Extrait du livre La Diamanterie ou les vacances d'une fille bancale
La Diamanterie ou Les vacances d'une fille bancale de Laure Monloubou et Robin aux éditions Amaterra
La Diamanterie ou les vacances d'une fille bancale
Chapitre 1 Petit penchant J’ai toujours été bancale. J’ai une anisomélie, c’est-à-dire que j’ai une jambe plus courte que l’autre, ou une plus longue, c’est selon. Mon corps est bancal, ma démarche est bancale, ma position debout est bancale, je tangue d’un côté, puis de l’autre, et enfin je me fixe sur une jambe, toujours la même, la gauche, la plus petite, et je ne bouge plus, histoire qu’on ne remarque pas que je suis tordue. Je reste comme ça, plantée entre mes deux copines,
Clothilde et Amélie, et j’écoute, immobile, la conversation. J’arrive ainsi à passer complètement inaperçue. Avec Amélie et Clothilde, nous nous connaissons depuis toujours, ce sont mes amies, mes seules amies. Nous sommes nées pour ainsi dire en même temps, dans le même hôpital. Leurs corps à elles sont totalement symétriques, elles sont jumelles et sportives émérites, et aussi, je dois bien l’avouer, les stars du collège. Elles ressemblent à ces Pom-Pom girls que l’on voit dans les séries télévisées américaines, toujours joyeuses, pétillantes, drôles,
pleines de cheveux blonds et des dents bien rangées. Elles sont parfaites et toutes droites. Cet été, elles partent du côté de Biarritz : elles vont faire des stages de gymnastique, de danse, profiter de l’Océan et sans doute courir les garçons, enfin, elles vont plutôt faire courir les garçons. Moi je passe tous mes étés avec maman, ça ne me dérange pas, je n’aime pas trop bouger, encore moins courir, et rencontrer du monde n’est pas mon fort. Je m’occupe dans l’appartement pendant que maman travaille ; je regarde la télévision, j’essaie de lire, et puis je révise un peu, pour ne pas trop rater l’année suivante. Je passe à chaque fois de justesse, mais bon, « de justesse, ça suffit pour avancer », me dit maman. De toute façon, je ne sais pas tout à fait ce que je veux faire. Aller au lycée et passer mon bac avec Amélie et Clothilde, c’est sûr, ensuite, on verra bien. Chapitre 2 Lasagnes Ce soir, maman a préparé des lasagnes, ce n’est pas bon signe ; c’est mon plat préféré. Maman le fait pour me consoler à l’avance d’une mauvaise nouvelle. Elle a rarement le temps de cuisiner, elle court de jobs en petits boulots, de mi-temps en boîtes d’intérim, elle se « débrouille », comme elle dit. Sauf que là, pour les grandes vacances, elle ne s’est pas très
bien « débrouillée » : elle se retrouve à devoir jongler avec deux boulots en même temps et, du coup, elle m’envoie à la montagne chez mon oncle et ma tante, elle ne veut pas m’avoir dans les pattes tout l’été, et me gérer moi, en plus du reste. — Tu comprends tout de même ? me demandet-elle l’air désespéré. Mais moi je ne vois pas du tout les choses comme ça. — Je peux m’occuper, je lui dis avec le plus d'enthousiasme possible, je peux t’aider même ! Ranger, préparer à manger et t’attendre ! — Non, mais tu parles de vacances ! Tu ne te rends pas compte, Pénélope. Je vais être très prise, nous nous croiserons à peine ! Tu ne vas pas traîner seule toute la journée, tu ne vas pas passer ton été, là, sans voir personne !
Les années ont passé, Pénélope, ton cousin et ta cousine ont sûrement changé. Vous êtes grands maintenant ! conclut maman en me resservant une énorme cuillère de lasagnes. Enfants, mes cousins m’ont jetée dans une fourmilière géante de fourmis rouges géantes, j’ai été couverte de morsures que chacune des fourmis m’avait faites avec ses mandibules géantes. Mes cousins ont tellement ri, ils m’ont appelée Varicelle jusqu’à la fin des vacances... Je n’ai jamais voulu y retourner. Après un yaourt à la vanille, mes préférés, maman me tend un petit sac, il y a un maillot de bain dedans. — Cadeau ! Pour tes vacances, elle me dit, pour le lac ! C’est plié, pas la peine de lutter, je vais passer deux mois à la montagne. Il est joli ce maillot de bain, mais moi je ne me mets pas en maillot de bain.
Chapitre 3 Chemin faisant On meurt de chaud dans la voiture, pas de clim’, maman a récupéré cette antiquité je ne sais où et, si elle ne tombe pas en panne, cette vieille carriole doit nous emmener jusque chez mon oncle et ma tante. Ils vivent en pleine cambrousse, dans un village paumé où le nombre d’habitants dépasse à peine celui de mon immeuble. D’après maman, l’air sain et vivifiant de la montagne me fera le plus grand bien. Un peu de changement aussi. Et voir la famille aussi. Bref, elle me prend pour Heidi et se débarrasse de moi. Amélie et Clothilde m’ont même proposé de partir avec elles à l’Océan, mais bon, moi je me vois mal m’inscrire à un stage de gymnastique. La gym c’est pas mon fort, tenir en équilibre sur une poutre m’intéresse moyennement pour tout dire. Cette année, au collège, nous avons eu trois mois de gym en cours de sport, trois mois d’enfer qu’il a fallu conclure en inventant un enchaînement chorégraphié, à exécuter devant toute la classe. À l’appel de mon nom, j’ai fait un pas, j’ai sauté les bras en l’air, une roulade, une autre roulade, et pour finir j’ai sauté en l’air encore une fois. 2. J’ai eu 2/20, « 2 pour les deux roulades », m’a dit le prof. Amélie et Clothilde nous ont fait un show, genre ouverture des Jeux olympiques. 20/20. Maman s’étonne souvent de notre amitié : « Vous êtes si différentes ! Ces filles réussissent tout ce qu’elles entreprennent. » J’aimerais
bien ressembler à Amélie et Clothilde, mais moi je suis tordue, je ne tiens pas en équilibre sur une poutre, je ne suis pas la star du collège, je n’ai pas de beaux cheveux, je ne sais pas parler en public, encore moins faire des triples sauts, les garçons ne m’attendent pas après les cours, et je ne comprends rien aux équations à deux inconnues. Je fais ce que je peux pour me maintenir dans une moyenne raisonnable. Nous arrivons bientôt, je pensais avoir oublié, mais je reconnais la petite église, la place, la route qui mène à la maison de tata et tonton et la montagne qui la surplombe.
Chapitre 4 Tata et tonton — Eh bien, nous y voilà Pénélope, prête ? Maman arrête la voiture, la maison Phénix n’a pas bougé au milieu de sa pelouse. Il manque les balançoires. Tata et tonton déboulent. Ils se collent aux vitres de la voiture, comme ces poissons qui lavent les aquariums : — Ouh là là ! Qu’elle a grandi celle-ci ! C’est une demoiselle maintenant ! Mais allez, sortez de la voiture, on va pas vous manger ! T’inquiète pas, Pénélope, Rubis est mort. Rubis c’est, enfin c’était, leur chien, une sorte de doberman que je détestais : toujours à sauter, nous léchouiller, aboyer, baver, griffer, je crois que je n’aimais pas trop Rubis, ni n’importe quel chien d’ailleurs.