Extrait du livre Là-bas
Là-bas de Gérard Moncomble et Zad aux éditions Utopique
Là-bas
1 La première fois que j’ai vu le pingouin, c’était un dimanche, au vide-grenier. Il pleuvait pire que la vache qui pisse et, avec mon frère Drissa, on essayait de protéger notre camelote. Drissa avait bricolé en vitesse un abri avec deux cannes à pêche et une vieille toile cirée. N’empêche que ça prenait l’eau. Surtout la collec de vieux journaux qu’on avait piquée à papa. Et aussi des rouleaux de tapisserie tout neufs, qui étaient en train de s’imbiber lentement. Le reste, ça pouvait aller. – Combien ?
Drissa et moi, on a relevé la tête sous nos capuches. Devant nous, il y avait un petit vieux chapeauté qui montrait d’un doigt dégoulinant un masque en bois. Celui avec des cornes zébrées, vertes et dorées, que tonton Aboul nous avait rapporté l’an dernier d’Abidjan. – Dix euros, a dit mon frère au hasard. – Vendu, fiston ! a fait l’autre, avant d’ajouter d’une voix presque inaudible : Ça vient d’où ? – De chez nous, tiens ! s’est marré Drissa. C’est un vrai de chez nous, m’sieur ! Authentique cent pour cent pur beurre ! Le vieux a hoché la tête en souriant et a tendu un billet. La réponse semblait lui suffire. Dix euros, c’était bien payé. J’ai enveloppé le masque dans du papier journal, en observant le vieux Blanc du coin de l’œil. Pour être petit, il l’était. Presque aussi haut que large. Il avait un chapeau informe, qui ressemblait à une crêpe molle. Quand il est parti, en trottinant, on voyait à peine ses pieds sous son manteau noir. Drissa a dit : – T’as vu, Max, on dirait un pingouin ! Et on a rigolé comme des oufs. En rentrant, on a moins ri...
2 Papa s’était aperçu qu’on lui avait tiré un tas de trucs pour le vide-grenier. Il nous est tombé dessus, malgré les cris de maman. Surtout à cause du masque, qui est un souvenir de chez nous, il a dit, et que si jamais tonton Aboul apprend ça, il nous aplatira comme des galettes de manioc, et patati-patata. On était des racailles, des moins-que-rien, on n’irait pas loin si on continuait comme ça. Il hurlait et ses mains s’activaient, pif, paf. Des baffes pour Drissa, des fessées pour moi. Le privilège de l’âge, quoi.
Drissa n’a pas bronché, comme d’habitude, et moi, j’ai chialé tout ce que je savais. Papa est un peu strict sur la question. Il n’aime pas qu’on lui pique des affaires, ni qu’on lui mente. Drissa dit qu’il partira bientôt de la maison. Moi, non. À dix ans, je suis encore un peu jeune pour aller squatter les immeubles près de la gare, comme d’autres que je connais. Des potes à Drissa, qui traîne souvent avec eux. Ce dimanche-là, on s’est couchés tôt, sans télé, sans manger. Maman nous a apporté des gâteaux en douce, heureusement. Elle nous a annoncé que tonton Aboul, justement, il allait bientôt arriver. C’est pour ça que papa était furax. Mais moi, je le connais, tonton Aboul. Ça le ferait rigoler, cette histoire. Depuis, ça s’est tassé. Papa a fini par passer l’éponge, comme d’hab. Drissa dit qu’il s’en fout que papa lui pardonne. Ça rentre par une oreille, ça sort par l’autre, voilà ce qu’il dit, Drissa. Lui, il n’attend qu’une chose, c’est d’avoir dix-huit ans et d’aller faire sa vie ailleurs. Loin, très loin. Le problème, c’est qu’il a encore deux ans à tenir. Deux ans, c’est long, quand on est pressé. Mais Drissa, c’est un têtu, je lui fais confiance. Aujourd’hui, je traîne en ville. Les vacances, c’est fait pour ça. J’aime bien. Il y a plein de rues que je ne connais pas, c’est tellement grand. J’en longe une avec plein d’arbres, ça m’épate. Chez nous, aux Marronniers, les arbres, y en a trois-quatre et encore, ils ne font jamais de feuilles. Et boum, je tombe sur le masque !
3 Oui, oui, le masque avec les cornes zébrées, celui de tonton Aboul. Il est là, au milieu d’une vitrine presque vide. Posé à côté du portrait d’un gominé et d’une série de gros peignes en bois, comme ceux que maman plante dans ses cheveux. Une boutique de coiffeur pour hommes. Minable, du genre de celle qu’on voit dans les vieux films en noir et blanc à la télé. Ça s’appelle « Chez Robert ». Je ne vois pas qui peut avoir envie de se faire tondre la moumoute là-dedans. Franchement.
Le masque fait bizarre, ici. Comme si c’était un peu chez nous. Le masque, papa l’avait accroché dans le couloir, à côté des autres que tonton nous rapporte chaque année. Au milieu de cette vitrine, il n’a pas l’air à sa place, pas du tout. Allez, je rentre. Cling-cling. À l’intérieur, personne. Juste deux gros fauteuils rouges avec appui-tête, plantés devant des miroirs. Un néon qui bourdonne, une table basse couverte de vieux magazines, deux chaises pourries. Ça pue le parfum, genre celui que Drissa utilise avant de sortir le samedi soir. Pas le moindre cheveu par terre, curieux, ça. Je me plante devant le masque. Et si je le chourais, là, tout de suite ? Après tout, il est à nous. – Qu’est-ce que tu veux, fiston ? Pas besoin de me retourner pour savoir qui est derrière moi. D’ailleurs, je vois son reflet dans la vitre. Une silhouette de pingouin, boudinée dans une longue blouse blanche. Je réprime un fou rire. – C’est combien, le masque, m’sieur ?