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Deux mains pour le dire

Deux mains pour le dire

9-12 ans - 64 pages, 17441 mots | 2 heures 07 minutes de lecture | © Utopique, 1999, pour la 1ère édition - tous droits réservés


Deux mains pour le dire

9-12 ans - 2 heures 07 minutes

Deux mains pour le dire

À la rentrée, Manuel est très déçu : son meilleur copain, Jonathan, a déménagé. La fille des nouveaux locataires est bizarre. Elle ne répond même pas quand on lui dit bonjour. Vexé, Manuel commence par la détester. Mais lorsqu’il apprend que la jolie Lisa est sourde, le garçon change d’attitude. Pour elle, il va apprendre la langue des signes...

Cet album a reçu le Prix Renaudot Benjamin en 2001, le Prix Jack London, le 1er Prix du Salon du Livre D'annemasse, le Prix "Des mots d'écrit" de Denain, et enfin le 1er Prix des Drôles et des Drôlesses.

"Deux mains pour le dire" vous est proposé à la lecture version illustrée, ou à écouter en version audio racontée par des conteurs et conteuses. En bonus, grâce à notre module de lecture, nous vous proposons pour cette histoire comme pour l’ensemble des contes et histoires une aide à la lecture ainsi que des outils pour une version adaptée aux enfants dyslexiques.
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Extrait du livre Deux mains pour le dire

