Extrait du livre La Ronde des Heures
La ronde des heures, écrit par Isabelle Minière, aux éditions du Jasmin
La ronde des heures
Personne à la maison Je suis rentré de l’école, il n’y avait personne à la maison.Personne? Je ne pouvais pas le croire, c’était sûrement maman qui me faisait une farce... À la sortie de l’école, c’est Marion qui vient me chercher, en même temps que ses enfants; comme elle n’habite pas loin, ça ne la dérange pas et ça arrange maman. En chemin on discute, on se chamaille, parfois on rigole bien. En plus Marion est gentille avec moi, même si je ne suis pas son enfant. Elle m’a laissé devant la grille du jardin, comme d’habitude; j’ai fait au revoir avec la main, «Au revoir! À demain!», comme d’habitude.
J’ai refermé la grille et couru vers la maison, comme d’habitude. Et là... Pas de maman. Pas du tout comme d’habitude. Maman ne m’attendait pas à la porte. Bizarre. D’abord, j’ai pensé qu’elle jouait à cache-cache. Je n’ai pas trouvé ça très rigolo; elle aurait dû penser que je pouvais m’inquiéter. J’étais un peu fâché. Puis j’ai compris que non, maman n’aurait jamais fait ça, elle aurait attendu que je sois rentré avant d’aller se cacher. Elle était peut-être un peu malade, trop fatiguée pour se lever? Ou bien elle était au téléphone, à discuter avec quelqu’un, et elle n’avait pas vu l’heure tourner; maman dit ça, que l’heure tourne, alors j’imagine une espèce de ronde, avec les heures qui tournent, les heures du matin, les heures de l’après-midi, les heures de la nuit... La ronde des heures. Quand maman téléphone, elle oublie la ronde. Ça m’a rassuré: en me voyant, elle se souviendrait de la ronde, et elle raccrocherait vite. J’ai poussé la première porte, celle de la véranda devant la maison. Puis la deuxième, avec une petite inquiétude: et si jamais la porte ne s’ouvrait pas? Elle était un peu dure à ouvrir, celle-là, il a fallu pousser fort, mais elle s’est ouverte. Ouf! J’étais très soulagé, qu’est-ce j’aurais fait tout seul dehors, si la porte était restée fermée? Donc je suis rentré dans la maison, tout content, comme si j’avais échappé à un grave danger. Vite, me précipiter dans les bras de maman... mais ne pas lui dire que j’avais eu peur, je déteste quand elle me dit «Dis donc, t’es pas encore un peu bébé, toi?» Je ne suis pas un bébé; ça arrive aussi aux grands d’avoir peur. Quand je serai grand, j’aurai encore peur de temps en temps, mais ce sera des petites peurs, alors ça ira. Maman n’était pas dans le salon. Je l’avais imaginée sur le canapé, le téléphone à la main, ou bien avec un livre...Quand elle lit, maman oublie facilement la ronde des heures: soudain elle repose le livre, regarde sa montre, puis elle dit «Mon Dieu! il est déjà cette heure-là! Tu n’as même pas eu de goûter! Pour un peu maman t’aurait laissé mourir de faim!» Après ça, elle me prend dans ses bras et elle m’embrasse
fort. «Tu me pardonnes, mon petit bonhomme? Tu pardonnes à maman?» Je pardonne toujours, je sais que maman ne me laissera jamais mourir de faim. Quand maman lit, allongée sur le canapé ou dans son lit, elle a l’air tellement heureuse que je ne veux pas la déranger. Personne dans le salon... J’ai appelé: —Maman? Rien. Pas de réponse. J ’ai appelé plus fort: —MAMAN!!! Silence. Je me suis précipité dans la cuisine, dans la salle de bains... Personne. Je me suis dit qu’elle dormait peut-être dans sa chambre, tellement elle était fatiguée. Parfois elle me dit qu’elle est «épuisée comme un chien qui revient de la chasse». Je n’ai jamais vu de chien revenir de la chasse, mais j’imagine... Non, personne, personne dans sa chambre; à part une poupée qu’elle a gardée, du temps où elle était toute petite. Du temps où elle accompagnait son père à la chasse, avec leur chien, très gentil et très chasseur, et qui s’appelait Loup, parce que c’était un chien-loup, paraît-il (maman n’est pas sûre de ça, elle dit qu’il ressemblait plus à un chien qu’à un loup, mais que son père était très fier de dire que c’était un chien-loup). J’ai vu des photos de Loup, et ça m’a fait un peu peur. Je n’aurais pas aimé vivre dans la même maison que lui, j’ai trouvé que maman avait été très courageuse de vivre avec lui. Vivre avec Loup... ça me faisait frissonner le soir dans mon lit, quand je pensais à ça. Alors je pensais aussitôt à maman, et je me sentais protégé de tous les loups de la terre. J’ai appelé encore: —Maman? Maman? Maman? Je suis allé dans ma chambre, elle s’était peut-être reposée sur mon lit, après avoir rangé le linge dans l’armoire, et elle s’était assoupie...? Non, non, non, personne. Personne, personne, personne dans la maison. Dans le cagibi? Le placard où on met tout le bazar? Ben non, pourquoi maman serait allée se reposer dans le cagibi alors qu’elle a un lit? Je suis quand même allé vérifier... La planche à repasser, l’aspirateur, des cartons, des habits, des parapluies... et pas de maman. —Ma-man...???
