Extrait du livre La règle d'or
La règle d'or d'Isabelle Minière et Léa Djeziri aux éditions du Jasmin
La règle d'or
1 Le nouveau Mes copains et moi, on l’a tout de suite remarqué, le jour de la rentrée. Le nouveau. Il s’est avancé dans la cour, il a regardé tout autour, l’air tranquille, comme s’il était en visite dans un musée et qu’il regardait les objets exposés. Les objets, c’était nous, alors ça nous a fait bizarre, à mes copains et moi, on n’avait pas l’habitude d’être exposés. À sa place j’aurais eu un peu peur d’arriver là sans connaître personne, lui non. Il regardait comme jamais je n’avais vu quelqu’un regarder. J’avais l’impression de faire partie d’un tableau, autant que les feuillages des arbres, autant que la maîtresse sous le préau, autant que la grille,
quand il s’est retourné, autant que les nuages dans le ciel, quand il a levé la tête. On savait qu’il y aurait un nouveau, on était très curieux de le voir, mais on s’attendait à un nouveau normal. Un nouveau angoissé, qui attende qu’on vienne vers lui, nous jette des regards craintifs ; ou encore un nouveau très sûr de lui, qui se présente, parle de lui, cherche des amis ; ou encore un mélange de tout ça. Un nouveau normal, quoi. C’est Bastien qui s’est décidé : « On va lui parler ! » On a suivi Bastien, on était intimidés ; comme si les nouveaux, c’était nous. « Salut, moi c’est Bastien, et toi ? — Je m’appelle Camille. — Ben, c’est un prénom de fille, Camille ! » Bastien a éclaté de rire, de façon exagérée, comme pour nous obliger à rire avec lui. Alex a juste souri – une espèce de sourire de politesse, pour que le rire de Bastien ne sonne pas dans le vide – et je me suis senti mal à l’aise. Le nouveau a semblé étonné par le rire de Bastien, il a répondu calmement : « De fille et de garçon, les deux. » J’en ai profité pour étaler ma science : « Oui, comme Claude et Dominique, c’est un prénom mixte. » Bon, ça m’est venu d’un coup, parce que j’ai un oncle qui s’appelle Claude et que sa femme s’appelle Dominique, et parce que l’histoire des prénoms mixtes, c’est un sujet de conversation dans ma famille, surtout qu’ils ont appelé leur fille Camille, justement. Après ça, j’ai fini les présentations : « Lui, c’est Alex, moi c’est Léo. Nous on est nés ici, on se connaît depuis tout petits, et toi, tu viens d’où ? — D’ailleurs, il a dit, je viens d’un autre coin. C’est comment, ici ? Cette école, ça vous plaît ? » La question était bizarre. L’école, c’est pas un hôtel où tu donnes ton avis en remplissant un questionnaire de satisfaction. Sinon, on aurait tous voté contre les punitions, et pour des récréations plus longues. Bastien a pris les choses en main, il l’a renseigné sur l’école, plutôt cool à son avis, mais pas trop cool non plus. J’ai senti comme Bastien était fier cette année d’être enfin parmi « les grands ». Quant à la maîtresse qu’on aurait cette année, elle était nouvelle aussi, alors on ne pouvait pas encore se prononcer : de loin, sous le
préau, elle avait l’air sympa, elle nous avait souri tout à l’heure, mais bon, va savoir ensuite… La maîtresse des grands de l’an dernier était une vraie peau de vache, on l’avait échappé belle. Ça a sonné à ce moment-là, et on s’est mis en rang, deux par deux. On était en nombre impair, chacun s’est mis à côté de quelqu’un qu’il connaissait, Alex s’est tout de suite placé près de moi, et Bastien près de Sophie, sa sœur jumelle. Ils se séparent un peu à la récréation, parce que Sophie préfère rester avec les filles, sinon ils ne se quittent pas. Souvent, quand je les vois ensemble, j’ai envie d’avoir un jumeau, une jumelle à la rigueur, et j’en veux un peu à mes parents ne m’avoir fait naître tout seul. Ce n’est pas de leur faute, mais quand même : je me sens seul quand je vois les jumeaux. Bref, Camille était tout seul en bout de rangée. Ça n’a pas eu l’air de l’embêter. Il continuait à regarder autour de lui, les gens, les choses, le ciel... On aurait dit qu’il faisait une expérience et qu’elle était intéressante. Je me suis inquiété pour lui, sans savoir pourquoi. 2 Un enfant pas comme les autres Camille s’est retrouvé au fond de la classe, seul à une table ; là encore, ça semblait lui être indifférent, il s’est installé tranquillement. Aucune marque d’inquiétude sur son visage, j’étais plus inquiet que lui. Ça m’attristait de le voir isolé au bout de la salle, lui non. La maîtresse a voulu que chacun se présente, en disant son prénom. C’était sans doute pour l’aider à se mettre les prénoms dans la tête : nous, on se connaissait tous, et il n’y avait que Camille de nouveau. Presque toute la classe a ricané quand Camille a prononcé son prénom devant tout le monde.
