Extrait du livre Un billet pour l'Amérique
Un billet pour l'Amérique - 1892-1954, Ellis Island aux Etats-Unis d'Isabelle Wlodarczyk et Barroux aux éditions Kilowatt
Un billet pour l'Amérique
Ce matin encore, je grimpe sur la colline tout en haut de mon île et regarde la mer au loin. Le courrier arrive par bateau et je guette la lettre de mon oncle Nikos, parti en Amérique. Il m’a promis que je pourrai le rejoindre, bientôt. Une embarcation approche, une petite tache qui sillonne entre les flots. Je pousse un cri de joie et dévale la colline en courant. J’espère tellement une bonne nouvelle !
Mon père ouvre une enveloppe ornée de plusieurs timbres américains. Des billets sont glissés à l’intérieur. Il sourit, les fourre dans sa poche, puis me tend la lettre pour que je la lise tout haut. Ma voix tremble un peu : « À New York, la vie est belle : j’ai trouvé un emploi et un logement dans un quartier qui fourmille d’exilés grecs comme moi. L’hiver est rude et je travaille énormément mais je peux accueillir Pénélope à présent. » J’exulte ! Dans l’enveloppe, il y a une surprise pour moi : un billet de bateau pour New York. Ma joie est de courte durée : les yeux de mon père s’assombrissent. – Papa, laisse-moi partir ! – Non, Pénélope ! Tu es trop jeune. Je proteste : – J’ai bientôt dix-huit ans et ici je n’ai pas d’avenir !
Mon père refuse catégoriquement de me laisser partir aux États-Unis. Mais je ne désarme pas et sors de la maison en courant pour parler de mon projet à Agathe, notre voisine. Dans quelques semaines, elle prend la mer avec Thalie, sa fille, pour rejoindre son mari, qui travaille dans une épicerie à New York. Il faut absolument qu’elle réussisse à convaincre mon père. Il a confiance en elle. Agathe sait que je rêve de partir et que, sur cette île, je ne trouverai pas ma place. Alors, elle attrape son châle et me suit jusqu’à la maison pour affronter mon père. Elle lui parle avec son aplomb habituel et trouve les mots qui sonnent juste : – Je prendrai soin d’elle comme si c’était ma fille ! J’ajoute de tout mon cœur : – Je te promets, papa, que je deviendrai médecin comme Pythagore, sage comme Épicure… et, quand je reviendrai, tu seras fière de moi. Ma mère est en larmes. Papa cède. Au fond, il sait que c’est mieux pour moi de quitter Samos. Ici, depuis la fin de la guerre, c’est la misère et on ne s’en sortirait pas sans l’argent que mon oncle envoie. Et puis j’ai lu tous les livres de l’île et il me reste tellement à apprendre.
Ce matin, tout le village s’est réuni sur le port pour nous dire adieu. Nous allons d’abord à Athènes et de là nous prendrons le bateau qui nous amènera aux États-Unis. Appuyée à la rambarde, je leur fais signe avec un mouchoir blanc. Quand j’entends le bruit métallique de l’ancre qui s’enroule autour de sa chaîne, je pleure de bonheur. Ma gorge se noue aussi. C’est un long voyage et je ne sais pas quand je reverrai mes parents. Je serre la main de Thalie contre la mienne et je souris à pleines dents. Le meltemi ne souffle pas. La mer est calme, le ciel bleu. C’est un bon présage.
Arrivées à Athènes, il y a encore des formalités à remplir auprès de la police du port avant de monter à bord du Thémistocle, un gigantesque paquebot. J’observe, ahurie, les quais qui grouillent de monde. Samos me paraît déjà si loin. Dans la queue, Agathe tend nos papiers à l’employé. – Cette petite n’est pas majeure, assène-t-il, et puis ce n’est pas votre fille ! Elle doit rentrer chez elle. Ou alors, partir avec ses propres parents. Je blêmis. Le voyage ne peut pas s’arrêter là. C’est impossible ! Je quitte le port, accablée, il me reste une nuit pour trouver une solution. Le Thémistocle part demain pour New York ! On loue une petite chambre, avec un seul grand lit, dans une pension juste à côté. La nuit venue, je suis incapable de m’endormir : je dois aller au bout de ce voyage.
Le lendemain matin, seule, du haut de mes presque dix-huit ans, je file sur le port me présenter à l’ouverture des bureaux. Le guichet n’ouvre que dans une heure et déjà quelques personnes attendent. Lorsque mon tour vient, je supplie l’employé de signer mes papiers pour embarquer : – Je veux étudier en Amérique ; plus tard, je reviendrai sur mon île, aider mes parents ! Il refuse, ne veut pas enfreindre les règles. Mais je lui parle sincèrement. Nous négocions et il finit par baisser les bras : – C’est bon, je ferme les yeux. Moi aussi, j’aimerais bien partir là-bas avec ma famille. Soulagée, je lui saute au cou pour le remercier. Puis je rejoins Agathe et Thalie. On rit toutes les trois. Cette fois, on s’en va vraiment.