J’ai dit ça d’une toute petite voix, pourtant, c’est un mot que je connais bien, que je connais par cœur, que je connais depuis le début. Il devenait difficile à dire tout à coup. Où était ma maman? J’ai eu une idée, et ça m’a soulagé: elle avait été obligée de sortir, peut-être pour rendre service à quelqu’un, pour quelque chose d’urgent en tout cas, et elle m’avait laissé un signe quelque part. Un mot pour m’avertir. Un mot pour me dire qu’elle allait revenir. Je ne savais pas encore très bien lire, mais je lisais très bien les mots «Maman» et «Rémi». Je les écrivais partout, Maman-Rémi. J’aimais bien mettre un joli trait entre les deux, avec un crayon de couleur; un trait bleu, un trait orange, ou un trait rose. Les autres mots, je ne comprenais pas toujours ce que ça voulait dire, sauf quand maman me les expliquait. J’étais très content d’avoir un «M» dans mon prénom, un «M» comme dans maman, ça me faisait plaisir. Ça me rappelait maman, quand elle disait «Maman l’aime, son petit Rémi», j’entendais le «M», de «je l’aime» et il me semblait qu’elle disait une lettre de mon prénom. Maman l’M, son petit Rémi. Quand maman me parlait, elle ne disait jamais «je»; elle disait «maman» à la place. Maman est fatiguée, maman t’a préparé un bon repas, tu veux que maman te lise une histoire? Quand elle parlait à d’autres gens, elle disait «je», et ça me plaisait bien de l’entendre dire ça, ça ressemblait à un jeu, comme si elle jouait à dire «je». Parfois c’était le contraire, j’avais l’impression que c’était en disant «maman» qu’elle jouait à quelque chose. J’avais essayé de lui demander, mais c’était trop compliqué à expliquer, j’avais bafouillé comme un bébé, j’avais eu honte et je m’étais tu, découragé. Ne pas savoir dire les choses que je veux dire, ça me décourage toujours. Dans ces cas-là, je me dis que si j’étais muet, j’aurais une bonne excuse, personne ne m’en voudrait, on me trouverait même courageux d’essayer de parler. Donc je m’étais tu, honteux, et regrettant de n’être pas muet. Elle m’avait dit «Maman ne comprend pas ce que tu dis, Rémi chéri, tu trouves que maman ne joue pas assez avec toi?» J’avais peur de lui faire de la peine, alors j’avais répondu non: «Non, maman joue souvent avec moi.»
