménagé leur « labo » au milieu des graffitis et ils s’y retrouvaient après les cours. Elle entendit des craquements de branches et le souffle rapide de quelqu’un qui venait de piquer un sprint. Paul apparut en haletant après avoir enjambé les barreaux cassés de la fenêtre du bas et pris les escaliers : — Ouf ! « Les gnomes » m’ont fait flipper, cette fois, ils ont failli me rattraper. Quelle bande d’abrutis !
Il laissa exploser sa colère avec sa mine cramoisie et son corps long et maigre tout dégoulinant de sueur. Ses yeux étranges, l’un marron et l’autre bleu, lançaient des éclairs de rage. — Ils commencent vraiment à m’énerver, ceux-là ! Il faudrait leur régler leur compte sinon ils vont finir par découvrir notre Plank ! fulmina Océane, en détachant sa chevelure blonde qui tomba sur ses yeux également vairons. — Oui, leur harcèlement commence à devenir insupportable. Je ne sais pas comment on va faire, mais il faut que ça s’arrête ! La bande à Bryan doit disparaître, s’énerva Paul en frappant de son poing contre le mur. — Calme-toi, regarde ce que j’ai trouvé, lui répondit Océane d’un air soucieux. Elle posa sur une vieille table bancale les deux pinces qui avaient servi à examiner l’huitre. Des fioles et des instruments de dissection étaient éparpillés sur deux chaises en fer rouillé. Ils avaient trouvé ces instruments de biologie dans un carton de leur grenier, accompagnés d’ouvrages de sciences et de chimie. Ce jour-là, ils avaient décidé de créer leur propre laboratoire dans une pièce du vieil hôpital en ruine. Paul jeta son sac dans un coin et s’accroupit pour examiner l’huitre. Indigné, il s’exclama : — Oh non ! Encore un minuscule bout de plastique ! — Il y en a de plus en plus, ça devient vraiment grave, s’exclama Océane en prenant l’huître pour la mettre dans un sac en papier. Elle prit un cahier sur lequel elle notait des extraits d’articles scientifiques du net. — Regarde, lis ce que j’ai trouvé aujourd’hui, c’est hallucinant ! « Les océans contiendront en 2025 une tonne de plastique pour trois tonnes de poissons. La France rejette 80 000 tonnes de déchets plastiques, dont plus de 10 000 finissent en Méditerranée. Une partie se transforme en microplastiques d’une taille inférieure à 5 millimètres. Les moules, les huîtres et les anchois sont fortement contaminés. » — J’avoue, ça craint, s’offusqua Paul. — Et attends, ce n’est pas tout. Regarde, ajouta Océane en lui collant le cahier sous les yeux et en pointant les chiffres avec son index. « Le plastique peut causer des blessures, des lésions, des déformations et rendre les animaux incapables d’échapper à des prédateurs, de nager et de se nourrir. 65 % des animaux pris au piège en Méditerranée le sont à cause du matériel de pêche abandonné, perdu ou jeté en mer (lignes, filets, pièges). »
D’un geste vif, Océane reposa le cahier sur la table. Depuis la mort de leur père, les jumeaux s’étaient passionnés pour la biologie marine du littoral et ils avaient l’intention de lutter contre cette pollution. — C’est insupportable, cette situation ! Tout ce plastique que les pêcheurs laissent en mer. Il faut absolument les prévenir de faire plus attention. — Si on allait voir Eugène, pour savoir ce qu’il en pense, répondit Paul qui commençait juste à se remettre de sa course poursuite. À ce moment-là, des petits pas feutrés se firent entendre dans la pièce du bas. Ils se rapprochaient. À cette heure-ci, il était rare que des visiteurs s’infiltrent dans les pièces pour admirer les graffitis. Chapitre 2 — Paul, tu as entendu ? chuchota Océane — Oui, il y a quelqu’un. Les jumeaux restèrent immobiles et tendirent l’oreille pour essayer de capter d’autres bruits. Paul regarda par la fenêtre. Il n’y avait rien d’anormal dans ce paysage de dunes recouvertes de landes. — Ça doit être un animal. Il y a souvent des mulots ou des hérissons dans le coin, la rassura son jumeau. Dans la lueur orangée de cette fin d’après-midi, une ombre se profila, une sorte de créature étrange avec des cornes. Puis, un petit chat roux surgit par un trou de la pièce en miaulant. — Qu’il est mignon, s’écrièrent-ils avec soulagement. Dis donc, toi, tu nous as fait une belle frousse ! Ils éclatèrent de rire et continuèrent leurs
