Extrait du livre Rendez-vous à New York
Rendez-vous à New York de Nathalie Infante et Thierry Dancourt aux éditions Marie-Louise
Rendez-vous à New York
Lucien Chastellux, dit « le prince des Oiseaux », ou plus simplement « le prince », ne recevait jamais de courrier privé, sinon, le trois du mois, ses prospectus de grainetiers. Or, ce jour-là, il trouva dans la boîte aux lettres une enveloppe portant l'estampille Air mail.
« Tiens, pensa-t-il, bizarre, une missive postée aux Amériques… Que me veut-on ? Je ne connais personne au-delà des mers, et d’ailleurs presque personne non plus au-deçà. Poubelle. » Il jeta l’enveloppe par-dessus son épaule, par-dessus bord, comme il aimait à dire, et celle-ci alla élever la pyramide — factures, avis d’échéance, recommandés, déclarations d’impôts, relances, mises en demeure — qui décorait la salle de séjour. Quelques mois plus tard, patatras, vint le temps du grand rangement biennal de son logement, qu’il entreprenait traditionnellement avec l’aide de Rémy Darcey, un ami botaniste. Du moins est-ce ainsi que ce dernier se présentait lui-même, car en réalité il était plutôt voleur de f leurs, puisqu’il se servait directement, et copieusement, dans les jardins publics, c’est-à-dire, selon sa formule, « à la source ». Bref. A l’occasion de cette grande mise au net, l’enveloppe remonta à la surface et Rémy Darcey déclara : — Eh bien dites donc, prince, vous recevez de la correspondance de l’étranger… Chapeau. Et des Etats-Unis, s’il vous plaît ! Mais je vois que vous n’avez pas ouvert non plus. Alors même les courriers personnels, vous ne daignez pas les décacheter ? — Qui voulez-vous qui m’écrive ? — Au dos c’est marqué « Chastellux », « I. Chastellux ». Quelqu’un de votre famille, prince… Lucien roula des yeux, ainsi qu’il le faisait chaque fois qu’il était contrarié. — Pas de danger, je n’ai pas de famille sur terre. — Vous êtes sûr ? Pourtant… Bon, qu’est-ce que je fais ? J’ouvre ? — Ouvrez, Rémy. Celui-ci tira de l’enveloppe une lettre rédigée à l’encre violette, l’encre des sentiments, et se mit à lire.
— Vous avez une fille, prince ? — Une quoi ? — Une fille. Un enfant. Ça commence par « Papa chéri ». — Un gosse ? Pas à ma connaissance. Il faudrait tout de même vérifier. Il se renseigna immédiatement auprès de ses proches. Façon de parler, car le tour était vite fait : Rémy Darcey était son seul ami non volatile, Lucien étant principalement porté sur les oiseaux, ramiers, pierrots, mésanges, pies, qu’il fréquentait au jardin du Palais-Royal à Paris (sinon, à la maison, il hébergeait à demeure une perruche en liberté, qui allait à sa guise de pièce en pièce). — Vous aurais-je jamais parlé d’un être de sexe féminin dont je serais l’ascendant direct ? demanda-t-il donc à Rémy. — Comment ? — Vous aurais-je jamais dit avoir une fille ? Non, Rémy n’en avait décidément pas souvenir. D’un autre côté, le prince des Oiseaux était quelqu’un de si réservé et de si cachotier qu’il avait très bien pu garder ce secret dans son jardin secret. Oui mais voilà, ce mystère en était manifestement un pour lui aussi, puisqu’il avait beau fouiller dans les recoins brumeux de sa mémoire, il n’y trouvait pas trace de progéniture. — Bien. Que dit ma fille ? Je mets naturellement ce vocable entre guillemets, voire entre parenthèses. Rémy lui tendit la lettre. « En plus c’est écrit à l’encre antipathique », marmotta Lucien pour lui-même. Il parcourut le texte lentement, presque mot à mot, en déplaçant son doigt le long de chaque ligne, comme on le fait quand on apprend à lire. Lucien replia la lettre et la rendit à son ami. — Qu’en pensez-vous, prince ? — Il me faut faire un travail sur moi-même, un peu de ménage. Portant l’index à sa tempe et tapotant dessus : — C’est comme s’il y avait une araignée qui habitait par là-dessous, et qu’elle y avait tissé sa toile. Mais ça va bien finir par se décanter, se décoincer. Tout va me revenir, c’est certain, il n’y a pas de raison. Je vais commencer par procéder à un examen de conscience.
