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Les Boîtes aux lettres

Les Boîtes aux lettres

9-12 ans - 118 pages, 24889 mots | 3 heures 00 minutes de lecture | © Amaterra, 2022, pour la 1ère édition - tous droits réservés


Les Boîtes aux lettres

9-12 ans - 3 heures 00 minutes

Les Boîtes aux lettres

Un vigile venu des îles, un coquillage magique, un vélo rose, une maîtresse folle amoureuse, un vieillard amateur de cornes de gazelle, l’univers d’Émile est plein de fantaisie. Pourtant, le garçon vit avec le douloureux souvenir de ce qu’il appelle « la fameuse nuit », celle où s’est noué le drame qui a entraîné le départ de son père. Depuis, il vit dans l’attente d’un signe, ou d’un message de sa part. Il dépose des boîtes aux lettres dans des endroits judicieusement choisis. Dans l’espoir d’y trouver, un jour, un mot. Mais elles finissent toujours par lui échapper pour vivre leur vie de boîtes aux lettres et rendre service à d’autres, réservant au jeune garçon d’improbables surprises. Un jour enfin, un message parvient.

"Les Boîtes aux lettres" vous est proposé à la lecture version illustrée, ou à écouter en version audio racontée par des conteurs et conteuses. En bonus, grâce à notre module de lecture, nous vous proposons pour cette histoire comme pour l’ensemble des contes et histoires une aide à la lecture ainsi que des outils pour une version adaptée aux enfants dyslexiques.
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Extrait du livre Les Boîtes aux lettres

