Extrait du livre Orphée, divin musicien
Orphée
Divin musicien
Sylvie Gerinte
illustré par Daniele Catalli.
Sur la colline la plus verdoyante des monts du Rhodope, en Thrace, le berger Atys surveille son troupeau de brebis et son regard rêveur s'attarde au bas du pré.
Dans l’air léger de ce début de printemps, il entend quelques notes de musique puis un chant qui s’élance en un tourbillon sonore à l’assaut des montagnes. Au bord de la rivière, en contrebas, un saule balance en cadence ses rameaux ployés. Son tronc se met
à tourner sur lui-même, ses racines se tordent, s’extraient du sol humide, et le voilà qui sautille jusqu’au sommet de la colline.
Atys secoue la tête et sourit ; il connaît cette voix, le poète est son ami. Il suit l’arbre sur le sentier,
un hêtre les rejoint, suivi par un chêne, un pin et un jeune laurier aux baies noirâtres, tandis que
la vigne voisine rassemble ses pampres pour sauter la haie. Tous se retrouvent dans un espace aride entouré de rochers ; tous font cercle autour d’un jeune homme à la longue chevelure brune ; tous écoutent, subjugués, son chant suave comme le miel et les échos de la lyre dont il pince les cordes avec fermeté. C’est Orphée, le musicien tant aimé du dieu Apollon. Sa mère, la muse Calliope, lui a appris les secrets de la poésie et l’harmonie des vers.
— Ô mon cher Orphée ! Chante, chante encore ! Ta lyre ensorcelle la nature entière et ta voix aux accents mélodieux pénètre nos âmes et nos cœurs !
Le jeune berger sait que les bêtes sauvages sont envoûtées elles aussi par cette étrange musique.
À côté des arbres aux ramures dressées, tels des bras tendus vers le poète, sont venus s’installer l’ours brun des montagnes, une meute de loups, quelques cerfs et des renards roux. Le regard adouci, le museau posé sur leurs pattes, ils écoutent Orphée et leurs flancs frémissent d’émotion. Dans le jour qui décline, les rochers pleurent des larmes de rosée.
Orphée pose son instrument et s’approche du berger.
— Salut à toi, mon cher et fidèle Atys.
— Ô Orphée, je m’émerveille toujours
du pouvoir que tu exerces sur les êtres de la terre ! Suffit-il de chanter en s’accompagnant d’une lyre pour faire naître mille délicieuses pensées chez
les hommes, se mouvoir les arbres et métamorphoser la sauvagerie des animaux ?
— Je comprends ton étonnement, mon ami. Lorsque j’étais enfant, le dieu Apollon lui-même m’a donné en cadeau cette lyre à sept cordes,
un instrument merveilleux fabriqué par son frère,
l’ingénieux Hermès. Elle a grandi en même temps que moi et elle ne m’a jamais quitté.
— Et comment as-tu appris à chanter de façon si mélodieuse ?
— La muse Calliope, qui me donna la vie, est fille de Zeus. Avec ses sœurs, elle se plaît à divertir les dieux de l’Olympe par des airs joyeux, des danses et des jeux. Enfant, j’aimais chanter pour imiter
les oiseaux qui construisaient leurs nids dans notre jardin. Ma mère s’étonna de la virtuosité de ma voix. Je parvenais à reproduire les trilles et les vocalises comme un nouveau langage. Elle m’enseigna alors l’art de rythmer les vers sur différentes cadences.
Sa sœur, la muse Polhymnie, compléta mon éducation musicale : elle m’encouragea à exprimer la variation des sentiments humains. Tu vois, mon cher Atys, combien mon art a bénéficié d’influences divines !
Je dois me montrer digne d’un tel privilège !
— Tu es le plus grand musicien et le poète le plus célèbre de toute la Grèce. Mais on dit que tu
es aussi un aventurier, un héros invincible qui a parcouru le monde. Raconte-moi ton expédition avec les illustres, les redoutables Argonautes !
Orphée se lève alors en riant, il se drape dans son manteau et salue le berger en agitant sa lyre.
— Il est tard. Je te conterai cela demain... en chantant, bien sûr !