occupations de biologistes en herbe pendant que le félin glissait entre leurs pattes en ronronnant. Mais le silence fut à nouveau brisé par des froissements de vêtements, des chuchotements et des fous rires provenant de la pièce du bas. La chair de poule gagna Océane qui se redressa. Paul essayait de faire bonne figure mais il avait du mal à masquer son inquiétude. — Ça, en revanche, ce n’est pas normal, balbutia-t-elle. On s’enfuit, ou on reste là ? — Trop tard. C’est sûrement les gnomes. Ils ont vu où j’allais. Il faut se cacher, vite, lui conseilla son frère en la tirant par la main pour aller se réfugier dans une armoire qu’ils avaient montée pour y ranger leurs instruments. Quelqu’un avait découvert le trou dans le mur du bas pour accéder au premier étage et montait les escaliers. Plus les pas se rapprochaient d’eux, plus leurs cœurs battaient la chamade. Par l’entrebâillement de la porte, ils distinguèrent la silhouette d’un long corps qui ressemblait à celui de Bryan, leur pire ennemi. Difficile de le voir distinctement au risque de se faire repérer. Le chef de la bande des gnomes était peut-être là, à quelques mètres d’eux. Il furetait partout. Lorsqu’il vit les instruments posés sur la table, il les poussa pour y déposer un sac. De colère, Océane enfonça ses ongles dans le bras de son frère en lui murmurant : — J’en ai assez ! On est tout serrés là-dedans ! — Non ! ne bouge pas ! lui conseilla Paul. Le type était sur le point d’ouvrir la porte de l’armoire lorsqu’ils entendirent quelqu’un l’appeler de la salle du bas. — Dépêche-toi ! On n’a pas beaucoup de temps ! La patrouille de police risque d’arriver ! — C’est trop génial ici ! On va s’éclater ! Tu surveilles ! J’en ai pour quelques minutes. Les jumeaux l’entendirent fouiller dans son sac et poser des objets sur leur table. Le va-et-vient d’une bille à l’intérieur d’un objet métallique suivi de pschiiitttt répétés les alerta. — Oh non ! C’est un graffeur ! Quelle galère ! Il a trouvé notre cachette ! C’est foutu, maintenant ! s’indigna Paul. — Chuuuuut ! lui ordonna Océane. Au même moment, ils entendirent le tagueur râler : — Hé ! Maxime ! Ma bombe est vide ! Il m’en faut une autre. Tu l’apportes ? — Non, on n’a pas le temps, redescends ! lui cria son ami. On reviendra. Je n’ai pas envie de me faire prendre !
Compressés dans leur cachette, les muscles ankylosés et prêts à étouffer, les jumeaux l’entendirent bougonner, ranger ses affaires, reprendre son sac et descendre les escaliers. En bas, les deux compères se félicitaient d’avoir trouvé une nouvelle pièce à taguer et envisageaient d’y revenir dès le lendemain. Chapitre 3 Les jumeaux sortirent de leur cachette, énervés de savoir que des intrus connaissaient maintenant leur lieu secret. — Bon, on peut dire qu’aujourd’hui, c’est le dernier jour de notre Plank. — C’est clair. Maintenant, on va voir débarquer tous les tagueurs du coin. Je suis dégoutée, ajouta Océane. On n’a plus qu’à reprendre notre matériel et le ramener dans le grenier, ragea-t-elle tout en rangeant les fiches de leurs observations dans un classeur et en enveloppant le microscope dans du papier bulle. — Tu sais, on pourrait aussi dénoncer les tagueurs pour qu’ils ne reviennent pas, proposa son frère. — Tu as envie d’être une balance, toi ? Pas moi. Je préfère qu’on trouve un autre lieu. Et puis, de toute façon, même les gnomes avaient presque découvert notre Plank. C’est comme ça. Viens, on prendra le reste demain. On va raconter tout ça à Eugène.