Toujours est-il: j’étais rentré de l’école et maman avait disparu. Le mot m’a fait peur, quand je l’ai pensé. Disparu? Comme dans les histoires où les gens disparaissent, kidnappés par des gangsters, ou mangés par des ogres, des monstres? Je me suis secoué, j’ai dit tout haut «Rémi n’a pas peur...» Ma voix était bizarre, ça ne m’a pas plu de m’entendre dire ça, alors je me suis repris, j’ai dit «Je n’ai pas peur! Les monstres n’existent pas! Les ogres, c’est que dans les livres! Je vais attendre ma maman.» Maman aurait été fière de moi, je crois – au cas où elle m’écouterait, cachée dans une super cachette que je n’aurais pas su trouver. Du coup, j’ai repris ma recherche: derrière les portes, derrière les rideaux? Dans le petit espace le long du frigo? Sous les lits? Dans la véranda, masquée par le ficus géant qui ressemble presque à un arbre? —Maman? Maman? MAMAN! Silence.Silence bizarre, silence avec des petits bruits...Le ronronnement du frigo, le cliquetis du radiateur, le tic-tac de la pendule. Comme si la maison parlait, voulait me rassurer, mais non, Rémi-chéri, tu n’es pas tout seul. Pas tout seul à la maison. J’étais sûr que ce n’était pas un jeu. Alors c’était quoi? Pourquoi t’es pas là, maman? T’es où, maman? Ça faisait du boucan dans ma tête, plein de mots qui se bousculaient. Je ne voulais pas les entendre, ces mots-là, ça faisait trop peur. J’ai passé de l’eau sur mon visage, comme fait maman quand elle est fatiguée. Elle dit que «ça lui remet les idées en place». L’eau était froide, ça m’a remis les idées en place: il fallait que je réfléchisse pour savoir quoi faire. D’abord trouver le message que maman m’avait laissé; sûrement un papier où elle avait écrit «maman» et «Rémi». Un petit mot pour me dire de goûter, de lire, d’être tranquille, de regarder une bande dessinée et de l’attendre. Un mot pour dire «T’inquiète pas, mon petit bonhomme». Elle aimait bien m’appeler comme ça, petit bonhomme, ou encore Rémi chéri.J’ai bien regardé sur la table. Il y avait une tasse vide, un journal, un paquet de gâteaux. Donc elle avait pensé à mon goûter !
Il y avait aussi une enveloppe, avec un papier dedans. Je n’ai pas osé l’ouvrir, maman n’aime pas que je fouille dans ses affaires, surtout sans demander l’autorisation. La lettre n’était pas pour moi, ce n’était pas mon nom sur l’enveloppe, c’était le sien, j’ai reconnu son prénom, écrit en gros, Marie. Un M, un I, un E, comme dans Rémi. Maman et moi, on a presque les mêmes lettres; Marie – Rémi, ça va bien ensemble.Si j’avais été plus grand, maman m’aurait laissé une lettre, avec mon nom écrit en grand, «POUR RÉMI», elle m’aurait expliqué pourquoi elle n’était pas là, j’aurais bien compris et je ne me serais pas fait de souci. Je savais que maman voulait que je lise, et que je lise bien, en comprenant ce que je lisais. C’était très important pour elle, cette histoire de lecture, et je m’appliquais du mieux que je pouvais; on y passait du temps tous les jours. Après le goûter, avant le bain, après le bain, avant le repas, après le repas... Je faisais des efforts, même quand mes yeux étaient très fatigués. Parfois je finissais par tout confondre et maman disait: «Tu es fatigué, Rémi chéri, maman va te coucher, et pendant que tu dormiras, tout se rangera bien dans ta tête, ton cerveau va travailler pendant que tu dors.» Elle disait cela tellement doucement, tellement gentiment, et avec une si belle voix que ça ressemblait à une berceuse. Une berceuse porte-bonheur: j’étais protégé, à jamais. Maman et les mots veillaient sur moi. J’imaginais mon cerveau, posé sur la table de nuit, et qui travaillait dur, enregistrait mes lectures pendant je dormais, gravait dans ma tête tous les mots que j’avais lus à l’école, relus avec maman, et même tous les mots que j’avais vus ici ou là, sans faire attention, et les mots que je n’avais pas encore vus et qui existaient quand même. Je souhaitais bon courage à mon cerveau, et je m’endormais tranquille. Je croyais maman: pendant mon sommeil, je continuais à apprendre à lire – mais de façon bien plus reposante qu’avec le livre de lecture. Je rêvais de me réveiller un matin en sachant parfaitement lire, même les mots inconnus, les mots bizarres: mon cerveau aurait fait tout le boulot dans la nuit, et moi je serais tranquille; et maman serait fière de son Rémi chéri. Pauvre maman, elle n’avait pas pu m’écrire de lettre avant de partir, mon cerveau n’avait pas