Les deux jours qui suivirent, le prince se tordit les doigts et se concentra si fort qu’il se donna la migraine. Il s’envoya tellement loin dans le temps qu’il se vit avant sa naissance. Il se revit aussi plus tard, bébé Cadum, jouant aux cubes et aux dés. A l’issue de ces deux journées de recherche, Rémy vint aux nouvelles. — Alors, prince ? Quel résultat ? — Aucun. Mon examen de conscience n’a rien donné. — Rien ne sera remonté, aucune petite réminiscence ? — Non, Rémy. J’en viens à me poser des questions. Yoyoterais-je de la mansarde ? — Je vous prie de m'excuser ? — Débloquerais-je ? Attendez, je réessaie. Il se prit la tête entre les mains et demeura quelques instants ainsi, avant de se rouler par terre. — Toujours pas, conclut-il en se relevant. Ecoutez, je crois que je vais donner suite. Cela n’engageait à rien, et sur place, à « New York », il serait toujours temps de voir. Sans compter qu’il y avait des chances qu’une fois là-bas tout s’éclaircisse d’un seul coup d’un seul. — Espérons, répondit Rémy. — Et comme je n’ai rien à mettre de ma poche… Tout est pris en charge, all inclusive… En plus cette invitation m’offrira l’opportunité de voir du pays, moi qui sinon ai si peu l’occasion de faire des voyages. Bref, je suis bénéficiaire sur toute la ligne. — Hall quoi ? — All inclusive. Expression américaine. Tout gratuit, si vous préférez. « Ma fille » — si par hasard ce mot a un sens — étant dans la très haute finance, elle dispose de moyens importants. — D’ailleurs, prince, comment peut-on être à la fois dans la très haute finance et s’appeler Idiotie ? — Aucune idée. Mais, poussée à un certain point, la grande idiotie peut rejoindre une petite intelligence. Sitôt cette phrase prononcée, Lucien téléphonait à New York, en P.C.V.
— Oh, papa chéri, c’est toi ! Je commençais à désespérer de cet appel, je commençais à me languir. — On fait ce qu’on peut, mademoiselle. J’avais égaré votre missive, ce qui arrive à tout le monde, non ? Et si vous continuez dans les reproches, je raccroche. Je vous demanderai par ailleurs d’éviter toute forme de familiarité, s’il vous plaît. — Toute forme de… Je ne comprends pas… loin de moi l’intention de… — Taratata. Le tutoiement, et ce ton copain-copain, très pénible, participent d’un laisser-aller que j'avais relevé dans votre missive et qui, déjà, m’avait tapé sur les nerfs. — Mais je suis votre fille, enfin, je suis Idiotie ! — Mouais… Ceci reste à prouver. Loisir nous sera bientôt donné de nous pencher plus avant sur la question, puisque j’ai l’horreur — l’honneur, pardon — de vous annoncer qu’il serait peut-être concevable que j’envisage d’accéder à votre requête. — D’accéder… à ma… — Je débarque. — Papa ! — Un peu de retenue, mademoiselle, un peu de tenue. Un semblant de self-control, de grâce ! Mais, somme toute, n’était-ce pas humain ? Idiotie était joyeuse, heureuse, emballée par la perspective de ce « Noël en famille », alors oui, tant pis si son émotion débordait, tant pis si elle s’exprimait avec une telle spontanéité. Au diable la « retenue », au diable la pudeur des sentiments dans ces cas-là ! — Youpi. Tenez, je viendrai vous accueillir — non, décidément je n’y arrive pas — je viendrai t’accueillir à l’aéroport. — Pourquoi ? — Parce que cela se fait, et tu ne vas tout de même pas venir de J.F.K. Airport en métro, ce n'est pas la porte à côté. — Qu’est-ce que j’irais fabriquer dans un « aéroport », on peut savoir ? Du duty free, comme on dit aujourd’hui ? — Et ton avion, il va atterrir comment, il va atterrir où, selon toi ? Dans une gare ? Sur une pelouse de Central Park ? — Sachez, mademoiselle, que pour voyager, le prince, que vous appelez votre « père », ne passe pas par la voie des airs.
Durant la traversée, Lucien, qui aimait à musarder sur le pont-promenade du paquebot, y repéra une femme isolée. Cet après-midi-là, elle se relaxait sur un transat, son visage à la peau délicate protégé des brûlures du soleil par un chapeau à bords ondulés. De toute sa personne émanait un raffinement extrême. Ses lunettes noires lui donnaient un air mystérieux. Le prince, vêtu quant à lui d’une saharienne, esprit safari, que sa voisine de palier lui avait prêtée pour la durée de son séjour, et dont il s’était dit qu’elle ferait très bien l’affaire comme costume de croisière, fut immédiatement et irrésistiblement séduit par l’allure et la discrétion de cette solitaire, son style haute époque. Et elle, de son côté, fut tout de suite intriguée par le genre particulier du prince, elle qui en temps ordinaire, en tant que « femme Saint-Germain-des-Prés », frayait plutôt avec une société choisie, des messieurs dotés de multiples qualités : excellente réputation, correction exemplaire, bonne éducation, bonne situation, patrimoine, et dont la présentation irréprochable n’égalait que la perfection physique et la vivacité intellectuelle. S'agissant du sixième point, la mise, le prince n’avait rien d’un prince, au sens habituel, car il s’habillait de manière approximative, flottante, pour ne pas dire comme un chômeur ; et concernant l’aspect physique, le prince n’avait rien de charmant, car ses proportions étaient déséquilibrées, bancales : trop grand, pas assez large ; pour ce qui est enfin de la forme intellectuelle, ce n’était pas ça non plus, puisqu'il avait des absences, comme des trous d’air, et plus toute sa tête. Quel saut, donc, quel contraste avec les relations qu’avait la femme Saint-Germain dans le beau monde, mais Lucien n’était cependant pas dépourvu d’avantages : moralement impeccable, jamais un pas de côté ; excessivement galant, jamais un geste déplacé ; exceptionnellement calme, jamais une parole plus haute que l’autre ; foncièrement droit, presque jamais un écart de conduite ; particulièrement poli, jamais un écart de langage, rarement un gros mot.