Extrait du livre Les artichauts
Les Artichauts Momo Géraud, Didier Jean & Zad
Ses pas ont cogné les marches, la clé a longtemps cherché la serrure et la porte a claqué. Il est entré. Il a posé sa besace sur le portemanteau. Sur la besace, sa veste de travail. Il a hésité. Il s'est assis. Sans nous parler, sans nous regarder. Les yeux noyés, comme s'il ne nous voyait pas.
J'ai rangé mon cahier en silence, j'ai fermé le livre. Depuis toujours, je fais mes devoirs dans la cuisine. J'aime bien. Très souvent, ma mère m'aide pour le calcul. En orthographe, je suis très forte, je lis bien et j'écris bien. Mais les opérations... j'ai toujours du mal à les comprendre, la division surtout.
Il a rapproché sa chaise de la table. Il a posé son poing, lourdement. C'est l'heure. Il ne veut pas attendre. - Jeanne, mets le couvert, dit Maman, dépêche-toi ! Elle a les joues rouges, elle parle vite, fort, très fort, bien plus fort que quand elle se penche sur mon épaule pour m'expliquer l'arithmétique. J'ai disposé les assiettes, sans faire de bruit. L'assiette rouge et bleu pour lui. Toujours la même. Et la même cuillère, la même fourchette, le même verre. Ce sont les siens, il a ses habitudes, il n'aime pas changer.
Ce soir, nous mangeons des artichauts. Je suis inquiète, il n'aime pas beaucoup les artichauts. Quand j'ai su que Maman en préparait, j'ai pensé que ça allait faire des histoires. Mais je n'ai rien dit. Je me suis assise à ma place sagement, à gauche de ma mère, comme d'habitude. Et j'ai attendu. Peut-être que ce soir, il ne se passera rien.
Je regarde la vinaigrette s'étaler lentement dans mon assiette, au milieu d'abord, un peu à gauche, un peu à droite. Les feuilles d'artichaut me brûlent les doigts, d'abord les plus grosses et puis les petites qui se rapprochent du coeur. C'est lui que je préfère. J'enlève délicatement la petite barbe qui s'accroche. Je le partage en deux, en quatre. Quatre bouts de coeur. Un pour Maman, un pour Mamie, un pour mon frère, un pour ma soeur. Et puis je coupe en huit. Huit petits morceaux. Huit... Comme avec mes cousins quand c'est l'été et qu'on est réunis.