Extrait du livre L'Éclaireur
L'Éclaireur d'Isabelle Vouin et Servane Havette aux éditions du Jasmin
L'Éclaireur
1 J’ai douze ans et je suis le préféré de ma mère. Je le sais, car elle laisse parfois traîner son regard sur moi comme si elle était dans un rêve lumineux. Et là, à chaque fois, une boule de chaleur se met à grandir et à envahir mon corps. C’est doux comme une chanson fredonnée à la tombée de la nuit. Ma mère, c’est la reine de Saba. Il est impossible d’imaginer une beauté aussi parfaite. Je déteste le regard brillant des hommes qui l’approchent. On dirait une lame acérée qui veut la pénétrer. Avec une grâce infinie, elle s’en protège en couvrant son visage du voile bleu qui recouvre ses cheveux et elle devient inaccessible. C’est le moment que je choisis pour me blottir contre elle, serrer ses jambes fines et leur montrer à tous que c’est à moi qu’elle appartient. — Aman ! Cesse de t’agripper à moi comme un petit babouin, aime-t-elle me dire en essayant en vain de
me détacher. Quoique j’hésite entre un babouin et une sangsue. Et dire que je t’ai appelé Aman parce que ça signifie « la Paix ». Mais comment avoir la paix avec un tel animal ? En général, je mime le babouin en sautant partout et en poussant des grognements rauques. Je cours ensuite me réfugier contre son corps. — Aman, tu as fini d’embêter Safa ? Va chercher des brindilles pour le feu ! On pourra enfin te faire rôtir ! Cette voix stridente et un peu fêlée, qui a le pouvoir de figer les hommes et les bêtes, appartient à Yohoo, ma grand-mère. Elle est tellement rabougrie qu’elle me fait penser à une datte toute desséchée, desséchée comme seules les dattes de Somalie peuvent l’être. Yohoo, on peut tout lui dire. Je ne sais pas si c’est parce qu’elle entend mieux que les autres ou parce qu’elle n’entend presque plus. Je m’assois souvent à ses côtés pour lui raconter les histoires qui germent dans ma tête. Elle m’écoute avec attention, ses yeux se plissent et son sourire fait remonter ses pommettes. Dans ces momentslà, elle a douze ans, comme moi. Alors je l’entraîne dans mes histoires imaginaires. C’est notre secret. Dans nos folles épopées, nous marchons loin, dans le désert de roches noires et de sable fauve. Dans les gorges étroites, de terribles voleurs nous tendent des embuscades pour capturer nos bêtes. Aussi agiles que nos chèvres nous sautons de pierre en pierre et nos pouvoirs découragent nos adversaires. — Yohoo ! enfuis-toi ! — Mais je ne peux pas Aman ! Ils m’ont attachée à un acacia et ses épines transpercent ma peau ! — Je suis sur le Chameau blanc, j’approche ! — Dépêche-toi ! Les fourmis rouges avancent et vont me dévorer ! Le corps de Yohoo se trémousse. Ses mains s’agrippent à un arbre imaginaire. — Me voilà ! Je descends de cet animal mythique et coupe ses liens avec un poignard en or. Mes mains serrent celles de Yohoo qui rit à en perdre le souffle. — Mon Aman, je n’ai plus l’âge de courir autant ! — Mais si, Yohoo, tu as 7 fois mon âge alors tu es sept fois plus jeune et plus forte que moi ! — Ah ! Si le Tout-Puissant comptait comme toi ! Tu es un bon garçon Aman ! Mais parfois ça m’inquiète. Ton cœur est trop tendre. Pour traverser le désert de la vie tu vas devoir le renforcer avec une solide carapace. — N’aie pas peur, Yohoo. Je suis peut-être maigre comme une hyène affamée mais je me sens fort comme un lion. Je me redresse, prends un caillou et le lance loin. — Assieds-toi Aman ! Oui, tu es fort, je n’en doute pas. Mais tu as quelque chose de bien plus précieux.
