Extrait du livre Le maillot de Madiba
Le Maillot de Madiba De Marion Le Hir de Fallois et Karine Maincent Editions Kilowatt
30 mai 1995 Chez moi, c’est tout petit, il fait souvent beaucoup trop chaud et, quand arrivent les fortes pluies, l’eau emporte quelquefois un mur ou un bout de toit. Ici, dans le township de Soweto, il n’y a que des Noirs. Je rêve, un jour, de pouvoir vivre dans une immense maison, comme celles des Blancs, une maison avec des toilettes, une salle de bains, et puis une armoire remplie de choses à manger. Mes grands frères disent que là-bas, dans le quartier des grandes maisons de Johannesburg, les Blancs n’ont jamais faim.
Maman travaille dans une de ces maisons de Blancs, elle fait le ménage et s’occupe du linge. Elle part très tôt le matin et rentre tard le soir, mais quand mon grand frère proteste parce qu’elle est trop fatiguée, elle lui crie de se taire et lui répète que, bientôt, notre vie va changer.
Moi, j’ai envie de la croire quand elle me dit qu’avec Madiba comme président, la vie deviendra plus facile pour les Noirs de ce pays. Elle m’assure qu’un jour, nous serons vraiment à égalité avec les Blancs. D’ailleurs, les choses ont déjà commencé à bouger. Une école a ouvert l’année dernière dans notre township. J’ai appris à lire, et c’est moi qui inscris chaque jour la date au tableau. La maîtresse m’a promis que si je continuais à bien travailler, je pourrais aller à l’université. Moi, ça ne me dérange pas de travailler à l’école, mais ce que j’aime par-dessus tout, c’est jouer au rugby. Je voudrais, un jour, jouer dans l’équipe de mon pays.
Mes frères se moquent de moi, ils me répètent que le rugby est un sport de Blancs, que ce n’est pas pour moi. Ils voudraient que je sois comme eux, un supporter des Bafana Bafana, l’équipe nationale de football que tout le monde soutient dans le township. Dès qu’il y a un match, toutes les télés de Soweto sont allumées et les portes des maisons sont ouvertes. Si jamais il y a une panne d’électricité, tout le monde se met à hurler.
Mais mes frères n’ont jamais connu le plaisir que j’éprouve quand je plaque le ballon contre moi pour courir marquer l’essai, quand je sens mon cœur prêt à exploser à chaque fois que j’évite un joueur de l’équipe adverse. Et au moment où je plante le ballon au sol derrière la ligne, j’ai l’impression d’être Chester Williams, le premier Noir à jouer dans notre équipe nationale, les Springboks.
4 juin 1995 Aujourd’hui, après l’école, j’ai couru jusqu’au terrain pour retrouver les autres garçons qui jouent au rugby avec moi. Au début, nous n’étions que cinq, mais depuis quelques semaines, vingt autres garçons nous ont rejoints. Cette année, la Coupe du monde de rugby a lieu chez nous, en Afrique du Sud. C’est la première fois que notre pays y participe et, hier soir, notre équipe s’est qualifiée pour les quarts de finale ! C’est Moïse, le mari de la maîtresse, qui nous entraîne. Quand il nous retrouve sur le terrain, on commence par dessiner les piliers. Tant pis si ce ne sont pas de vrais piliers, tant pis si ce n’est pas un vrai terrain, tant pis si on n’a pas de vrais maillots. Au moins, on a un vrai ballon, un trésor sur lequel on a tous marqué notre prénom.