Extrait du livre Le Loup de Noël
Le Loup de Noël de Claude Aubry et Pierre Pratt aux éditions La Montagne Secrète
Le Loup de Noël
Maître Griboux était le plus vieux loup des Laurentides jusqu’à ces dernières années. Maussade et solitaire, il vivait en ermite dans les montagnes bleues. L’été, il se cachait au fond de la forêt. L’hiver, il traînait ses rhumatismes Ie long des molles courbes blanches. L’été, il se tirait assez bien d’affaire, car il y avait beaucoup de petit gibier qui courait autour de lui: il n’avait qu’à avancer le museau et hop ! il attrapait un siffleux, un écureuil ou une perdrix. Mais l’hiver: quelle misère !
Or, on était à la veille de Noël. Ce matin-là, le vieux loup sortit de son abri comme à l’habitude, pour faire tant bien que mal sa chasse quotidienne. Un froid vif le fit grelotter. II tombait une neige fine qui collait à son poil devenu rare et dont les touffes formaient des îles grisâtres sur sa peau calleuse et jaune. Les flancs collés l’un à l’autre, grimaçant sa faim, il entreprit péniblement Ie tour de son domaine. Son domaine ! II n’était plus bien grand, son domaine, à maître Griboux. Ses rhumatismes et la faiblesse de ses jambes lui raccourcissaient un peu tous les jours ses tournées de chasse.
Les tournées pénibles et peu redoutables de l’ancien seigneur jadis tout-puissant, comme les connaissait bien le petit gibier ! La belette curieuse, le lièvre frivole, le sournois chat sauvage, l’écureuil et la marmotte, tous, de leurs cachettes, regardaient ironiquement passer le vieux chasseur sans flair. Un vieux hibou haut perché, aveugle durant le jour comme tous les hiboux, devinait Ie passage de maître Griboux, car la branche qu’encerclaient ses griffes vibrait doucement alors sous les rires étouffés de l’écureuil. Après cette incursion aussi fatigante qu’inutile, accompagnée des ricanements frondeurs qui fusaient de-ci de-là, tout comme les autres jours, Griboux revint bredouille. II allait sans doute mourir misérablement.
Étendu de nouveau sur le sol glacé de son repaire, l’œil mélancolique et la langue pendante, Griboux se souvint des jours passés, des prodigieuses parties de chasse et de sa vie heureuse parmi les hordes sauvages. II était à l’époque un puissant seigneur, autant dire un roi parmi ses frères : de taille gigantesque, couvert d’un poil roux aux reflets fauves, gonflé de muscles, particulièrement au museau qu’il avait fort long et de la plus grande sensibilité. Au faîte de sa force et de sa popularité, à la tête d’audacieuses bandes de loups, Griboux semait Ie ravage et la terreur sur plusieurs centaines de milles. Lui et ses complices s’attaquaient à tout ce qu’ils rencontraient: chevreuils, orignaux, voyageurs perdus dans la forêt. Ils osaient même assaillir les ours isolés.
Partout, cet aventurier de Griboux avait roulé sa bosse. II avait parcouru les steppes désertes de Sibérie, où il avait failli laisser ses os à cause du froid glacial de cette contrée et de ses grands déserts de neige. II avait longé les côtes du Labrador, foulé la toundra, exploré les forêts du nord de l’Ontario et du Québec, de la baie James au lac Saint-Jean. II se vantait même d’avoir vu des montagnes dont les pics crevaient les nuages.
Mi-gelé dans son mauvais abri, Griboux ne pouvait se rappeler sans une grande émotion les repas pantagruéliques de sa jeunesse vagabonde: ce qu’il avait englouti de ragoûts de poulardes braisées, des huards poêlés, des moineaux cloutés, des hiboux pochés, des pigeonneaux en estouffade, des dindonneaux en chausson, des canetons aux navets, des oies en pantoufle, des pintades à la bohémienne, des alouettes en salmis, des grives à la bonne femme, des perdreaux en crapaudine, des grenouilles à la commère, des selles de chevreuil et des côtelettes de renne souvent agrémentées de toute la carcasse. Comment trouver un peu de nourriture ? Finis les plus gros morceaux, les meilleures proies ! Griboux n’avait donc plus qu’à se creuser un trou dans Ia neige pour y mourir. C’est à ce moment qu’il lui vint une idée : dans un suprême effort, il se rendrait jusqu’au village le plus proche; puisque Ie gibier libre de la forêt n’était plus pour lui, il se contenterait dorénavant, comme les chiens, des restes de la table des hommes.