Extrait du livre Un ver sous les étoiles
« On ne va jamais si loin que lorsqu’on ne sait pas où l’on va » Christophe Colomb, navigateur (1451-1506)
Jo est un ver de terre qui creuse, creuse et creuse. Il creuse et creusera toujours, car toujours il a creusé. C’est là toute sa vie et, à part manger et dormir, c’est la seule chose qu’il sache faire et qu’il fasse... Dès qu’il se réveille, il creuse et, tout en mangeant, il creuse... Il creuse des galeries sans fin, il creuse de longs tunnels obscurs dans la glaise, des labyrinthes dans l’argile... Oui, c’est bien là sa vie ! Creuser, sans but ni raison, en obéissant à ce que les hommes appellent « l’instinct »...
Parfois, sur son chemin, Jo rencontre une pierre. Alors il se courbe, il s’échine, plonge en avant et se tortille vers l’arrière. Il se retourne, il cherche un passage, par le haut, par le bas, qu’importe, pourvu qu’il passe ! Cela peut durer des heures et des heures, mais finalement, il contourne l’obstacle et reprend sa route. Car ce ver de terre est inlassable et courageux... Certains de ses congénères l’ont rencontré, mais peu savent vraiment qui il est et d’où il vient. C’est un ver de terre peu bavard et lorsque, parfois, il participe aux grandes assemblées de vers, il écoute un peu les conversations, sans mot dire, puis s’en retourne à ses galeries... Car il faut bien creuser !
Dans les assemblées de vers, on se croise, on discute un moment, on parle de tout comme de rien : — Moi, je viens d’un endroit où la terre est molle et humide, dit un vieux ver durant l’une de ces assemblées. On s’y enfonce comme un rien, mais il y fait froid. — Moi, dit un autre, je viens de traverser une région de pierres et de déserts. J’y ai croisé des scorpions et beaucoup d’autres monstres. C’était terrible ! Mais on en revient toujours, inéluctablement, à la légende du « Grand blanc ». Pour les vers, le Grand blanc serait un monde immense, un Au-delà que seuls certains d’entre eux auraient exploré. De tout temps, chez les vers, on s’est interrogé – et on s’interroge encore – sur le Grand Blanc. Et ainsi peut-on entendre :
— Oui, cela existe, et quelques-uns d’entre nous y sont allés, dit un vieux ver. Mais ils n’en sont pas revenus. — C’est ce que disent les vieux comme toi, répond un autre. Mais peut-être n’avaient-ils pas envie de revenir ? — Il paraît que c’est un grand vide, soupire un autre, l’air songeur... C’est une sorte d’infini ! — Oui, un vide où l’on ne peut même plus creuser... — Même plus creuser ? s’écrie un jeune, effrayé. — C’est pourtant vrai, dit le vieux. Il n’y a plus de terre à creuser, plus rien ! Et il y fait si chaud ou si froid, qu’aucun de nous ne pourrait y survivre... — Et puis, reprit le ver, pensif, il y a ce blanc qui nous aveugle et qui nous brûle... Non, aucun de nous ne pourrait y vivre... Ainsi vont les conversations entre vers de terre, tournant, toujours et encore autour de la légende du « Grand blanc »... Depuis que les vers de terre creusent, ils en parlent et tant qu’ils creuseront, ils en parleront encore... — Moi, dit fièrement un gros ver, j’ai croisé quelqu’un qui partait l’explorer ! — Et alors ? Qu’est-il devenu ? — Je ne sais pas. Il est parti et je ne l’ai jamais revu...
De toute façon, chez les vers de terre, il est rare de se rencontrer deux fois. On mène une vie solitaire. On creuse, on creuse et parfois, on croise un congénère. On discute un peu, on visite la galerie de l’autre et si l’on chemine dans la même région, on se retrouve lors d’une de ces éphémères assemblées, avant de repartir vers d’autres contrées... — De toute façon, le Grand blanc, personne ne sait où ça se trouve ! On n’y arrive que par accident... — Non. Le Grand blanc est destiné aux Méritants et aux justes. Ceux qui y parviennent l’ont voulu, et ils sont guidés par la foi digne des Grands ! — Mais ceux qui trouvent le Grand blanc trouvent l’Enfer ! — Qu’en sais-tu ? Je crois plutôt que c’est le Paradis... Ainsi se poursuivent, de longues heures durant, au fond du fond de galeries inconnues des hommes, des discussions interminables où l’on s’imagine un pays invraisemblable, terrifiant et magnifique. Et puis, on se quitte, le plus souvent pour ne jamais se revoir.
Mais ceux qui trouvent le Grand blanc trouvent l’Enfer ! Qu’en sais-tu ? Je crois plutôt que c’est le Paradis.