Extrait du livre Magnus, une histoire pour tuer le temps
Magnus, une histoire pour tuer le temps de Laurent Peyronnet aux éditions Dadoclem
La cloche sonna treize heures à l’église du village de Odda en Norvège, au cœur des montagnes du Jotunheimen. Il pleuvait, le ciel était noir. Dans le gymnase, c’était l’effervescence. Le tournoi de foot allait commencer mais Magnus, lui, n’y participerait pas. Il avait ce jour-là un mot écrit par son père insistant pour qu’il rentre à l’auberge sitôt les cours finis. On attendait un groupe de noceurs qui revenaient de la foire de Lom. Ils avaient réservé toutes les tables et deux bras supplémentaires ne seraient pas de trop pour aider. « Vu ce qui se prépare dehors, dit le professeur de gym, je t’aurais bien ramené chez toi, mais je ne peux pas laisser les autres élèves
sans surveillance. Ne traîne pas. Avec un peu de chance tu arriveras avant le gros de la tempête. » Magnus était de très mauvaise humeur. Non seulement cette foire le privait d’un super après midi mais en plus il se retrouvait obligé d’affronter la tempête sans que personne puisse le déposer en voiture. Il referma la grille et partit, le col de son blouson relevé sur son cou. Comme on dit en Norvège : Ici il n’y a pas de mauvais temps… il n’y a que de mauvais vêtements ! Il ne voyait pas à dix mètres devant lui tant le ciel était bas et tant il pleuvait fort. À l’entrée de la forêt, il était déjà trempé. Comme si cela ne suffisait pas, le vent se mit à souffler, un vent glacé qui le frappait en plein visage, l’obligeant à fermer les yeux à moitié. Il en avait le tournis et ses oreilles bourdonnaient douloureusement. C’était complètement fou de sortir par un temps pareil ! Mais son père comptait sur lui. Pour aller de Odda, où se trouvait le gymnase, à l’auberge d’Elveseter, où habitait Magnus, il faut suivre sur quelques kilomètres une petite route qui serpente entre les montagnes. En été, beaucoup de touristes aiment l’emprunter car elle est magnifique. Mais l’hiver, seuls quelques rares voyageurs s’y risquent et l’unique bus encore actif est celui du ramassage scolaire. D’ordinaire Magnus aimait bien cette route. Il s’y promenait souvent. Mais, par ce temps, la seule chose qui comptait, c’était de rejoindre au plus vite la maison ! Après avoir lutté un long moment contre les éléments déchaînés, il s’arrêta, essoufflé, et se blottit derrière un gros rocher qu’il connaissait. À ce point, il savait avoir accompli un tiers de son trajet. C’était trop peu pour relâcher son effort mais suffisamment pour ne plus penser revenir en arrière. Il repartit. La route lui semblait interminable. Il avait l’impression de marcher depuis des heures et il allait s’arrêter à nouveau lorsqu’enfin à travers la pluie, il distingua ce qui lui sembla être la lumière de l’auberge. Rassemblant son courage, il se mit
à courir mais lorsqu’il comprit son erreur ses forces l’abandonnèrent. Sur la route de Odda à Elveseter, environ à mi-chemin, bifurque vers la plaine un petit sentier. Au bout de ce sentier se trouve une maison. Adossée à un arbre centenaire, et bien que bâtie en pierres, elle donne l’impression, tant elle est misérable, de devoir s’effondrer au moindre coup de vent. Tout le monde dans la région connaît cette maison : le vieillard qui l’occupe est une source inépuisable d’histoires, toutes plus effrayantes les unes que les autres. Ce que Magnus avait pris pour l’enseigne de l’auberge de son père n’était en fait que la fenêtre éclairée de cette maison. Ainsi, au prix de toute son énergie, il n’avait effectué que la moitié du chemin ! Il en restait autant à parcourir et la tempête ne cessait d’empirer. Le vieil homme était sorti sur le pas de sa porte et faisait signe à Magnus. Mais les parents avaient interdit qu’on s’approche de chez lui. C’était un personnage bizarre, une sorte de vieux fou ; tout le monde s’en méfiait, même si parfois on en riait. « Qui est ce vieil homme ? avait un jour demandé un voyageur, de passage à l’auberge d’Elveseter. – Personne ne le sait vraiment, avait répondu le père de Magnus, et depuis le temps, on ne se pose plus la question. D’ailleurs, il ne vient jamais au village. Il reste là-bas, chez lui, dans sa bicoque ou alentours. Il lui arrive de ne pas sortir pendant plusieurs jours. – A-t-il de la famille ? Depuis combien de temps vit-il parmi vous ? avait insisté le voyageur, intrigué. – Je ne sais pas trop, avait alors poursuivi le père de Magnus. On ne lui connaît pas de parents. Mais il était déjà là quand je suis né et mon père l’a toujours connu. On raconte des choses sur son compte. – Ah oui ! Quel genre de choses ? – Eh bien, les plus anciens ne se souviennent pas de l’avoir connu jeune et pourtant, comme