Ce sont tous ces mots qui sortent naturellement de ta bouche. Ton grand-père avait ce don. — Haruni ? Mais il était un grand poète, Yohoo ! Tu ne peux pas me comparer à lui ! — Il t’aimait tant ! Tu te souviens de ses dernières paroles ? — Ses dernières paroles ? Mais, Yohoo ! Je me souviens de tous les mots qu’il m’a dits ! — C’est bien ce que je pensais, chuchote Yohoo en me regardant étrangement. — En tous cas, moi j’ai faim après toutes ces aventures ! Il reste encore des galettes ? J’aime raconter des histoires, manger les galettes de sorgho de ma mère Safa et boire du lait de chamelle. Mais ce que j’aime par-dessus tout, c’est m’éloigner un peu du campement à la tombée de la nuit, m’asseoir sur une pierre encore chaude et revivre les moments que j’ai passés avec Haruni, mon grand-père. Haruni signifie « l’Éclaireur ». Il allait de campements en campements pour raconter la vie des hommes qui ont parcouru depuis des siècles cette terre brûlante de la corne de l’Afrique. Il expliquait les clans, les ancêtres, les alliances et les conflits. Il relatait les guerres et les négociations pour la maîtrise des pistes qui mènent d’un puits à l’autre. Les hommes déposaient leurs armes et écoutaient. Ils revivaient les razzias entre familles, les 100 chameaux contre la mort d’un homme, les 50 autres contre la mort d’une femme, les plus belles bêtes pour obtenir les plus belles filles, les puits, les danses, les esprits des ancêtres, les enfants qui naissaient. On y parlait de bravoure, d’amour, de fierté. L’Ancien leur apportait pour quelques instants un espoir dans la tourmente. Mais il restait seul avec cette question : « D’où venait cette violence qui se propageait depuis quelques décennies à la vitesse d’une épidémie ? » Il y a quelques mois, nous avons vu avancer la silhouette de Haruni qui tenait son chameau par la bride. Pour la première fois de sa vie il ne me souriait pas. Je me suis approché pour lui montrer le poignard en bois que j’avais sculpté et son regard a traversé mon corps sans me voir. Dans ses yeux, j’ai aperçu une nuit sombre dans laquelle un feu s’éteignait. Il est entré dans la hutte de Yohoo. Quelques jours plus tard, alors que je gardais mes chèvres, ma petite sœur Dalia est venue me chercher, car Haruni voulait me parler. Je ne sais pas pourquoi, mais j’ai regardé le ciel d’un bleu étincelant et j’ai pensé : c’est une belle journée pour mourir. En écartant le tissu qui recouvrait l’entrée de sa hutte, j’ai été frappé par la paix qui y régnait. Je me suis accroupi près de ce grand corps allongé sur la natte.
Il a tourné sa tête vers moi avec difficulté et m’a souri faiblement. — Aman, mon fils ! Je voulais te parler avant de rejoindre le monde où tout est possible. Tu sais, ce monde merveilleux que je te décrivais quand tu étais petit, ce monde où l’esprit a quitté la prison du corps et peut aller où bon lui semble en suivant ses rêves les plus fous. — Haruni ! Je n’ai pas envie que tu partes ! Le rire de mon grand-père n’était plus qu’un râle inquiétant. Mais s’il avait décidé de me parler avant de quitter cette terre, rien, pas même la mort, n’allait l’en empêcher. C’était une forte tête, Haruni ! — Je dois partir… Regarde ce corps, Aman ! Crois-tu qu’il peut encore danser au son du tambour ? Non ! Alors à quoi peut-il servir ? Autant qu’il nourrisse les milliers de petites bêtes sous la terre. — Qu’est ce que tu veux que je te dise, Haruni ? De toute façon c’est toi qui décides ! — Bien vu mon fils ! Et là j’ai bien cru qu’un éclat de rire allait faire exploser sa maigre poitrine. Il a fermé les yeux, laissé échapper quelques hoquets et a repris son souffle. J’ai pensé : Aman, fais attention à ce que tu vas dire, car si tu fais rire Haruni tu risques de le tuer et ça serait vraiment stupide d’avoir sa mort sur la conscience. Mais personne ne peut imaginer à quel point c’était difficile. Avec lui tout n’était qu’ironie. Complices, nous étions hilares et personne ne pouvait entrer dans notre jeu. — Je vois bien que tu fais des efforts surhumains pour ne pas plaisanter avec moi. Mais c’est raté. Si tu te voyais : avec tes lèvres pincées, tes joues gonflées, ton nez tordu et ta respiration bloquée ; un vrai petit babouin. C’est un véritable supplice pour moi de ne pas rire. — Oh ! Je suis désolé, Haruni ! À cet instant, une quinte de toux lui a déchiré les poumons. Sous le regard sévère de Yohoo, j’ai pensé : je ne suis vraiment pas doué pour accompagner grand-père dans l’autre vie. Il faut que j’aie l’air sérieux. Alors j’ai essayé de réfléchir à des choses de grands, comme la guerre. — Bon, Aman, nous allons tenter d’être sérieux tous les deux, d’accord ? Mais comment mon grand-père faisait-il pour deviner mes pensées ? — Nous pourrions par exemple parler de la guerre. — De quelle guerre ? Celle de tes légendes ? — Non Aman, la vraie, l’inutile, la dévoreuse. Celle qui a emporté ton père. Je veux t’en parler car, un jour, elle viendra toi aussi te chercher. — Mais, Haruni, les hommes du désert sont des guerriers, non ? C’est ce que tu m’as toujours dit. Alors, où est le problème ? Ne t’inquiète pas je me battrai moi aussi et je vous ferai honneur.