Paul prit le chaton avec lui en le plaçant délicatement dans son sac à dos qu’il mit sur son ventre. Ils rigolèrent en voyant sa petite tête dépasser et se dirent que, finalement, grâce à lui, cette journée n’était pas ratée. Ils enfourchèrent leur vélo pour longer la plage du Boucanet. On était en octobre et, depuis trois jours, les épisodes cévenols avaient provoqué les inondations si redoutées durant cette saison. Les mares d’eau commençaient juste à disparaître pour permettre à nouveau une circulation normale. Ils zigzaguaient entre des branches arrachées aux arbres par la tempête et s’arrêtèrent quelques instants pour contempler la mer. Elle commençait juste à se calmer après les fortes vagues des derniers jours. — Ça m’étonnerait qu’Eugène puisse pêcher quoi que ce soit, aujourd’hui, dit Paul. — Oui, mais tu le connais, il a besoin d’aller tous les jours sur la jetée avec son matériel, qu’il pleuve ou qu’il vente. C’est un rituel. Le jour où on ne le verra plus, c’est qu’il sera mort. Eugène, le vieux pêcheur du Grau du Roi, était leur grand-père d’adoption. Ils le retrouvèrent, comme à son habitude, assis sur un vieux tabouret qu’il avait confectionné. Seul sur la jetée, il guettait le bout de sa ligne d’un air pensif en contemplant un coucher de soleil rougeoyant au milieu des nuages noirs et épais. Un chapeau de paille usé, à large bord, recouvrait une partie de son visage. On distinguait son menton raviné par les rides et une fine bouche d’où pendait une pipe éteinte. Ses mains avaient l’apparence d’un vieux cuir patiné par les ans. Pourtant, son allure avait quelque chose de noble qui inspirait le respect. Le vieux pêcheur les vit courir vers lui. — Bonjour, les enfants ! s’exclama-t-il, visiblement heureux d’avoir de la compagnie. — Bonjour, Eugène ! crièrent Océane et Paul, car il était un peu dur de l’oreille. Ils se rapprochèrent doucement pour ne pas effrayer les poissons. Soudain, Eugène fronça les sourcils. — Il est à vous, ce chat ? s’étonna-t-il. — Oui, ce petit chat curieux s’est glissé dans notre labo, répondit Paul en déposant son nouvel ami sur le sol. Le chaton, un peu étourdi, s’avança au bord de l’eau. Mais il fut tout à coup déséquilibré par une rafale de vent et on entendit un « plouf ! » Paul tourna la tête en direction de l’animal qui se débattait en vain pour sortir de la mer. Sans hésiter, il courut et plongea dans l’eau tout habillé. Il essayait de l’attraper mais la bête, affolée, lui échappait des
mains. Il mit bien cinq minutes avant de remonter sur la jetée avec le chat apeuré qui ressemblait à un gros rat tout mouillé. — Bravo ! se réjouit Océane, tu as été héroïque. Grâce à toi, il ne s’est pas noyé. Je crois que c’est un signe. Vous êtes liés à vie, maintenant. — Mais il va falloir lui donner un nom, proposa Eugène, tout heureux que cet épisode le sorte de sa solitude. — On pourrait l’appeler Pattenrond, dit Paul en essayant de l’essuyer avec une vieille serviette de bain trouvée dans les affaires d’Eugène. — Oh, oui ! C’est un joli nom ! acquiesça Océane. Pattenrond, ça nous fera penser à Harry Potter et aux petites traces toutes rondes qu’il laisse dans le sable. Et puis il est tellement mignon. Eugène riait de bon cœur de voir les jumeaux aussi heureux. — Mais qu’est-ce qui vous amène ? leur demanda-t-il. Il savait que leur venue annonçait généralement le besoin de raconter leurs petits soucis. — Primo, on a encore retrouvé des micro plastiques dans une huître, alors il faut vraiment prévenir les pécheurs de ne surtout pas abandonner leur matériel en mer. Eugène hocha la tête pour acquiescer. — Secundo, continua Paul qui tremblait de tous ses membres, des graffeurs ont découvert notre labo ! C’est la première fois que quelqu’un trouve l’escalier. Ce n’est pas sûr qu’on puisse rester, maintenant. Et puis les gnomes ont compris qu’on était dans le vieil hôpital même s’ils ne savent pas où exactement. Eugène semblait aussi contrarié qu’eux par cette nouvelle. — Il faut absolument que vous trouviez un autre endroit. Personne ne doit découvrir votre labo. Vous devez déménager vos affaires dans une autre cachette. On va y réfléchir. Revenez me voir demain à la même heure. J’ai aussi des choses à vous raconter. Mais là, il faut que j’y aille, dit-il en réunissant toutes ses affaires dans une grande sacoche. Son visage était soudain fermé et ses traits tirés. Il semblait soucieux. — Alors au revoir, Eugène ! À demain ! lui dirent les jumeaux. Mais il était déjà loin avec son allure de vieille branche toute tordue. — C’est étrange qu’Eugène nous quitte si vite. Tu as vu sa tête, quand on lui a dit que quelqu’un avait découvert notre labo ? remarqua Océane. Il avait l’air très mécontent. Je me demande bien ce qu’il doit nous dire demain. Je ne l’ai jamais vu comme ça.