« Je peux savoir pourquoi vous riez ? a demandé la maîtresse. — Parce que c’est un prénom de fille ! a gloussé Sylvain, en se croyant malin, avec son air vantard qui me fait de la peine pour lui, tellement c’est ridicule. — Pas du tout, a dit la maîtresse. Ce n’est pas parce qu’on ignore quelque chose que ça n’existe pas : tu ignorais que Camille était un prénom mixte, qu’on peut donner aussi bien à un garçon qu’à une fille. Tu as pris ton ignorance pour une connaissance. » Et vlan ! mouché, le Sylvain. Ça m’a bien fait plaisir de le voir traité d’ignorant. La maîtresse avait parlé doucement et fermement, les deux ; ça nous a impressionnés, plus personne n’avait envie de rigoler : les moqueurs étant considérés comme des ignorants, ça les a découragés. Pendant tout ce temps, j’ai regardé Camille, sa réaction m’a intrigué : les moqueries ne l’avaient pas blessé et il ne paraissait pas du tout victorieux, fier d’avoir été défendu par la maîtresse. Il observait les choses comme s’il était à peine concerné. Comme s’il se disait : « Ah bon, c’est comme ça que ça se passe… » On aurait dit un voyageur dans un pays étranger, qui s’adapte aux traditions du pays, ou un journaliste qui se renseigne sur les coutumes locales. « Il est rudement zen ! » m’a chuchoté Alex à l’oreille. La maîtresse s’est présentée à son tour : « Je m’appelle madame Gentil… » Elle a attendu un peu qu’on réagisse, mais personne n’a rien osé dire, Sylvain a fixé sa trousse toute neuve – sûrement pour s’empêcher de réagir –, Sophie a souri et les autres filles aussi. Madame Gentil a continué à parler et j’ai un peu décroché. Je me faisais du souci pour Camille : dans la cour, il risquait d’être déçu par les coutumes locales et la maîtresse ne serait pas là pour le protéger. Puis madame Gentil nous a demandé de dire chacun à son tour ce qu’on voudrait faire plus tard, et pourquoi. Les premiers interrogés ont répondu
qu’ils ne savaient pas encore, que ça leur viendrait plus tard, à quoi bon s’en occuper maintenant ? Puis : « Je veux être docteur, pour soigner les gens », a dit Sophie. Bastien a répété la même chose, sauf qu’il voulait soigner les enfants seulement. Ça a créé des vocations : plusieurs se sont ensuite déclarés décidés à soigner les animaux. « Je veux être boulanger, a dit Lenny, sans conviction. Parce que mon père est boulanger, alors j’ai déjà la boutique et je connais le métier. » « Je veux être cascadeur, a dit Sylvain, pour faire du cinéma. » Félix a dit qu’il voulait être heureux, quel que soit le métier, qu’il avait le temps d’y penser. Moi j’ai hésité. Pas sur le métier, mais le dire devant toute la classe, ça ne me plaisait pas. Alors j’ai dit cela, exactement : « J’ai mon idée mais je préfère la garder pour moi. » Madame Gentil a très bien compris : « Comme tu voudras, Léo, tu as le droit. » Bref, on s’est retrouvé avec quatre médecins, un pharmacien, cinq vétérinaires, une danseuse, trois chanteurs, deux actrices, un cascadeur, un boulanger, un cuisinier, deux footballeurs professionnels, quelques indécis. Le plus sûr de lui, ce fut Martin : « Je veux être banquier. Pour avoir beaucoup d’argent. — … Oui, et en quoi c’est important pour toi, d’avoir beaucoup d’argent ? Qu’est-ce que tu veux faire de cet argent-là ? — D’abord je m’achète une belle maison, avec la piscine, le parc, tout ce qu’il faut. Puis un chalet à la montagne, une maison au bord de la mer. Je m’offre des beaux voyages, des belles voitures, des beaux habits, des bons restaurants, je me prive de rien. J’offre des bijoux à ma femme, des vêtements, tout ce qu’elle veut. Et puis surtout… — Surtout quoi ? a demandé madame Gentil. — J’achète une maison à mes parents, et je leur donne de l’argent pour qu’ils n’aient plus besoin de travailler. »
Bon, quand on sait où habite Martin, dans une espèce de caravane, à la sortie de la ville, quand on sait que son père est éboueur et sa mère femme de ménage à l’usine, on comprend ses rêves de richesse. La maîtresse ne dit rien, elle hoche la tête, regarde Martin, ses habits démodés, son visage pâle… Je n’y avais jamais pensé avant, mais de tout mon cœur j’espère que Martin deviendra banquier. Surtout qu’il est fort en calcul, alors pourquoi pas ? Je l’ai imaginé offrir une vraie maison à ses parents, et ça m’a fait plaisir d’avance. Soudain : « Et toi, Camille ? Tu ne nous as rien dit. Qu’est-ce que tu veux faire ? — Je veux faire le bien, c’est tout. » Silence. Il dit ça très tranquillement, pas du tout comme une blague – même si Sylvain rigole sous cape. « Oui… bien sûr, répond la maîtresse. Mais ce n’est pas un métier. — Ce n’est pas un métier, mais c’est ce que je veux faire dans la vie. — Bien… C’est quoi, faire le bien, pour toi ? — C’est éviter de faire du mal, d’abord. Ensuite, c’est faire du bien autour de soi, du mieux qu’on peut… Voilà. » Je n’avais jamais entendu un tel silence en classe, parole. On se regarde, on baisse la tête, on ne sait pas quoi penser ; Bastien fait son petit sourire ironique que je connais bien, mais il ne dit rien, il ne chuchote rien à l’oreille de Sophie. La maîtresse est songeuse, elle retourne vers son bureau, écrit la date au tableau. On entend le son de la craie. Je n’ai pas vu le temps passer, je me suis répété les paroles de Camille, comme une récitation dont je devrais toujours me souvenir. Il y avait quelque chose que je ne comprenais pas, mais je ne savais pas quoi. La sonnerie m’a réveillé, pourtant je ne dormais pas… J’ai sursauté. Et retrouvé la réalité : c’était la récré. J’ai regardé vers le fond de la classe, et je suis sorti.