— Oui, Aman. Je sais. Je suis un guerrier et tu seras un guerrier… mais tout a changé. Je ne reconnais plus mon peuple et lui-même ne se reconnaît plus. Je vois dans le regard de certains hommes le gris vitreux de la folie et de la haine. J’ai essayé de les raccrocher à leurs ancêtres par mes récits, de rattraper leur âme. Ils ont détourné mes mots pour alimenter leur haine contre d’autres clans. — Mais, Haruni ! Il faudra bien que moi aussi j’aide mon clan, que je venge la mort de mon père ! Mon grand-père a posé son regard sur moi comme on dépose délicatement son bien le plus précieux en lieu sûr. — Aman ! Tu n’es pas comme les autres enfants ! Tu es mon petit-fils, le petit-fils de Haruni. Tu es un Poète. Ne l’oublie jamais. Tu as hérité de ce don très rare. Même emporté dans la tourmente tu seras toi aussi « l’Éclaireur ». Toi seul connaîtras le pouvoir des mots. Le pouvoir de tuer mais aussi celui de donner l’espoir d’être encore un homme, un homme avec un passé, un présent et sûrement un avenir. — Mais si tu pars, Haruni, comment je vais faire ? — Ne t’inquiète pas, je serai là. Yohoo sera présente aussi, le temps que tu grandisses, puis elle me rejoindra pour réaliser nos rêves, loin de ces corps usés. — Bon ! J’essaierai de faire tout ça, Haruni, puisque tu me le demandes. Je dompterai les mots… je dompterai leur musique. Je raconterai la guerre… mais pas la stupide, non, seulement celle qui peut donner un avenir. Et puis je marcherai, et je marcherai encore pour rencontrer les hommes par milliers et je leur parlerai des histoires de mon grand-père Haruni, de « L’Éclaireur ». Je serai… Je ne sais pas ce qui s’est passé. Pris par ce que je disais, je gesticulais comme un petit singe grimaçant. Mon grand-père m’a alors fixé de ce regard que je connaissais si bien, ce regard présageant d’un fou rire…et là, j’ai su… j’ai compris qu’il était trop tard. Dans un sursaut, le vieil homme s’est redressé pour partager avec moi ce dernier instant complice. Mais son sourire n’était plus qu’un rictus. Son corps s’est affaissé. Il a été ma première victime.
2 Jabbar est mon oncle. Il est le frère de Safa, ma mère. Jabbar, c’est « le Puissant ». C’est lui qui veille sur nous depuis la mort de mon père. Il n’est pas souvent là, mais quand il est là, la vie devient plus intense. Il fait la guerre, la vraie. Il raconte des histoires de chefs qui se battent contre d’autres chefs. Chaque chef est soutenu par des états étrangers qui lui donnent des armes. Ce sont les rares moments où le vaste monde ne nous oublie pas. Il y a le grand chef qui s’appuie sur l’armée du pays voisin car il n’a plus confiance en son propre peuple. Et puis il y a les sous-chefs qui s’entretuent. Il paraît que dans certaines villes ils se battent entre quartiers et même
entre rues. C’est assez compliqué, je l’avoue, et encore, je n’écoute pas tout car, en général, je m’endors rapidement. Bref, plus personne ne sait qui dirige qui. Alors chacun suit avec aveuglement le chef le plus proche en s’efforçant de ne plus se poser de questions. Parfois, je me demande ce qui unit encore les hommes. Leur langue ? Les poèmes de Haruni ? La poussière de leurs ancêtres qui s’envole dans les tempêtes de sable ? Le Tout-Puissant qu’ils prient cinq fois par jour en se tournant vers le Nord ? Ou bien la soif de vengeance ? Jabbar, lui, suit le chef de notre clan et il est prêt à tout car un autre caïd a tué son ami : mon père. « Le Puissant » a une longue cicatrice qui remonte sa joue droite en zigzaguant, enjambe son œil et continue sur le front. Là, elle est recouverte par une crinière noire et épaisse. Ses lèvres fines s’ouvrent sur de larges dents aux canines pointues qui dévorent la vie. Lorsqu’il marche, un poignard courbe, dans un fourreau de cuir, frappe en cadence sur le haut sa cuisse. Même le plus turbulent des enfants se calme à son approche. J’adore regarder son ombre gigantesque avant que le soleil ne se couche. Jabbar est assis à côté de moi et nos regards se rejoignent au-dessus de la bouilloire posée sur les