Extrait du livre Trafic à la fosse aux griffes
Trafic à la fosse aux griffes De Véronique Cauchy et Lisa Blumen Editions Kilowatt
DRIIIING Pfff... Encore un type qui propose de tondre la pelouse ou de couper les haies. Depuis le début des vacances de Pâques, il en est déjà passé trois. Une invasion qui revient à chaque printemps, comme les chenilles ou les doryphores. Le mieux à faire, c'est encore de rester les fesses dans le canapé, le regard sur la console. Driing Driiing DRIIING - Ouais, c'est bon, j'arrive ! Oui, pas la peine de s'exciter. Dans le coin, il n'y a franchement rien d'excitant, et chez moi encore moins qu'ailleurs.
Je jette un coup d'oeil par la fenêtre de la cuisine avant d'ouvrir, comme maman me l'a appris. Ça va, c'est un transporteur, La Poste version privée. - Bonjour, votre colis est arrivé. Enfin quand je dis votre colis, je devrais plutôt dire les 20 ! Mon cerveau se met en mode « recherche ». Qui a bien pu passer une commande de 20... 20 quoi, au fait ? - Heu... désolé, mais je ne vois pas de quoi il s'agit. - 20 cages toutes neuves sorties d'usine, mon gars, à livrer au n° 1 de la Fosse aux Griffes. C'est bien ici ? Je viens de comprendre.
- Vous vous trompez : ici, c'est le n° 2 ! Pour vous rendre au 1, il faut contourner notre maison par le chemin, juste là. Du doigt, je désigne un sentier mal gravillonné. - Désolé pour le dérangement mon gars. - Vous en faites pas : ça arrive tout le temps. Je referme la porte, bien décidé à retourner m'ennuyer avec ma console, les fesses cousues aux coussins du canapé. Maintenant, toute la partie de kart est à recommencer. La Fosse aux Griffes, c'est le nom de notre lieu-dit, je me demande bien pourquoi. « Fosse », « griffes », ça fait sacrément penser aux fauves ; or ici, c'est la Normandie : des prés à perte de vue et, dedans, des vaches qui passent leurs journées à brouter.
Bon, c'est pas tout ça, mais si je veux passer au niveau supérieur, va falloir me concentrer. Le kart, ça demande une conduite précise, surtout avec des boutons de console ! Je m'ennuie... Mais qu'est-ce que je m'ennuie ! Toute la semaine scotché à ma console de jeux, perdu dans mes pensées. Du lundi au vendredi, 5 jours, 120 heures, 7200 minutes, 432000 secondes à réfléchir à tout et à n'importe quoi. Il y a bien une coupure le soir quand papa et maman rentrent du boulot, mais ils sont tellement fatigués qu'au final ils se plantent devant la télé comme des fleurs en pot : muets. Je tourne en rond, j'ai le temps de me bâtir un arsenal de questions et d'user un stock de réponses. Ces vacances sont les pires de ma vie.
Avant, j'avais Cemil pour m'aider à engloutir le temps. À nous deux, on l'avalait si vite que c'est à peine si on le sentait passer. Cemil, c'était mon pote depuis le CP. Je dis bien « c'était » parce qu'on ne se parle plus. À cause d'un truc. Bête. Dont j'ai trop honte. De parler. Tellement c'est bête. Voilà. Dommage : il n'habite pas très loin. Juste ma rue à remonter et, hop, on débouche à l'entrée de La Haye-Tondue, la grande ville du coin, pile devant la gendarmerie où vit Cemil... Oui, son père est gendarme, autant dire qu'il a vu du pays : Cherbourg, Le Mans, Alençon et maintenant La Haye-Tondue.
Je pense à toutes les heures passées à nous raconter nos vies. Pour la mienne, rien à signaler : entre la Fosse aux Griffes et La Haye-Tondue, j'avais vite fait le tour, mais Cemil, lui, avait connu l'aventure. À mon air subjugué et envieux, il me répétait qu'un jour l'aventure passerait aussi devant chez moi. Je m'ennuie tellement que je suis prêt à ce que ça arrive maintenant. - Hé, l'aventure, t'as entendu ? Je suis prêt ! Dans la maison embuée de silence, mes vocalises font sursauter le chat, qui déguerpit en miaulant.
Au fait, il a dit quoi, le type de VQT ? Qu'il livrait 20 cages au voisin ? 20 cages, ça représente une sacrée ménagerie ! Finalement, l'aventure vient peut-être de me passer sous le nez, et j'ai loupé le coche... Pfff... Après un bref moment d'abattement, je me remets à cogiter. 20 cages, voilà qui n'est pas banal. Notre nouveau voisin serait donc un passionné par nos amis les bêtes.