je vous l’ai dit, il était déjà là du temps de mon père. Les superstitions ont la vie dure dans nos montagnes : les trolls, les sortilèges, la sorcellerie… n’empêche, c’est ainsi : le vieux est vieux depuis toujours. » Magnus ne savait que faire. Il s’attendait à trouver chez le bonhomme des poules pendues au plafond, des grenouilles déformées, conservées dans des bocaux. Sous le plancher il y avait certainement des cadavres sans sépulture hurlant chaque nuit pour qu’on les mette en tombe. Le vieillard lui-même cachait immanquablement des instruments de torture dans sa cuisine. Dès que Magnus aurait franchi le seuil, sa face livide se fondrait en un rictus sadique découvrant des dents pourries et il se jetterai sur lui comme une araignée qui vient de prendre un insecte dans sa toile. Magnus luttait. Il fallait qu’il prenne une décision mais il n’y arrivait pas : « Sauve-toi ! » lui criait une voix intérieure, tandis qu’une autre voix tout au fond de lui disait : « La tempête est trop forte, trop froide, tu ne peux pas l’affronter. » Il restait là, planté sur le chemin. Une main lui agrippa le bras. « Qu’est-ce qui t’arrive petit ? Viens vite te réchauffer ! Ce n’est pas humain ce temps, et je ne suis plus tout jeune. » La voix du vieil homme était douce mais ferme. Magnus fit un pas en avant. À moitié gelé, claquant des dents, il se laissa guider vers la maison sans plus réfléchir. À l’intérieur brûlait un bon feu dans la cheminée. « Enlève ton manteau et assieds-toi là » dit le vieillard, désignant un fauteuil près de la flambée. Son visage faisait penser à celui d’un vieux sage, un peu triste peut-être, mais pas du tout effrayant. Pourtant lorsqu’il disparut dans la cuisine, Magnus, qui commençait tout juste à se réchauffer, se raidit. Qu’est-ce qu’il va faire là-bas, qu’est-ce qu’il va faire ? Et dans son esprit, le vieux sage se transforma d’un coup en vieux sorcier. Mais bientôt celui-ci reparut avec un bol de chocolat fumant et Magnus se détendit.
« Bois, tu en as besoin. » Le vieil homme s’installa dans le second fauteuil et ne dit plus rien. Il laissait à Magnus le temps de reprendre ses esprits et l’observait avec gentillesse. Magnus, lui, ne perdait rien de l’étrange décor. Il allait déjà beaucoup mieux. « Je n’arrive pas à y croire, pensait-il, je suis tranquillement installé dans la maison du vieux. Quand je raconterai ça aux copains ! » La pièce dans laquelle il se trouvait contrastait singulièrement avec l’aspect délabré de l’extérieur de la maison. Vue du dehors, c’était une ruine, mais dedans, pas un courant d’air, pas une fissure, pas une toile d’araignée ; le salon semblait celui d’un confortable manoir. Toutes sortes d’objets savants étaient accrochés aux cloisons et posés sur les meubles. L’un des murs était orné d’une très ancienne carte du monde sur les océans de laquelle nageaient des baleines. Le vieil homme rompit le silence : « Ceci s’appelle un sextant, dit-il en réponse au regard que Magnus posait avec curiosité sur l’un des objets de la cheminée, ça servait autrefois à reconnaître sa position en mer. As-tu déjà navigué ? – Pas souvent, répondit Magnus. Pendant les vacances il y a beaucoup de monde à l’auberge et j’aide mon père. Dites, vous avez un téléphone ? Il faudrait que je l’appelle, il doit se demander ce que je fais. – Je n’ai pas de téléphone, répondit le vieil homme. Qui donc m’appellerait ? Mais ne t’inquiète pas, la tempête finira bien par s’arrêter et alors tu rentreras chez toi. Veux-tu que je te raconte une histoire pour tuer le temps ? » La flambée commençait à faire son effet et Magnus était maintenant convaincu qu’il était mieux là que dehors à affronter la tempête. Le vieil homme racontait bien et Magnus sentait peu à peu une douce torpeur le gagner. À mesure que les mots s’écoulaient, ses yeux se fermaient lentement. Il se laissait porter par cette voix qui parlait de choses merveilleuses.
