Extrait du livre Une famille treize étrange
Une famille treize étrange. Une histoire écrite par Fanny Joly et Nicolas de Hirsching illustrée par Manu Boisteau
1. Une lettre treize audacieuse Au treizième étage de l'immeuble situé au n°13 de la rue du Rat-qui-tremble, il y a un monsieur normal, avec des lunettes normales sur le nez, des chaussettes et des chaussures normales aux pieds. Il est assis sur un fauteuil normal, tout ça dans un appartement normal. Du moins, c'est ce qu'on pourrait croire... En s'approchant de plus près, on sentirait une forte odeur de pipi de chat (trente et un matous habitent les lieux, est-ce bien
normal ?!), et on découvrirait aussi que le monsieur tient une lettre entre ses mains. La lettre est arrivée le matin même, par le courrier normal, dans une enveloppe normale. Le monsieur l'a ouverte. Quoi de plus normal ? Il l'a lue, relue, puis relue encore... treize fois au moins, en se tortillant les moustaches. Ce monsieur, en effet, a l'habitude de se tortiller les moustaches quand quelque chose lui cause du souci (c'est tout ce qui lui reste à tortiller depuis que ses cheveux sont tombés, le laissant chauve comme un genou, aux alentours de sa trentième année, il y a de cela une trentaine d'années)... Mais ce geste même est presque normal, ou du moins banal... Ce qui est moins banal, c'est le contenu de la lettre. Le voici : Monsieur, Cela fait un bon moment que je vous observe. J'ai bien remarqué que vous vous déguisez la plupart du temps pour sortir dans la rue, mais je vous ai quand même reconnu parce que j'ai vu un portrait de vous quand j'étais petite et je n'ai jamais oublié votre drôle de figure. Dites-moi la vérité : n'est-ce pas que vous êtes le professeur Helmut Globule, l'auteur du livre « LES FORMULES DU PROFESSEUR GLOBULE » ? Ce livre, je l'adorais. Je le lisais chez mon oncle Albert avant même de savoir lire, et déjà c'était mon livre préféré ! Alors, quand j'ai su déchiffrer et que j'ai découvert son contenu, imaginez mon enthousiasme : du délire ! J'en apprenais même certains passages par cœur ! L'exemplaire était COUC rafistolé et recouvert de papier marron plein de taches de gras, mais ça ne m'empêchait pas de m'y plonger dès que mon oncle avait le dos tourné. Devant lui, j'évitais :
il me l'avait défendu, vu que le livre était formellement interdit aux moins de dix ans, c'est ce qu'il avait marqué dessus, à la main et à l'encre violette, au beau milieu de la première page, je m'en souviens encore. J'attendais donc avec impatience mon dixième anniversaire, et paf ! voilà que tonton Albert meurt l'an passé, pile le jour de mes dix ans. Quel affreux cadeau ! Et, comble de désespoir, quelqu'un (un sacré nul, entre parenthèses) a jeté ou brûlé, ou volé, ou vendu tous ses livres, je ne sais pas. En tout cas, impossible de remettre la main sur vos FORMULES. Aucun libraire n'a pu m'en vendre un seul exemplaire... Il est introuvable, votre sacré bouquin ! A se demander s'il a vraiment existé, vu que personne n'en a jamais entendu parler. Or, j'ai un problème urgent, grave et pressant. Je ne me rappelle plus très bien la formule « Mémé vole ». C'était la n°27, je crois, celle que vous donniez pour transformer les grands-mères en chauves-souris. J'en ai absolument besoin, car ma mémé est pénible au possible, et, si je ne fais rien avant le 27 juin, je vais devoir partir en vacances avec elle, alors PITIÉ ! Vous avez sûrement un exemplaire de votre livre dans un coin, envoyez-le-moi vite, je vous en supplie ! Si vous n'avez plus le livre, recopiez-moi au moins la formule sur un bout de papier. Marika Pibol 5, rue du Pré - 12365 Hurleville P.-S. : Tant que vous y êtes, j'aimerais bien aussi la formule pour remplir les frigos, vu que mes parents n'ont jamais le temps de faire les courses comme il faut.
