Extrait du livre Un rêve de liberté
Un rêve de liberté de Marion Le Hir de Fallois et Solenn Larnicol aux éditions Kilowatt
Un rêve de liberté
C’est ma première rentrée dans la nouvelle école. La maîtresse me montre la place où je dois m’asseoir, elle me signale que j’ai oublié de retirer mon manteau. Toutes les filles se mettent à rire et j’espère que personne n’entend le bruit de mon cœur à l’intérieur de ma poitrine. Il est prêt à exploser. J’ai envie de partir en courant mais je me rappelle la promesse que j’ai faite à ma mère. Ne pas pleurer. Pourtant, je ne me suis jamais sentie aussi seule au monde. Pourquoi m’avoir emmenée dans cette ville où je ne connais personne ? Je pense à mon père que je ne verrai pas avant les vacances prochaines.
La directrice nous a dit, le jour de mon inscription à l’école, que j’étais la seule enfant de divorcés. Je voudrais tellement être au milieu de mes amis restés à Paris, dans mon ancienne école où les garçons et les filles étaient mélangés. Ici, dans ma classe, il n’y a que des filles. La maîtresse me demande de me lever, elle dit aux autres que je m’appelle Claire et que ma mère est le nouveau médecin de la ville. Derrière moi une voix murmure, « mon père, il dit qu’une femme ce n’est pas fait pour travailler. » Je serre les poings. Moi, je suis fière de ma mère. La cloche sonne l’heure de la récréation, une fille aux cheveux blonds vient me chercher. Elle s’appelle Sylvie et me dit, « tu verras, à deux ce sera mieux. » Je n’oublierai jamais ce jour de rentrée. Le 20 septembre 1965.
Les semaines passent et ma mère travaille beaucoup. Le matin, je suis pressée de retrouver Sylvie. Elle est devenue ma meilleure amie. Il faut dire que Sylvie est la plus jolie fille de toute l’école et sous sa blouse grise, c’est la mieux habillée. Elle porte des robes avec des fleurs et des carreaux mélangés, des robes qui ressemblent à celles des dames dans les publicités et qui s’envolent quand on descend l’escalier. Et surtout, Sylvie est une Étoile Filante. Une majorette.
Le jeudi, j’ai le droit de l’accompagner à l’entraînement mais ma mère refuse de m’inscrire aux Étoiles Filantes avec Sylvie. À chaque fois que je lui demande, elle me répond que je fais déjà du piano. Elle me dit qu’elle s’est battue pour faire des études et que sa propre mère n’a pas eu le droit de passer le baccalauréat, elle me répète que le plus important pour elle, c’est que j’aie de bonnes notes à l’école. Mais moi, je voudrais tant porter un costume qui brille.
Sylvie et moi, on est devenues inséparables. Après l’école, sa mère vient nous chercher et je vais goûter chez elle. Il y a toujours du pain frais, du chocolat chaud et ses frères et sœurs qui courent partout. Une fois les devoirs terminés, on monte dans sa chambre et on s’assied sur son lit. Elle me raconte les compétitions avec les majorettes, les heures d’entraînement pour rattraper le bâton. Moi, je lui parle de la vie dans le petit appartement à Paris, de ma mère qui avait repris ses études de médecine l’année où je suis entrée à l’école. Sylvie rêve de devenir médecin elle aussi. Pour elle, il n’y a rien de mieux que de soigner les gens. Moi, je ne sais pas encore ce que je choisirai comme métier.
Quand ma mère rentre trop tard du cabinet, j’ai le droit de descendre avec Sylvie dans le salon et de regarder les actualités télévisées. L’autre soir, le présentateur disait qu’on pourrait bientôt avoir des téléviseurs en couleurs et qu’un homme irait un jour marcher sur la Lune. Ce soir, la mère de Sylvie nous demande de nous taire quand il parle de cette nouvelle loi qui autorise les femmes mariées à ouvrir un compte en banque et exercer un métier sans l’autorisation de leur mari. La mère de Sylvie n’a pas de métier et le rêve de sa vie, c’est de devenir pâtissière.