Deux mains pour le dire de Didier Jean et ZAD aux éditions Utopique


Deux mains pour le dire
1 Un poteau, une vache, un poteau, une ferme, un troupeau, un tracteur, un oiseau, une ferme... Je suis dans un train, je m’appelle Manuel et je rentre chez moi. C’était bien, cette colonie. J’ai fait du canoë et du cheval, deux activités que l’on pratique rarement dans mon quartier. Le cheval, c’est pas commode. On ne s’assoit pas dessus comme sur un tabouret. Il faut l’amadouer l’animal ! Mon cheval s’appelait « Chico », il sentait bon et je l’aimais beaucoup. Lui ne me détestait pas... Le matin, quand je lui rendais visite à l’écurie, je devinais son humeur au premier regard. Par exemple, s’il frappait des sabots en remuant la tête, je savais qu’il était énervé. C’était son langage et
finalement, on se comprenait bien tous les deux. Enfin, tout ça c’est du passé. Maintenant, je suis dans le train qui me ramène chez moi. La nuit est tombée. Par la fenêtre je ne vois plus rien, mais dans la vitre, je distingue le reflet de mes copains. On a tout fait pour être dans le même compartiment. Tour à tour, on a supplié les « monos » en promettant d’être sages. Finalement, pour avoir la paix, ils nous ont mis ensemble et ont fermé la porte. Au début du voyage, on a fait la java. On chantait à tue-tête les plus mauvaises chansons, surtout celles qui énervent les filles. On frappait dans nos mains jusqu’à en avoir mal. De temps en temps, un mono se risquait dans notre compartiment. Il arrivait en criant un bon coup et comme on l’aimait bien, on faisait semblant d’avoir peur... Mais vers cinq heures, après le goûter, Gaël a parlé de la rentrée. D’un coup, ça nous a calmés. Tous en même temps, on a réalisé que les vacances étaient finies. La douche froide ! Heureusement, je vais retrouver Jonathan, mon meilleur ami. Nous habitons dans le même immeuble, lui au deuxième étage et moi au sixième. Nous avons une passion commune pour les fourmis et élevons chacun notre fourmilière en secret. Les parents ne sont pas au courant. L’an dernier, Jonathan m’a donné une jeune reine avec sa cour de petites ouvrières. J’ai installé les fourmis dans une bouteille en verre, remplie de sable et de terre, que j’ai cachée dans un coin de ma chambre. Pour les nourrir, je leur dépose des miettes de pain, des petits bouts de sucre... Mais elles se débrouillent bien toutes seules ! À force de se balader dans l’appartement, elles ont fini par atteindre la cuisine. Depuis, elles s’y sentent à leur aise et font des dégâts du côté des étagères. D’ailleurs, j’espère qu’elles sont en forme et que personne n’a découvert leur existence pendant mon absence ! Le train ralentit. Les lumières de la ville attirent mon attention. Puis de nouveau, c’est l’obscurité et des phares cisaillent la nuit noire. Maintenant, j’ai envie d’arriver. On croise un train qui part. Nous, on rentre chez nous. Il est temps de dire au revoir aux copains. – Passe-moi ton adresse ! On s’écrira...
On se tape dans les mains et dans le dos pour éviter de pleurer comme des filles. Mais on est tristes de se quitter. Sur le quai, je prends ma tête d’enfant sage qui plaît bien aux parents. Courageusement, je porte ma valise. Je commence à regretter d’avoir ramené ces morceaux de quartz. Ils pèsent au moins une tonne ! Tout ça pour épater Jonathan. Soudain, au milieu d’une foule bigarrée, j’aperçois ma mère, mon père et ma sœur Coline. Une bouffée de chaleur me réchauffe le cœur et je réalise à quel point ils m’ont manqué. Dans la voiture, j’apprends que Coline est rentrée de colo deux heures plus tôt. Au premier feu rouge, je sais déjà tout sur ses meilleures copines, son stage de roller et jusqu’à la couleur du maillot de bain de sa mono préférée... Ma mère se tourne vers moi. – Et toi, Manuel, comment était ta colonie ? – C’était bien... – Tu n’es pas très bavard, dis-donc. Tu t’es ennuyé ? – Non, non... – Tu t’es fait des amis ? – Oui, je... – Moi, dans ma colo, j’avais plein de copines... commence Coline. – Tu nous l’as déjà dit ma chérie, l’interrompt gentiment ma mère. – Maintenant, la parole est à Manuel, s’exclame mon père en me tendant par dessus son épaule un micro imaginaire. Après deux, trois hésitations, je me lance. Je leur raconte Chico, les baignades et les promenades. J’évite surtout de parler des descentes chez les filles en pleine nuit, des batailles aux jets d’eau... Ils ne comprendraient pas. Mon père alors m’interrompt : – Vous étiez drôlement sages dans votre colonie. De mon temps, on faisait des descentes dans les tentes des filles ! Et je me souviens d’une bataille de polochons mémorable... – Ah bon ! s’écrie ma mère en riant, j’en apprends de belles ! – En tous cas, dis-je, la colo, c’est super ! – Oh oui ! renchérit Coline, la colo, j’adore ! Puis elle entonne une chanson qu’elle a apprise cet été.
– Moi aussi je la connais ! Nous chantons ensemble un couplet, un refrain. Les parents nous écoutent en silence. Et puis, bientôt, ma mère commence à fredonner. Mon père, lui, nous rejoint deux refrains plus loin. C’est le chant des retrouvailles. 2 Sur le parking de notre immeuble, mon père attrape la valise de ma sœur, alors je me charge de la mienne. Elle m’arrache le bras, mais je fais celui qui ne sent rien. Ce que j’avais oublié, ce sont les six étages. Dans le hall, je retrouve les odeurs de mon quotidien. Nous passons devant la loge de Madame Rodriguez, la gardienne. Le fumet d’un pot au feu nous chatouille les narines. Comme d’habitude, l’escalier sent l’eau de Javel. Au premier étage, la cire et l’encaustique me rappellent le vieux docteur Stora qui ébouriffe toujours les cheveux des enfants et soulève courtoisement son chapeau devant les dames. Sur le palier du deuxième, je discerne un parfum frais et délicat que je ne connais pas.