Il était question de navigateurs vêtus de peaux de bêtes, de combats, de serments, de trahison, d’un arbre aux mille ramages, portant l’histoire du monde, de soleils étincelants qui ne se couchent jamais, d’aurores boréales dansant dans une nuit sans fin. Magnus se sentait parfaitement à son aise. « À présent mon jeune ami, dit alors le vieillard, il est temps que tu découvres le reste de ma maison. » Le mur, sur lequel était accrochée la carte du monde, coulissa et Magnus se retrouva de l’autre côté. « Voici ma bibliothèque », dit le vieil homme en désignant d’un geste large les centaines de livres qui s’étageaient du sol au plafond. Magnus n’en croyait pas ses yeux. « Whaa ! Vous avez lu tout ça ? » demanda-t-il, ébahi. Le vieux eut un petit rire. « Si on peut dire… enfin… pas tout à fait. La vérité, c’est que ces livres sont un peu particuliers. On ne les lit pas... Je dirais plutôt qu’on les vit. Il n’y a qu’une lettre de différence mais cela peut être un peu déroutant comme expérience. Essaie, tu vas voir. Choisis n’importe lequel, ouvre-le à la première page et laisse toi porter. » « Nous y voila, pensa Magnus. Le vieux est bel et bien fou ! » Il se dirigea néanmoins poliment vers la bibliothèque et en sortit un beau volume à la couverture bleu nuit. Incrustées dans le cuir de la reliure, des dizaines de petites étoiles dansaient autour d’une lune argentée. Des fils d’or figuraient l’océan et, sur la tranche, était gravée la proue d’un drakkar. « Allez, vas-y, ouvre-le », dit le vieil homme d’une voix encourageante. Pour lui faire plaisir, Magnus tourna la page de garde et découvrit un dessin à la plume représentant un long et souple navire Viking qui voguait au milieu des icebergs sur une mer ensoleillée. Sur le pont, des hommes s’activaient aux manœuvres.
« Eh bien, ça alors, ! s’écria une voix à l’intérieur du livre. En voilà une surprise ! » Magnus fit un bond en arrière et faillit lâcher le livre. Il chercha d’où pouvait bien venir cette voix et soudain, une sorte de minuscule troll aux oreilles pointues surgit sous son nez. « Enfin une tête nouvelle ! », s’exclama l’étrange petit personnage. Il portait un bonnet rouge informe qui lui tombait sur la figure et le tangage du bateau le faisait vaciller d’un pied sur l’autre comme s’il exécutait un pas de danse au ralenti. De la main qui n’était pas occupée à redresser son bonnet, il se cramponnait fermement au bastingage. Ses yeux tournaient dans tous les sens. Les sourcils dressés il reprit : « Le vieux aurait-il quitté la bibliothèque ? Il n’est pas avec vous ? Non, je ne vois rien que vous. Et bien, vous en faites une tête ! Rassurez-vous, c’est normal. Je me nomme Rognetide : le Mangeur de temps. Je suis le guide des secrets, vous vous habituerez vite à moi. Et vous, jeune passeur, quel est votre nom ? » Magnus murmura son nom. « Eh bien Magnus, veuillez me suivre, nous allons faire connaissance. » Magnus sentit alors avec une extrême brutalité quelque chose qui l’aspirait hors de lui-même. Tout se mit à tourner. C’était comme s’il plongeait dans un monstrueux maelström. Pendant quelques instants, il eut l’affreuse sensation qu’un ouragan lui hurlait dans la tête, comme si le vieux l’avait, d’un seul coup, jeté hors de la maison, dans la tempête puis soudain, tout s’arrêta. Dans le silence qui suivit, il se rendit compte qu’il se trouvait sur le pont du drakkar, au milieu de l’océan. Un vent froid gonflait la grand-voile du navire qui filait sur l’écume des vagues. Magnus, égaré, tremblait de tous ses membres. Autour de lui, les marins s’activaient en criant. Les appels fusaient : « À bâbord toute ! » « Vérifiez le tirant d’eau ! » « Tiens bon le gouvernail ! » « Ne faites pas attention à eux, lui dit Rognetide, ils ne peuvent pas vous voir, à moins que vous
