Extrait du livre Des Mutants dans l'étang
Des mutants dans l'étang de Véronique Cauchy et Barroux aux éditions Kilowatt
Des mutants dans l'étang
Cet été, au lieu de foncer droit vers l’Atlantique pour passer les vacances les pieds dans l’eau, nous irons chez tata Claudine. Sauf que tata ne sera pas là. Il y a un mois, prise de vertige, elle a dévalé les cinq marches de son perron. Dans sa chute, elle s’est cassé le péroné. Il paraît que c’est un os de la jambe. Résultat : plâtrée jusqu’au genou. Tata Claudine, c’est la sœur de ma grand-mère, donc ma grand-tante, la tante de mon père. Elle habite en Anjou avec ses poules, ses canards, ses oies et ses lapins. Et il fallait quelqu’un pour s’occuper de la basse-cour en son absence.
C’est là qu’on intervient, papa, maman, ma grande sœur Susie, et moi : Louis. Susie, c’est elle : tout le temps le nez fourré dans un livre. Elle a fait de son cerveau une vraie encyclopédie. Personnellement, je préfère quand ça bouge. Dans l’action, c’est moi le champion ! Maman nous appelle ses « contraires ». Papa préfère dire que nous sommes complémentaires.
Quand on arrive enfin après cinq heures de voiture, on se regarde un peu inquiets. Écrasée de soleil, la campagne prend des allures de désert. Et le village le plus proche se trouve à 8 km ! Papa récupère les clés de la maison sous un pot de fleurs, et on s’installe pour le reste des vacances. Dehors, l’air est étouffant, et à l’intérieur, ça sent la terre humide. - Ça vous fera du bien, dit papa, de découvrir la vie à la campagne. Maman ne semble pas partager son enthousiasme. Seul Morderire, notre teckel à poils longs, paraît confiant. La truffe vibrante, il jappe, impatient de découvrir ce nouvel environnement.
- Avec cette chaleur, priorité aux animaux, déclare papa. Les pauvres bêtes n’ont rien bu ni mangé depuis deux jours ! Elles nous accueillent dans une joyeuse cacophonie. Dès qu’on remplit leurs auges, elles deviennent hystériques. Ça nous fait chaud au cœur. Au moins, on se sent utiles. Quand papa fait le tour du jardin, il déchante. - Dès demain, on retrousse nos manches : il va falloir arroser et désherber ! Et voilà comment, Susie et moi, on se retrouve une binette à la main en train d’arracher des herbes desséchées par le soleil. Finalement, ce dont souffrent le plus les plantes, c’est de la soif.
Cette année, à cause de la sécheresse, on n’a plus le droit d’arroser à sa guise avec l’eau municipale. Heureusement, derrière la maison, il y a un puits. On tourne la manivelle chacun notre tour. Le seau est lourd une fois rempli, mais c’est rigolo. On se met à transvaser l’eau dans nos arrosoirs et, hop, sur les salades ou dans les gamelles des lapins ! Les jours passant, papa commente le jardin avec un optimisme grandissant : - Au moins, on ne va pas mourir de faim ! s’extasie-t-il devant les plants de tomates. En cuisine, les parents préparent de délicieux petits plats avec ce qu’ils récoltent. - Profitez-en ! C’est du bio, 100 % naturel ! dit papa en se resservant pour la troisième fois.
Susie et moi, on déniche de vieux vélos dans le fond de la grange. Nous voilà enfin équipés pour explorer les environs. - Il n’y a rien sur ces petites routes, pas même une voiture... - Le rêve des cyclistes ! s’exclame ma sœur. Dans ce coin de l’Anjou, la campagne regorge de chemins de terre qui forment un immense labyrinthe. Ils permettent aux agriculteurs de circuler entre les champs. Susie et moi, on les sillonne avec Morderire sur les talons. On découvre ainsi une petite rivière presque à sec qui mène à un étang. Dès qu’on jette nos vélos dans l’herbe, des dizaines de « plouf ! » retentissent. - Des grenouilles ! Pas étonnant qu’elles soient toutes ici, c’est le seul point d’eau à la ronde, s’écrie Susie.
En me penchant sur l’eau, je vois des petites taches noires disparaître sous les cailloux. - T’as vu les têtards ? - Wouf, wouf ! acquiesce Morderire. À grands coups de pédale, on file à la ferme récupérer un seau et une épuisette et, hop, on repart dans l’autre sens. On arrive à l’étang rouges comme des homards et dégoulinants de sueur. Même avec la plus grande concentration, les petites bestioles glissent entre nos mailles, surtout avec Morderire qui se jette dans l’eau ! Après un bon moment, on réussit à piéger quatre têtards dont deux qui ont déjà des pattes.
- Louis, regarde celui-là : on dirait qu’il a trois paires de pattes ! En suivant l’index de Susie, je compte six petites pattes qui s’agitent. - On a capturé un mutant ! On relâche tous les têtards avant de partir. Morderire est trempé comme une soupe. À peine est-on rentrés que maman fronce le nez : - Ça sent les égouts, non ? Susie et moi, on baisse la tête en priant pour que Morderire reste dans son panier. Hélas, ce chien n’a aucun don pour la transmission de pensée. Quand il s’approche de maman, elle s’étrangle presque : - Mais... ce chien est une vraie serpillière ! Et il pue !