braises. Nos corps sont fourbus car nous avons marché toute la journée pour arriver à ce point d’eau. Les visages sont graves et les traits tirés. Yohoo occupe mes pensées. Elle s’affaiblit et chaque jour semble être le dernier. La sécheresse sévit depuis de longs mois et certains puits sont inutilisables. Il nous faut descendre vers un territoire du Sud qui n’appartient pas à notre clan. Il en va de notre survie. Malheureusement nous ne sommes pas les seuls dans cette quête désespérée. Je pense souvent à cette terrible histoire que racontait Haruni : « Une tribu allait de puits en puits mais ceux-ci étaient tous asséchés. Les chèvres et les brebis moururent les premières, les vieillards suivirent, puis les enfants, les femmes et enfin les hommes. Ils abandonnaient ceux qui tombaient sur le chemin car la moindre halte était un pas de plus vers la mort. Au final, il ne resta plus qu’un seul homme avec son chameau. Tous deux avançaient de plus en plus péniblement sur la terre calcinée. Seuls, sous la morsure du soleil, ils fixaient le mirage d’une mare étincelante. La vie de l’homme était attachée aux pis de la chamelle qui se tarissaient de jour en jour. Ils réussirent à se traîner à l’ombre d’un acacia dégarni. Puis le lait ne coula plus. L’homme mourut en même temps que la chamelle. On retrouva leurs squelettes quelque temps plus tard. Le cercle de pierres qui marquait le point d’eau était seulement à quelques mètres d’eux. »
Lorsque Haruni s’arrêtait de parler, Yohoo chantait une longue mélopée stridente. Les enfants épouvantés se blottissaient plus fort encore dans les bras de leur mère. Ce soir, le même frisson d’effroi m’envahit. Ce léger tressaillement extrait Jabbar de sa rêverie. Il se tourne vers moi et son regard impérieux m’enveloppe. — Aman ! Nous sommes seuls. Tu as treize ans maintenant, je peux te parler d’homme à homme. Face à ce géant qui daigne poser ses yeux sur moi, je ne suis qu’un être ridicule, pétrifié, qui baisse piteusement la tête pour masquer sa frayeur. — Haruni m’a confié son poignard avant de mourir. Je répète plusieurs fois cette phrase pour essayer d’en comprendre le sens. Un poignard… le poignard de Haruni… pour Jabbar… il l’a donné à Jabbar ! J’arrive enfin à bafouiller quelques mots d’un air hébété. — Son poignard ? Il t’a confié son poignard ? Mais c’est le plus beau poignard de notre clan ! — Oui, il est magnifique. C’était celui de son père qui l’avait lui-même hérité de son propre père. Tous ceux qui l’ont porté ont été des poètes remarquables. Il sert à trancher les ténèbres pour ouvrir le chemin de la lumière. C’est le poignard de « l’Éclaireur ». Instinctivement, je lève la tête vers la voûte céleste pour y retrouver la présence de Haruni. Depuis son dernier éclat de rire j’ai décidé qu’il était là, dans ce coin de l’univers. On y voit distinctement trois étoiles en forme de triangle. Celle du sommet, à la lumière bleutée, c’est celle de mon grand-père. Lorsqu’elle se met à scintiller, je peux rester des heures à déchiffrer les signaux qu’elle m’envoie. J’arrive maintenant à traduire ce langage d’étoile qu’il utilise désormais pour communiquer avec moi. J’observe maintenant Jabbar, du moins la partie de son visage qui apparaît par intermittence à la faveur d’une flamme. Creusée par l’ombre, sa cicatrice m’entraîne dans les profondeurs de son mystère. Je n’ose imaginer l’assaillant qui a marqué ainsi la chair du Puissant. Ce combat fut sans nul doute un combat légendaire, celui que des générations d’enfants écouteront en frissonnant d’une terreur jouissive. L’œil éclairé de Jabbar me scrute tandis que celui resté dans l’ombre est aux aguets. Un silence pesant s’est installé. Il faut que je dise quelque chose. — Tu es le plus grand des guerriers, il est normal que tu hérites du plus beau des poignards ! — Moi ? Utiliser le poignard de Haruni ? Mais tu n’y penses pas Aman ! — Qu’est ce que tu vas en faire alors ? — En me confiant cette arme, Haruni m’a dit : « Voilà désormais le poignard d’Aman. Tu lui donneras le jour où il en sera digne. »