Extrait du livre L'Un et l'Autre
« La ruse la mieux ourdie Peut nuire à son inventeur Et souvent la perfidie Retourne sur son auteur » Jean de la Fontaine, La Grenouille et le Rat.
Sans doute, vous qui vous promenez en forêt, pensez-vous que les arbres ne sont que de pauvres êtres silencieux, sans âme, sans caractère, des végétaux plantés là par la Nature et condamnés à pousser en silence... Et bien détrompez vous ! Car l’histoire que je vais vous raconter vous montrera non seulement que les arbres vivent, parlent et rient, mais aussi, qu’ils s’aiment ou qu’ils se haïssent...Et même, qu’ils forment, selon leurs essences, des peuples tantôt amis, tantôt ennemis. Ecoutez-donc mes amis, cette histoire que moi le hibou, je vécus jadis, il y a fort longtemps...
Pour nous autres les hiboux, la vie ne réserve que peu de surprises et je vivais donc avec ma famille, dans une forêt comme toutes les autres. Nous passions le plus clair de notre temps, confortablement installés sur une branche, à observer les autres animaux... Renards, oiseaux, écureuils : tous se livraient à une lutte sans merci, entre proies et prédateurs.
Dans cette forêt, il régnait une paix relative et, le plus souvent, les animaux ne faisaient qu’y passer en flânant. Je dis une paix « relative » car, parmi la nombreuse société de chênes, de marronniers, de hêtres et de châtaigniers de la forêt, habitaient deux arbres voisins de quelques mètres et affligés d’un grand malheur : ils se haïssaient ! Et depuis des siècles que la Nature les faisait se côtoyer, face à face, chacun n’espérait qu’une chose : que l’Homme vienne abattre l’Un ou l’Autre ou que la tempête – ou la foudre – le débarrassent enfin de l'insupportable voisin. Ainsi, devions-nous supporter, jour et nuit, au milieu de l’épaisse forêt, d’incessantes disputes aux motifs les plus futiles... On pouvait alors entendre : — Eh ! s’écriait l’Un. Monsieur ! Vos branches ! — Et quoi, mes branches ? répondait l’Autre avec dédain. — Rangez-les ! Elles me chatouillent le tronc ! L’Un était marronnier, l’Autre châtaignier. Tous deux se haïssaient à un tel point que ni le Temps, ni les vicissitudes des maladies végétales n’avaient pu les réconcilier. Les oiseaux et les écureuils, lassés de leurs bruyantes et intempestives querelles, avaient fini par déserter l’endroit pour trouver, ailleurs, un gîte plus calme.
Leurs disputes mesquines dégénéraient souvent en de pitoyables corps à corps. Les jours de grand vent, on voyait alors les deux ennemis s’empoigner dans des combats ridicules. L’Un et l’Autre emmêlaient leurs branches rigides et leurs feuillages comme le font les rênes en combat singulier. Et nous entendions ainsi, au coeur de la forêt, ces gémissements poussifs : — Hiiiinf ! — Hargnnn ! — Hourshhh !! Livrant de pathétiques efforts, chacun tentait d’articuler son tronc et de faire plier l’autre. Ces empoignades grotesques nous incommodaient fort et nous, leurs voisins de forêt, nous ne nous ménagions pas pour que revienne un semblant de calme. Mais rien n’y faisait ! La dispute reprenait toujours à la faveur de la première brise : — Ah Monsieur ! s’exclamait l’Un. Mais allez-vous donc ranger vos branches ? — Quoi mes branches ? répondait l’Autre. Elles m’appartiennent et je les laisse pousser où elles le veulent... — C’est bien ce que nous allons voir ! Halte-là, broussaille ! — Arbuste ! — Fesse-mathieu ! — Tas de brindilles !
Déjà petits, c’était à qui grandirait le plus vite, et à qui prendrait le plus de lumière à l’Autre. On eût dit que, par facétie, le Dieu de la forêt avait voulu les unir pour toujours et à jamais... Avant même leur naissance,le vent fantaisiste, la pente inéluctable et les animaux agités avaient, en effet, scellé leurs destins en portant leurs graines respectives dans la même clairière. Les arbres les plus vieux racontaient que, déjà petits, c’était à qui grandirait le plus vite, et à qui prendrait le plus de lumière à l’autre. Ainsi s’étaient-ils toujours connus, et ainsi s’étaient-ils toujours détestés... Mais, finalement, personne ne savait très bien pourquoi ces deux rivaux se haïssaient. Et même moi, le hibou, moi qui connaissais chaque arbre de cette forêt, je ne l’ai jamais bien compris... Peut-être parce que l'Un était marronnier et l'Autre châtaignier, deux espèces cousines mais rivales. Il est vrai que tous deux avaient un caractère pour le moins acariâtre, mesquin et vaniteux. Et leurs congénères, soucieux de conserver leur tranquillité, n’étaient d’ailleurs pas fâchés de les savoir un peu à l’écart.