Je me retiens de frapper à la porte de Jonathan car, pour le moment, j’ai ma valise à porter. Elle est décidément trop lourde et peu à peu mon visage vire au rouge écarlate. Au troisième étage, soufflant telle une locomotive, je m’arrête. Mon père propose de m’aider. Il attrape ma valise et monte jusqu’au sixième comme si de rien n’était. Dans l’entrée, je remarque avec étonnement que chez nous aussi il y a une odeur particulière. En me dirigeant vers ma chambre, je découvre au passage que la télé et le canapé ont changé de place. Mais, à part ça, je retrouve mes marques. Ma chambre, archi-rangée, me paraît trop propre. Il y manque la vie, il y manque mon odeur. Par la fenêtre, j’aperçois le vieux platane majestueux qui trône toujours au milieu du parc, derrière l’immeuble. J’aime l’observer au fil des saisons. Il est immuable mais toujours différent. En cette fin d’été un peu sec, son feuillage commence à jaunir. Je me précipite sous l’armoire pour voir comment vont mes fourmis. Ouf ! Le nid n’a pas bougé. Mes petites ouvrières s’activent dans leur cachette... En les observant, je repense à Jonathan. Vite, vite ! Il faut que j’aille lui dire bonjour. Mais soudain ma mère m’appelle : – Manuel, viens me voir ! J’ai quelque chose à te dire. – Deux secondes, M’man, j’arrive ! Je m’avance dans le couloir le plus silencieusement possible pour ne pas me faire remarquer. La maison me joue son concerto de la vie quotidienne. Chaque musicien est à son poste : affalée sur son lit, Coline écoute de la musique ; dans la salle-à-manger, mon père dresse la table ; c’est bientôt l’heure du repas et ma mère s’active dans la cuisine. Tel un sioux, je me glisse hors de l’appartement puis me précipite au deuxième en dévalant l’escalier. Je reprends à peine ma respiration avant de cogner à la porte de Jonathan. Personne ne répond. Après quelques secondes, je frappe de nouveau... Toujours rien ! C’est curieux car, du parking, j’ai aperçu de la lumière à ses fenêtres... Comme je vais renoncer, je découvre une sonnette qui n’était pas là avant les vacances. Actionnée, elle n’émet aucun son. Je colle alors une
oreille à la porte... qui s’ouvre juste à cet instant. Une fille de mon âge, que je n’ai jamais vue, me dévisage. J’ai l’air fin comme ça, à écouter aux portes ! Je me redresse tout penaud et bredouille bêtement : – Où est Jonathan ? Gêné, je reste là, sans vraiment oser la regarder en face. Au lieu de me répondre, elle me montre plusieurs fois ses oreilles et sa bouche. Elle se moque de moi ou quoi ?! Nerveusement, je repose ma question : – Est-ce que Jonathan est là ? Soudain, dans l’escalier, la lumière s’éteint. La fille se rapproche en me faisant signe d’attendre. De son visage en contre-jour, je ne distingue plus qu’une ombre noire. Peut-être est-elle folle ?... Je veux partir mais elle m’attrape par le bras en poussant des petits cris bizarres. Pris de panique, je me dégage et m’enfuis dans l’obscurité de l’escalier. La lumière se rallume. Un peu honteux, je reprends mes esprits. Au quatrième étage, je croise la gardienne qui papote avec madame Vigne. Elle s’interrompt en m’apercevant : – Bonsoir, Manuel. Tu as passé de bonnes vacances ? Dis-donc, j’ai une lettre de Jonathan pour toi. En l’accompagnant jusqu’à sa loge, je repense à la fille du deuxième. C’est qui cette folle ?...
3 J'aime bien madame Rodriguez. Elle est petite, un peu dodue mais coquette avec ses cheveux noirs soigneusement peignés. Elle porte toujours des robes à fleurs qu’elle protège avec un tablier lorsqu’elle nettoie l’escalier. Au rez-de-chaussée, la gardienne me fait signe d’entrer dans sa loge. Pendant qu’elle fouille dans un casier à la recherche de ma lettre, j’observe le décor autour de moi : le gros buffet avec la coupe de fruits en porcelaine, l’énorme télévision allumée en permanence, l’immense caoutchouc, tellement vieux qu’il a envahi les murs du logement. Cette plante, madame Rodriguez l’adore. C’est un cadeau de son mari. Il était marin et, à force de partir, un jour il n’est pas revenu... Elle me tend une enveloppe. – Alors, t’es pas trop triste pour Jonathan ? Sur le coup, je ne comprends pas. – T’es pas au courant ? Tes parents t’ont pas dit ?! – Non ! Quoi ? Au lieu de répondre, madame Rodriguez me tend une chaise. J’ouvre la lettre : Salut Manu, J’espère que tu vas bien et que tu t’es bien amusé en colo. Moi ça va pas. J’ai appris une très mauvaise nouvelle en rentrant de vacances. Figure-toi qu’on déménage ! Quand tu liras cette lettre, je serai déjà parti. Mon père a su qu’il était muté il y a à peine quinze jours. Tu te rends compte !? Dans deux jours, on doit avoir bouclé toutes les valises et adios ! Mes parents ont l’air content, mais moi je boude pour bien leur montrer que je ne suis pas d’accord. Ils auraient pu me demander mon avis... Et devine où on va ? À Amsterdam, en Hollande ! Tu connais ? On y trouve que des tulipes et des moulins, il paraît. C’est tout. Ça va être mortel !
On habitera à l’hôtel, le temps de trouver un logement. Remarque, l’hôtel, ça me plaît plutôt et j’espère que j’aurai une chambre pour moi tout seul. J’aurais bien aimé te revoir avant de partir. Ah ! si seulement tu étais là... Je ne serais pas obligé d’écrire cette satanée lettre. Je déteste écrire. Il faut vraiment que tu sois un pote... Je te donne l’adresse de notre hôtel. Réponds-moi, surtout laisse pas tomber ton meilleur copain ! Jonathan. PS : Donne-moi des nouvelles de tes fourmis. Jonathan est parti !... Quel choc ! Je dois avoir l’air abattu car la gardienne, qui me surveille du coin de l’œil, me serre doucement l’épaule : – T’en fais pas, mon gaillard, des copains tu t’en feras ! Pour me consoler, elle me pose une boîte de caramels sous le nez. D’habitude, les caramels, je ne me jette pas dessus. Je regarde d’abord s’il n’y a pas autre chose. Mais aujourd’hui, je fais une exception, je suis trop triste... et j’en prends un. – Pourquoi tu jouerais pas avec le gosse Girin ? me demande la gardienne en suçant son caramel. Il est bien comme y faut ! – Le grand maigre à lunettes du troisième ? On peut pas rigoler avec lui, il pense qu’à travailler... J’ai du mal à finir ma phrase. Mon caramel s’est collé du côté des molaires. J’hésite à mettre les doigts dans ma bouche. Normalement, ça ne se fait pas. Mais rien à faire, il s’est coincé pour de bon. Je me lève pour me donner une contenance et farfouille un moment avec mon index. Madame Rodriguez, à qui rien n’échappe, me glisse en réprimant un sourire : – Tu sais, Manuel, le caramel, il faut le laisser fondre, prendre son temps. Comme ça, il se coince jamais dans les dents et il dure plus longtemps. Bon, allez, maintenant file ! J’ai à faire, moi. Lentement, je remonte l’escalier le cœur lourd. Qu’est-ce que je vais m’ennuyer sans Jonathan ! Six étages plus haut, ma mère m’accueille sur le palier les mains sur les hanches. Elle semble en colère et, dans ces cas-là, un coup de torchon est vite arrivé !