Les Boîtes aux lettres de Gilles Baum aux éditions Amaterra


Les Boîtes aux lettres
1 Viens. Colle ton oreille contre moi, je peux tout te raconter : l’ours et le corbeau, la gare et ces lettres étonnantes, Rosie, Eugène, Chloé, et puis la promesse de ce retour tant attendu. Tant attendu. Tant attendu. J’ai tout vu, alors approche-toi, approche-moi, plus près encore, je veux tout te dire. Il n’y a que les imbéciles pour croire que je sonne creux, que je marmonne le sac et le ressac,
que je répète la mer à l’infini. Ceux-là ne m’écoutent pas vraiment, ils ont perdu le langage premier. Les pauvres, ils ne rêvent plus. Et toi ? Es-tu comme eux ? Je sens que tu hésites, tu doutes, c’est le premier pas. Fais-moi confiance. Vraiment. Approche. J’ai fait un long voyage et je veux te raconter l’histoire d’Émile. À toi, rien qu’à toi. Parole de coquillage. Elle commence sous les néons criards d’un magasin, avec le bip d’une machine. 2 « Treize euros et soixante centimes, s’il te plaît… » La caissière le tutoie gentiment. Pas comme ces adultes qui veulent montrer aux enfants qu’ils ne sont que des enfants et que l’argent est affaire de grandes personnes. Non, l’hôtesse-de-caisse-Sandrine-à-votre-service parle à Émile avec beaucoup de douceur. Après le bip du scanner et l’annonce du prix, elle chuchote : « Comme d’habitude… », avec un sourire complice. Je l’entends à peine, mais j’entends.
C’est vrai, ce n’est pas la première fois que le gamin passe au magasin et c’est toujours pour la même raison : un article à treize euros et soixante centimes. Une jolie petite somme pour un gosse de dix ans. Sans oser lever la tête, il tire sur le scratch de son portefeuille. Il faut qu’il se presse car déjà la file s’allonge derrière lui. Il commence par sortir le billet de cinq euros de Mme Luchon, celui reçu quand il a tondu sa pelouse la semaine dernière et fait la grande toilette de ses nains de jardin. Et voilà qu’il sort les pièces de monnaie, une à une… La pièce de deux euros gagnée en portant le pack d’eau de monsieur Marcel jusqu’au cinquième sans ascenseur. C’était le jour où la 2CV refusait de démarrer à cause de ce fichu carburateur encrassé. Cette voiture, il y a toujours quelque chose qui tombe en panne, mais jamais monsieur Marcel ne la mettra à la casse, c’est certain. Ce sera sa première et sa dernière automobile, il se l’est promis. Maintenant c’est le défilé des pièces de cinquante centimes trouvées dans les machines à café de la station essence. En passant par les champs, on peut facilement rejoindre l’aire de repos de l’autoroute. Les automobilistes pressés de tenir l’horaire prévu par leur GPS, ceux qui ne se lavent pas les mains à la sortie des urinoirs, se dépêchent d’attraper le gobelet brûlant pour sortir fumer une cigarette avec leur café et oublient leur monnaie derrière la petite trappe noire. Tiens, voici la pièce de un euro dénichée dans un casier de la piscine, et sa sœur jumelle délogée d’un caddy abandonné sur le
parking du supermarché. Dans l’autre poche, celle dont le scratch est un peu plus fatigué, il y a la ferraille. Depuis le temps que le petit fait croire à sa mère que la boulangère a augmenté le prix de la baguette, il collectionne les pièces de dix centimes, qui tiennent compagnie aux orphelines ramassées sur les trottoirs. Et pour faire le bon compte, il y a le trésor des mers du Japon… Ce sont les piécettes récoltées dans le bassin des carpes koï à l’entrée du zoo. Les gens, vraiment, c’est plus fort qu’eux, dès qu’ils voient une fontaine, il faut qu’ils fassent un vœu. Mais les poissons ont la sagesse d’ignorer l’argent, alors le gamin plonge sa main en toute discrétion ; pourtant, il note consciencieusement ce qu’il prélève dans son cahier de texte, à la page du samedi, celle qui ne sert jamais à rien. Un jour, il remboursera. Ça y est, son portefeuille est presque vide, une dernière pièce de cinq centimes, terminé ! Sa fortune encombre désormais sa main droite le temps de l’ultime vérification du bout de l’index gauche. Je l’entends compter à voix basse. Ouf ! Le compte est bon ! Treize euros soixante ! Il était temps car la grogne monte dans la file d’attente ! Ils ne plaisantent pas, les acheteurs d’ampoules basse consommation ; ils ne rigolent pas, les bricoleurs du week-end ; ils montrent vite les dents, les artisans en rade de matériel, avec leurs chariots surchargés d’immenses pots de peinture et de longs rails de fer qui dépassent devant comme derrière. « Voilà, madame. »