2. Maudit mot ! Deux jours plus tard, au 5 rue du Pré, le facteur tend une lettre à Mme Pibol, qui la tend à sa fille, qui ne la tend à personne, vu que c'est à elle-même, Marika Pibol, que cette lettre est destinée. Elle fonce dans sa chambre en déchirant l'enveloppe avec impatience, et elle sourit en lisant les premiers mots. Ma chère petite Marika, Avant toute chose, il faut que tu répètes trois fois la formule « GLOXIGRUDFTOK». Vas-y, ma brave enfant, c'est indispensable ! Ça y est ? C'est fait ? Eh bien, tu vas le regretter, espèce de sale chipie effrontée ! Car c'est ce que tu es. Et pour plusieurs raisons, en plus ! 1) Tu lis les livres de ton oncle, alors qu'ils sont exclusivement réservés aux sorciers adultes et diplômés, comme l'était ton oncle regretté. 2) Tu as dû me suivre dans la rue pour connaître mon adresse. Or, je déteste que l'on me suive à mon insu, autrement dit sans que je m'en aperçoive, cela m'irrite au plus haut point... 3) Jamais personne ne m'avait manqué de respect comme tu le fais dans ta lettre, moi le grand Helmut Globule, le maître, le roi, l'empereur des formules !
Alors, attends une petite heure, tu verras quel effet aura sur toi la formule que tu as eu l'imprudence de répéter trois fois. Tu regretteras de m'avoir écrit, et même de m'avoir connu ! Salutations courroucées. Helmut Globule Sorcier diplômé de niveau international 13, rue du Rat-qui-tremble - 12365 Hurleville P.-S. : Ce n'est pas toi que je plains, mais ta pauvre grand-mère. Il se trouve que, par un hasard et un bonheur extraordinaires, je la connais. J'avoue que je ne la croyais pas lorsqu'elle me racontait ses malheurs avec toi, mais maintenant je comprends mieux. Et j'admire le courage de cette femme qui est prête à te supporter pendant les vacances ! 3. Marika prend un coup de vieux Quand elle termine lecture de la lettre d'Helmut Globule, Marika ne sourit plus. Elle est même carrément inquiète. Que vat-il lui arriver ? De légers tremblements agitent ses mains. Serait-ce déjà l'effet de la formule qu'elle a répétée ? Ou est-ce juste la peur qui l'envahit de la racine des cheveux
à la pointe des doigts de pieds ? Vite, elle essaie de se distraire en pensant à des choses agréables : de chouettes vacances avec plein de soleil, plein de copains, plein de glaces à plein de parfums différents, et pas de mémé à l'horizon... Ça marche ! Son cœur cesse de battre à trois cents kilomètres à l'heure. Les minutes défilent lentement. Rien ne se passe... « Ouf ! Si ça se trouve, c'est du bidon, sa formule, se dit Marika pour se rassurer. Il a juste essayé de me faire peur. Eh bien, c'est raté ! » A cet instant, la voix de Mme Pibol retentit depuis la cuisine. - MARIKA ! VIENS VOIR LE FRIGO ! Marika descend l'escalier. Et là, soudain, que découvre-t-elle, dans le miroir qui lui fait face ? Dolorès Catagratino, une horrible vieille amie de mémé ! Avec son vieux chignon, ses vieilles joues ridées, sa vieille robe à fleurs et son vieux sac à main. Marika s'approche du miroir. L'image de Dolorès aussi. Marika se pince. — Aïe ! crie l'image de Dolorès dans le miroir en se frottant le même bras que Marika.
— Mais... c'est pas possible ! Marika est désespérée. C'était donc ça, le sort de ce satané sorcier : la voilà transformée en Dolorès Catagratino ! Que pouvait-il lui arriver de pire ? C'est atroce ! C'est abominable ! Marika-Dolorès retourne en vitesse dans sa chambre et s'enferme à double tour. « Il faut vite que je trouve une solution ! se répète-t-elle. Si mes parents me voient comme ça, je suis fichue ! » En effet : impossible de leur parler du professeur Globule. S'ils apprennent qu'elle communique avec un sorcier, ils vont la réduire en purée. Ils détestent tout ce qui touche à la sorcellerie. C'est tabou dans la famille. Dès qu'on aborde le sujet, tout le monde se dispute avec tout le monde. Le père de Marika avec sa femme, la mère de Marika avec mémé Thérèse, autrement dit la mère du père de Marika, et même mémé Thérèse avec l'oncle Albert, autrement dit le frère du père de Marika. Ça, c'était du temps où le pauvre homme était encore de ce monde, bien entendu... La jeune fille se concentre de toutes ses forces, fouillant sa mémoire comme une armoire à mille tiroirs. Elle ferme les yeux, se tire le lobe de l'oreille gauche. (Marika, en effet, a l'habitude de se tirer le lobe de l'oreille gauche quand elle mobilise ses neurones. D'autres se tortillent les moustaches, chacun sa technique...) Les formules commençaient — Marika ! Viens ici tout de suite ! s'impatiente Mme Pibol, dans la cuisine.