Camille n’était pas un enfant comme les autres. J’avais envie d’être son ami et j’avais peur de le décevoir. 3 L’arbre Dans la cour, les groupes se forment aussitôt. Les mêmes que l’an dernier, les groupes de filles, les groupes de garçon. Pourquoi on ne se mélange pas ? De temps en temps Sophie reste un peu avec nous à la récré, ou bien c’est Bastien qui traîne un peu avec les copines de Sophie, mais ça ne dure pas longtemps, chacun rejoint son camp. Comme si on était si différents… Chez les adultes, c’est la même chose, j’ai remarqué. Quand mes parents invitent des gens à la maison, les femmes se regroupent ensemble, et les hommes, pareil, on se croirait à la récré. C’est pour ça, je crois bien, qu’à table ils font attention à mettre un homme entre deux femmes, ou une femme entre deux hommes, pour mélanger un
peu, sinon on se retrouverait avec un côté femmes et un côté hommes. Moi, j’aime bien aller du côté des filles, à la récré, j’y arrive parfois grâce aux jumeaux : il me suffit de suivre Bastien et Sophie en sortant de classe, et hop, me voilà du côté filles. Mais Bastien veut vite retrouver le côté garçon, et tout seul je n’ose pas rester. Pourtant j’aime bien Sophie… mais ça fait des histoires, j’entends des ricanements, des chuchotements, je ne me sens pas très à l’aise et tout compte fait je suis soulagé quand je retrouve le camp des garçons. Dans mon idée, le mieux ce serait qu’il n’y ait pas de camp, mais quand je dis ça on me dit que c’est parce que je suis amoureux de Sophie, alors je ne dis plus rien. Je ne suis pas amoureux de Sophie, d’abord, c’est juste que je l’aime bien, et aussi sa copine Agathe. Elle est belle, Agathe, elle a un sourire comme un rayon de soleil en hiver, dès qu’elle me regarde j’ai l’impression d’être plus vivant que d’habitude. C’est bizarre comme impression, j’y pense souvent, je n’avais jamais vécu ça avant. Je ne sais pas si Agathe pense à moi parfois. Je n’ose pas demander à Sophie ce qu’Agathe dit à mon sujet ; comme elles sont très amies, toutes les deux, toujours ensemble à la récré, elle devrait savoir... Mais bon, ce matin-là, le jour de la rentrée, je regarde à peine Agathe s’en aller du côté filles ; enfin si, je la regarde, c’est plus fort que moi, mais pas trop longtemps, je rejoins le côté garçon assez vite. Camille... Il est là, près d’un arbre, il promène ses yeux autour de lui, seul. Bastien et Alex ont filé dans notre coin de la cour, comme l’an dernier, comme l’année d’avant, comme si on avait réservé et qu’on avait nos places. Moi aussi, j’ai ma place dans ce coin, je sais, mais j’ai pas très envie, je les entends qui rigolent en regardant le nouveau, seul près de l’arbre. Bastien imite Camille « Je veux faire le bien autour de moi ! je veux faire du bien à l’arbre dans la cour ! » Là, ça m’énerve. La coupe est pleine, comme dirait mon père. Il dit ça quand il ne peut plus supporter quelque chose… ou quelqu’un (parfois le quelqu’un c’est moi, alors je reste tranquille dans ma chambre en attendant que la coupe se vide). Sylvain ricane à son tour, « Je suis Superman, je vais faire le bien sur la terre ! » Ma coupe est prête à déborder, je m’éloigne.