Alors enfin, sur le tapis noir, triomphale, avance la nouvelle boîte aux lettres. C’est le modèle de base, en ferraille grise, spécial lettres, une seule porte, ouverture vers l’avant, vendue avec deux clés, sans le système de fixation. Mais ça, ce n’est pas un problème pour le petit, il a la parade. Rapidement, il embarque sa boîte et, sans même la ranger dans son sac à dos, sans même attendre le ticket dont il ne ferait rien, il se précipite vers la sortie pour rejoindre Rosie. À son approche, les portes automatiques entament leur ouverture silencieuse. Soudain, le portique de sécurité se met à hurler au voleur ! L’alarme est stridente, pour moi c’est le signal : je vais enfin entrer en scène, au plus près de l’action. En une fraction de seconde, le magasin se fige. Le petit est tout blanc, son sang doit être glacé. Dans son dos, les regards des clients sont autant de petits poignards. Devenir en un instant l’ennemi public numéro un, c’est sûr, ça fiche un coup. Heureusement pour lui, ce vendredi, le vigile, c’est Mojo. Casquette de travers, armé d’un grand sourire, il chaloupe vers le suspect au rythme de ses bracelets et de ses colliers de grosses perles qui s’entrechoquent en débordant de son costume froissé. « Hey, mister Émile ! Te revoilà ! Ça faisait un petit moment qu’on ne t’avait pas vu ici. Ça fait plaisir, tu sais ! Alors, on essaie d’embarquer un barbecue dans le sac à dos ni vu ni connu ? Une furieuse envie de se faire des
burgers maison ce week-end ? À moins que ce ne soit une piscine pour le jardin ? Ha, ha ! Allez, brigand, ouvre ton sac. Tu es cerné, mon ami ! Personne n’échappe au shérif Mojo par ici ! » L’accent de Mojo a le pouvoir des îles, il pourrait faire fondre un iceberg en deux secondes tant il chante le soleil. Les autres clients se dérident et retournent enfin à leurs affaires. Maladroitement, le gamin enlève son vieux sac à dos, le pose à terre et entreprend de l’ouvrir. Mais il peine. Ce n’est pas évident car la tirette de la fermeture Éclair n’existe plus depuis bien longtemps, ce qui plaît à Mojo. « Attends, mon ami, laisse faire tonton. » Lentement, Mojo s’agenouille devant Émile, et soudain tout s’accélère. En un tournemain, Mojo arrache l’un de ses bracelets qui craque d’un coup sec. Quelques perles roulent par terre et, profitant de la diversion, il enfonce deux doigts dans sa poche intérieure pour m’attraper furtivement. Il savait où me trouver, pile sur son cœur. Avec une dextérité incroyable, il saisit le sac, passe la lanière du bracelet dans la glissière de la fermeture Éclair, puis la repasse dans un trou de ma coquille, et aussitôt il fait un nœud en s’aidant de ses dents pour tirer très fort. C’est à ce moment-là que Mojo en profite pour me souffler une dernière fois ma mission : « Veille sur lui. » Trois mots, trois notes, une chanson magique. Quand Mojo relève la tête, son large sourire m’éclaire tout entier, je baigne dans sa lumière.
Immédiatement, Émile remarque ma présence, à la fois surpris et amusé. Il ne se rend pas vraiment compte, c’est sûr. Pour lui, je ne suis qu’une fantaisie, un gadget, un petit accessoire original pour customiser son sac et le réparer à moindres frais, une sorte de porte-clés. Il ne réalise pas encore. Si ça se trouve, personne ne lui a jamais dit : une grande histoire a besoin d’un narrateur, et je serai celui-là. « Ça y est ! Tu peux vider ton sac, brigand ! » Voilà que pour la première fois Émile m’empoigne et son sac s’ouvre d’un geste fluide. Tout penaud, il énumère le contenu à Mojo avant de se confondre en excuses : « Il y a mon vieux réveille-matin, un marteau et la boîte à clous tordus de mon père. J’aurais dû penser que ça sonnerait, pardon... – Ne t’inquiète pas, bonhomme, sourit Mojo, mais des clous tordus, ce n’est pas très pratique, ça ! Es-tu seulement bien sûr qu’ils dansent de travers, tes clous ? » Intrigué par le clin d’œil de Mojo, Émile attrape la vieille boîte cabossée de bonbons, ceux à la sève de sapin des Vosges. Elle est chaude, bizarre. Il l’ouvre, et un nuage de paillettes né de l’instant flotte dans l’air. À l’intérieur de la boîte, tous les clous sont raides comme des soldats au garde-à-vous. Comme neufs. Le gamin n’y comprend rien, mais Mojo, lui, ça le fait beaucoup rire. « Bonne journée, Émile, et repasse quand tu veux ! » Le petit remballe ses affaires, je sens bien
qu’il est chamboulé, sa main est moite. Il n’est pas au bout de ses surprises. Moi non plus d’ailleurs, et pourtant je ne suis pas de ces coquillages qui se laissent facilement impressionner... Enfin, les portes de verre du BRICOMAX s’ouvrent dans un souffle et nous rendent à la ville. Encore un peu sonné, Émile court vers le parking pour libérer Rosie. Elle n’aime pas trop se sentir prisonnière, Rosie. 3 Un jour, Rosie a été rouge, c’est certain. Dans la vitrine du grand magasin où elle trônait il y a bien longtemps. Mais depuis, Rosie a roulé sa bosse. Combien de boulevards, de ruelles, de collines à grimper dans la campagne des dimanches ? Combien de courses avec les copains, de slaloms improvisés, d’allers-retours répétés ? Combien d’heures sous le soleil, dans le vent, à braver la pluie et parfois la neige ? Rien n’arrête Rosie. Émile est persuadé que dans une vie antérieure, avant d’être la petite reine du bitume, Rosie était un fier cheval, de ceux que l’on appelle les