ne désiriez leur parler ! Auquel cas il vous suffira de leur adresser la parole pour attirer leur attention ; ils trouveront alors votre présence aussi naturelle que la mienne ou celle de leur chef. À propos, le voici, leur chef : Leif Erikson le Viking, en personne. Il ne le sait pas encore mais d’ici quelques jours, il va faire une grande découverte. Ce moment que vous vivez est historique ! » Magnus avait beaucoup de mal a prendre la mesure de ce qui se passait. La tête lui tournait. Rognetide le tira par la manche. « Nous lui parlerons une autre fois, dit-il. Pour l’instant il faut vous ressaisir. Venez avec moi. » Magnus se laissa guider jusqu’à la proue du drakkar. Le rythme régulier des vagues s’écrasant sur l’étrave l’apaisa un peu. Il regardait les icebergs et l’immense étendue liquide d’un splendide bleu sombre qui s’étendait devant lui. Il se sentait envahi par une foule de sensations nouvelles. Il respira longuement et profondément pour reprendre équilibre en lui même. L’odeur du vent salé, du cuir et du bois emplissait ses narines et son cœur d’une émotion intense, comme une sorte d’exaltation. « Je crois que ça suffira pour l’instant, intervint Rognetide. Il ne faut pas brusquer les choses. » Une petite tape sur son épaule fit se retourner Magnus. Il était revenu dans la bibliothèque. Comment était-ce possible ? Par quelle magie avait-il pu entrer DANS le livre ? Les questions se bousculaient sur ses lèvres mais le vieillard l’attirait déjà vers de nouveaux ouvrages. Complètement dérouté, il demanda au vieil homme s’il ne s’était pas assoupi un instant et n’avait pas rêvé tout cela ? Le vieux lui renvoya sa question : « Penses-tu avoir rêvé ? » Non, Magnus n’avait absolument pas l’impression d’avoir rêvé ! Mais, en même temps, ce qui venait de se passer était tout simplement impossible. Le vieillard qui semblait lire dans ses pensées lui dit alors : « Si tu veux en avoir le cœur net et par la même occasion en savoir un peu plus sur
la découverte de Leif Erikson, je te conseille ce livre-ci. » Il tendit son index en direction d’un volume poussiéreux, tout en haut de la bibliothèque. Magnus fit coulisser l’échelle qui permettait d’atteindre les rayons supérieurs et gravit les quelques barreaux qui le séparaient de l’aventure. D’une main hésitante, il saisit le volume et l’ouvrit. Rognetide apparut aussitôt et Magnus fut aspiré pour la seconde fois. Ça n’était pas plus agréable que la première ! Mais il serra les dents et attendit que ça passe. Il retrouva son équilibre à la lisière d’une immense étendue de tourbières. Cette fois ci, il regarda attentivement autour de lui. Il était au milieu d’un grand campement Viking. Il frappa le sol du pied et se toucha le visage et les bras. Non, c’était certain : il ne rêvait pas. Pas du tout ! Des abris de toiles, comme des tentes rudimentaires, avaient été dressées un peu partout ainsi que des cabanes en rondins. Entre ces cabanes et ces tentes serpentaient des ruelles boueuses. Des enfants couraient après des poules et dérapaient dans la gadoue en riant et en poussant de grands cris auxquels répondaient les jappements des chiens. Il y avait beaucoup de monde. De grands feux brûlaient pour réchauffer l’atmosphère humide qui montait de la terre. Des cochons et des moutons grillaient en tournant sur des broches et l’hydromel coulait à flots des tonneaux. Les gens portaient d’épais vêtements de laine, ainsi que des capes en peaux de bête sous lesquels se devinaient haches et épées. Visiblement, on fêtait quelque chose. Au fond du paysage, une haute falaise de granit barrait la ligne d’horizon. Une estrade avait été montée au pied de cette falaise, qui contrastait par son air solennel avec l’ambiance festive du lieu. « Où sommes-nous ? murmura Magnus. Que font tous ce gens ? Pourquoi y a-t-il autant de monde ? – Pas de panique, jeune passeur, vous ne risquez rien, le rassura Rognetide. Rappelez-vous