Extrait du livre Pas comme tout le monde Monsieur Satie
Pas comme tout le monde Monsieur Satie Écrit par Clémence Monnet et illustré par Claude Clément Aux éditions Dadoclem
Pas comme tout le monde Monsieur Satie
Ce matin du 27 novembre 1924, Erik Satie se lève d’un bond à six heures, six minutes et six secondes précises. Ce n’est pas dans ses habitudes : il préfère le soir au matin. Hier, il a dépensé ses derniers sous en s’achetant une seule tranche de pain blanc et une noisette de beurre. Quand la boulangère et la crémière lui ont demandé s’il y ajouterait tout de même une cuillerée de confiture, il a répondu : – Non, car je ne mange que des aliments BLANCS ! Aussi blancs que certaines des touches de son piano numéro un posé sur le sol de sa toute petite chambre. Puis il a trempé sa tartine dans du lait contenu dans le seul bol blanc qu’il possède. Il allait s’en régaler, quand il s’est souvenu qu’il avait déjà enfilé sa chemise blanche à col dur. Afin de ne pas la tacher, comme il n’a pas de serviette, il a abandonné sa tartine molle sur la table.
L’excentrique Erik est compositeur de musique. Après avoir endossé un costume sévère, il se regarde dans le miroir et dit : – Tiens ? J’ai laissé pousser mes paupières. Puis il saisit d’une main ferme l’un de ses parapluies, aussi noirs que certaines des touches de son piano numéro deux posé sur le piano numéro un. Sa chambre est bien trop minuscule pour les accueillir l’un à côté de l’autre sur le plancher. Fin prêt, il sort de la pauvre maison jaune aux quatre cheminées, où il loge au second étage, et il marche dans la rue en trottinant à pas pressés. De temps à autre, il soulève son couvre-chef pour dire bonjour aux arbres et aux réverbères, parce qu’il les aime bien.
Au premier carrefour, il rencontre Lulu, un gamin de son quartier d’Arcueil, à qui il donne gratuitement des cours de musique. Le galopin le salue et se moque gentiment de lui : "Vous avez oublié ma leçon ? Où vous rendez vous, habillé comme ça, Maître ?" – Ne m’appelle pas ainsi, polisson ! Je ne tiens pas à être un maître. C’est trop ridicule. Je ne suis même pas musicien. Plutôt... phonométrographe. Collectionneur de sons, si tu préfères. – Comment faut-il vous nommer, alors ? – Je m’appelle monsieur Erik Satie, comme tout le monde. Mais je suis pressé, car je dois me rendre au théâtre des Champs-Élysées. – Mon ami peintre, Francis Picabia, m’y attend. Il a eu l’idée d’un drôle de ballet, ou plutôt d’un ballet très drôle. Enfin... de quelque chose qui se dansera sur ma musique. Il l’a intitulé Relâche. – Je croyais que c’était un mot pour dire qu’un théâtre était fermé ! – Justement : Picabia ne fait RIEN comme tout le monde. Il est un peu hors cadre. Comme ma musique, d’ailleurs ! Mieux vaut s’amuser, n’est-ce pas ? Mais rire en solo, ce n’est pas rigolo. Je le sais, moi qui me sens souvent seul comme un ver solitaire. C’est pourquoi Picabia et moi, nous nous réunissons souvent avec d’autres amis. Nous discutons de tous les arts. Même si ça finit souvent en dispute.
Lulu s’esclaffe : – Ah ! ah ! ah ! Moi aussi, je m’amuse beaucoup avec vous quand vous me donnez des leçons de piano. J’adore vos conseils abracadabrants sur vos partitions de musique : jouer « comme un rossignol qui aurait mal aux dents », ou « sans tousser », ou encore « peu saignant »... – Hier, j’ai écrit sur l’une de mes compositions : Pour un chien. Ça te plaît ? – Trop drôle, môssieur Satie ! J’aimerais vous ressembler quand je serai grand. – Contente-toi d’être toi-même, c’est plus sûr ! Tu viens avec moi au théâtre ? – Je peux ? – Pourquoi pas ? L’art appartient à tout le monde. Cheminant avec ce compagnon, monsieur Satie devient bavard : – Ah ! Dans ma bande d’amis, on chante, on danse toute la nuit, comme des gamins ! Quand j’étais jeune, je jouais du piano à Montmartre, au cabaret du Chat noir. Joli endroit ! J’y avais été engagé en tant que gymnopédiste. C’était un mot loufoque que j’avais inventé pour me faire embaucher par le patron. Souviens-toi de cela : quand tu imagines quelque chose, ça peut devenir plus vrai que la réalité !