encore assez travaillé pour lire ce qu’elle avait à me dire. C’était peut-être quelque chose de compliqué à lire. J’ai cherché autre chose, dans toutes les pièces, j’ai cherché un signe que maman m’aurait laissé. Le seul signe, c’était le paquet de gâteaux: ça voulait dire: Goûte, mon petit bonhomme, maman va revenir, ne t’inquiète pas. J’ai obéi au signe. J’ai goûté. Je n’aimais pas goûter sans maman. J’ai imaginé qu’elle était là: elle m’aurait dit: trois gâteaux, Rémi chéri, sinon tu n’auras plus faim pour dîner. J’ai pris trois gâteaux et j’ai refermé le paquet. Maman serait sûrement rentrée pour dîner. C’est quelle heure, le dîner? Je me suis demandé ça, puis je me suis rappelé: c’est après les infos à la radio. Maman écoute les informations pendant que je prends mon bain. Quand je sors de l’eau, le repas est prêt. Elle dit «Qui est tout propre? C’est mon petit Rémi chéri!» Quand même, il faut relire la lecture avant de manger, et après manger.Parfois elle s’énerve: «Tu ne lis pas, Rémi, tu récites par cœur!» Alors je pleure, parce que ce n’est pas juste, j’ai beaucoup lu, mes yeux son fatigués, j’en ai marre de lire, j’ai faim, j’ai sommeil, je suis triste.Quand je pleure, maman dit «Désolée, mon petit bonhomme, maman s’est énervée, maman est fatiguée aussi, on est tous les deux fatigués.» Elle me fait un baiser sur le front et on mange.J’aimais bien manger, je trouvais ça plus amusant que de lire, mais je ne l’ai jamais dit à maman. Je mangeais lentement pour que ça dure longtemps.Après le goûter, lecture. J’ai continué à faire comme si maman était là. J’imaginais comme elle serait contente, en rentrant, elle me demanderait «Tu as fait ta lecture, Rémi?», et je dirais oui. Elle me féliciterait et m’expliquerait pourquoi elle n’avait pas pu être là à mon retour de l’école.Donc j’ai lu. Lu et relu, encore et encore. Je connaissais la page par cœur, je ne savais plus si je lisais ou si je me souvenais de ce que j’avais déjà lu... Mes yeux étaient fatigués, je ne voyais plus très clair. Soudain j’ai relevé la tête et je me suis aperçu qu’il faisait sombre. D’habitude c’est maman qui allume la lumière, elle dit «Mais il fait sombre!» et elle appuie sur le bouton. J’ai fait la même chose, j’ai dit «Mais il fait sombre!» et j’ai appuyé. J’ai eu l’impression
de remplacer maman, mais le bouton a bien fonctionné quand même.C’était sûrement l’heure du bain? J’ai pensé à la radio, je savais comment l’allumer, bouton du haut à droite. Je l’avais déjà fait pour rendre service à maman, parce qu’elle n’avait pas les mains libres et voulait quand même écouter les infos. «Allume-moi la radio, Rémi chéri!» J’ai allumé la radio, ça donnait l’impression que maman était là, et qu’elle était contente parce que je lui rendais service. Parfois, elle dit «Merci, Rémi chéri, c’est gentil!» J’ai reconnu la voix à la radio, je ne savais pas qui c’était, mais ça m’a rassuré: c’était sûrement l’heure du bain. Maman serait aussi très contente que je sois déjà lavé, quand elle rentrerait. Elle me féliciterait pour ça aussi; j’aime bien être félicité, ça me donne l’impression d’être plus grand. Quand je suis félicité, je lis mieux.Je suis allé dans la salle de bains. J’ai regardé les robinets, les couleurs, rouge d’un côté, bleu de l’autre... J’ai fait comme maman, j’ai fermé la baignoire avec l’espèce de bouchon en métal ensuite j’ai ouvert les deux robinets, un petit peu pour le bleu, à fond pour le rouge. J’aime les bains chauds, mais maman trouve que ce n’est pas bien, les bains trop chauds, elle dit que ça ramollit. J’aime bien être ramolli. J’ai beaucoup aimé mon bain très chaud. J’avais rempli la baignoire jusqu’en haut – d’habitude maman ne la remplit presque pas, et j’ai un peu froid dans la baignoire. Dans l’eau j’ai joué avec les petits canards en plastique, comme quand j’étais petit. Le grand canard expliquait aux petits canards: «Vous inquiétez pas, votre maman va bientôt revenir, elle est juste allée faire des courses dans un magasin qui est très loin» Un des petits canards était très froussard, il avait peur: «Si ça se trouve, elle s’est perdue et elle ne retrouve pas son chemin?» Le grand canard se moquait de lui: «Mais pas du tout: votre maman est très débrouillarde, elle retrouve toujours ses petits canards!» Un autre petit canard demandait: «Si ça se trouve, elle a eu un accident et elle est dans un hôpital?» Le grand canard lui répondait aussitôt: «Non, non, on nous aurait prévenus, maman va bien, elle est en chemin.» Et encore d’autres histoires de canards, qui bavardaient entre eux. À la fin, ils étaient tous