Dès le crépuscule, les arbres ont retrouvé leur place dans la forêt, les animaux sommeillent déjà dans l’obscurité de leurs tanières et Orphée s’engage sur le chemin qui mène à sa demeure.
Le jour suivant, alors que le soleil allonge ses rayons sur les collines du Rhodope, le même cérémonial se reproduit.
Orphée effleure les cordes de sa lyre, un cortège d’arbres s’installent autour de lui, les bêtes sauvages s’approchent furtivement et une nuée d’oiseaux les accompagnent. Atys arrive en courant, pressé d’écouter son ami, le poète, l’aventurier, le héros !
— Ô muse, ma mère, et toi grand Zeus qui tiens le monde sous tes lois, je vous rends grâce
pour les chants que vous m’inspirez ! Aujourd’hui, je ne chanterai pas les amours des dieux, mais
la vaillance des guerriers et des héros, les célèbres Argonautes qui, à bord du vaisseau Argos, entreprirent un périlleux voyage sur les mers.
Je les ai accompagnés, j’ai partagé leurs angoisses devant les flots tempétueux et leur découragement dans les vents contraires.
— Pour quelles raisons, mon cher Orphée, ont-ils décidé de partir vers de lointaines contrées ?
— Le roi Pélias, souverain illégitime, avait imposé cette épreuve à son neveu Jason qui réclamait le trône volé à son père et voulait obtenir la confiance de son peuple, à Iolcos, en Thessalie. Il lui fallait conquérir la Toison d’or, une peau de bélier
aux pouvoirs fabuleux, gardée par un dragon en
Colchide, région située aux confins de la mer Noire. Après avoir consulté les dieux, Jason rassembla autour de lui l’élite des héros de la Grèce :
de valeureux guerriers avides de gloire et impatients de montrer leur bravoure.
— Tu as côtoyé ces héros que j’admire, Orphée ? Où les as-tu rencontrés ?
— Dans le port d’Iolcos, d’où notre vaisseau a levé l’ancre. Jason avait déjà constitué son équipage.
Je reconnus d’abord Castor et Pollux, fils de Zeus, bouillants de jeunesse et d’énergie. Puis apparut l’invincible Héraclès, revêtu de sa tunique en peau de lion, nonchalamment appuyé sur sa massue, impressionnant de force et de courage.
D’autres se présentèrent, comme Échion et Érytus, les fils d’Hermès, ainsi que Tiphys, habile à diriger un navire : il tiendrait le gouvernail. Tous étaient porteurs d’héroïques vertus.
— Mais toi, Orphée, tu ne sais pas manier les armes ! Ce sont les sortilèges de ta voix et de ta lyre qui ont rendu ta présence indispensable ?
— Tu dis vrai, Atys. L’oracle de Delphes avait informé Jason de mes attributs divins. Du reste, les héros
ont toujours apprécié la musique et les danses.
— Comment tes pouvoirs se sont-ils manifestés dans cette aventure ?
— Il fallut en premier lieu construire notre vaisseau. J’attirai alors, par la persuasion de mon chant,
les arbres de la forêt les plus résistants vers le port. J’implorai leur sacrifice sous la hache afin qu’ils
se transforment en solides planches de bois.
Ainsi fut construite la charpente du navire Argos,
et son architecte, Argus, le fortifia ensuite contre
la violence des flots en l’entourant d’un câble bien tendu. Quelques jours plus tard, nous fîmes un sacrifice en l’honneur du dieu Apollon, protecteur des rivages, afin qu’il favorise la réussite
de notre expédition et nous ramène sains et saufs dans notre patrie.
« Qu’un vent favorable enfle nos voiles, priait Jason, et que les dieux nous accompagnent toujours ! » Puis, on arrangea les rames, on apporta les voiles,
le mât et les provisions. Les hommes s’installèrent sur les bancs et disposèrent leurs armes auprès d’eux. Debout sur le pont, Jason regardait intensément vers son pays, les yeux baignés de larmes.
Le vaisseau glissa vers le large.
Devant l'assemblée d'arbres et de bêtes formant cercle autour de lui, et son ami Atys pendu à ses lèvres, Orphée poursuit son récit, l'histoire de la célèbre expédition des Argonautes.