Extrait du livre Les beignets de ma mère
Je viens d'avoir dix ans. Je me souviens encore du goût des beignets d'acacias que ma maman cuisinait pour moi. Je n'oublierai jamais la dernière fois qu'elle m'en a préparés. C'était il y a quatre ans.
Ce soir là, j'avais 6 ans, j'étais parti à la pêche avec papa. Cinq hommes cachés sous de grandes cagoules sont arrivés alors qu'elle était toute seule à la maison. Le matin même, elle avait osé regarder une femme blanche dans les yeux, une femme qui venait de la bousculer. Ils ont mis le feu à la maison et maman est morte.
Nous étions au bord de la rivière quand le vieux Jo est arrivé. Je voulais lui montrer mon panier rempli d'écrevisses mais il n'a pas regardé. Il pleurait et n'arrivait plus à parler. Les hommes du Ku Klux Klan n'avaient laissé aucune chance à maman. Papa n'a rien dit, il m'a pris dans ses bras pour courir me cacher chez les voisins.
C'est la vieille Hortense qui m'a recueilli pour la nuit. Elle m'a pris dans ses bras et m'a parlé tout bas. Elle m'a dit que je ne la reverrai jamais ma maman et qu'il faudrait être fort. Elle m'a dit que maman m'aimait, que je pouvais en être sûr et que jamais je ne devais l'oublier. Elle m'a dit aussi que mon papa et moi devions partir chez ma grand-mère Rachel, que nous étions en danger ici. Cette nuit là, je n'ai pas dormi. Hortense m'a bercé en me chantant cette chanson que le vieux Jo m'avait apprise quand je le retrouvais au bord de la rivière. C'était notre endroit préféré les jours où la chaleur de l'été nous écrasait. On passait des heures, lui et moi là-bas, à l'abri des grands arbres. C'est lui qui m'avait appris à pêcher, lui qui m'avait appris à laisser le temps couler, à me laisser bercer par les chansons et le parfum des eucalyptus. Je pensais que la vie serait toujours comme ça. Papa disait que Jo était le meilleur chanteur de Blues du pays.
Quand le jour s'est levé, il ne restait plus rien de notre petite maison en bois. Rien qu'un tas de cendres. Papa est venu me chercher pour prendre le car pour Montgomery, la capitale de l'Alabama. J'ai dit au revoir à Hortense et Jo, et salué mon ami Roger. Assis au fond du car, je me suis retourné et par la vitre arrière, j'ai regardé notre village disparaître dans un nuage de poussière. J'aurais voulu que maman soit là. J'aurais voulu me cacher dans ses bras et oublier tout ça. Elle aurait su comment me consoler, essuyer mes larmes et trouver les mots qui font du bien. Papa n'a rien dit, il a juste serré fort ma main.
Je n'avais jamais vu la ville. Il y avait des voitures partout, des grandes rues bordées de maisons énormes et des gens si bien habillés. L'odeur de l'essence avait remplacé celle de notre forêt. Rien ne ressemblait à notre village, sauf la pancarte. Exactement la même que celle qui était accrochée sur la fontaine à côté de l'épicerie : " Blancs uniquement ". Papa ne regardait rien, il ne voyait rien. Il se tenait la tête baissée et me serrait la main.