Extrait du livre Une marée noire
Une marée noire De Marie Lenne-Fouquet et Marjorie Béal Editions Kilowatt
Une marée noire
Quand je serai grand, je serai pêcheur comme mon père. J’aime l’accompagner sur le chalutier, l’Abeille. L’abeille, en vrai, c’est moi. Enfin, moi c’est Yann. Mais l’Abeille, c’est le nom que mes parents m’ont donné quand j’étais bébé. Il y a des vieilles photos où on me voit, avec des yeux noirs et deux antennes de cheveux blonds.
Papa aime dire que son bateau lui porte chance. Ça me rend fier et ça rassure ma mère, qui a peur que les vagues avalent l’Abeille avec mon père dessus. Il dit aussi qu’il aime la mer parce qu’elle revient toujours, comme lui. Et puis, la mer nous fait vivre. Comme tous les pêcheurs dans le monde.
Le matin, de bonne heure, j’adore aller avec mon père vendre sa pêche. Il vient me chercher dans mon lit. Il sent le poisson, les algues et le sel, le Breton comme il dit. Il me soulève du lit avec ses gestes tendres de papa et ses mains dures de marin. – Allez viens, l’Abeille, c’est l’heure. La pêche a été bonne, moussaillon. Il m’enroule dans un gros pull, un manteau, un bonnet, attrape une pomme et me la tend comme petit déjeuner.
Dans l’effervescence du marché de Portsall, mon père et ses amis vendent leurs poissons, leurs huîtres, leurs coquillages comme des bijoux précieux. Chacun y va de ses commentaires sur la fraîcheur de la marchandise. Moi, je remets de la glace sur les poissons avec la pelle qui me gèle les mains et les copains de papa me disent que je serai sûrement un sacré dompteur de vagues lorsque je serai grand. Il faut savoir que chez nous, en Bretagne, la mer n’est pas commode. Elle se met en colère, elle se démonte et, dans son combat contre les rochers, elle cherche toujours à gagner. C’est beau à voir de la côte mais, sur un bateau, il faut être sacrement habitué.
Aujourd’hui, la mer s’agite comme une lionne en cage. Il fait froid et maman n’a pas voulu que j’aille jouer sur la plage. Je crois que c’est aussi parce qu’il se passe quelque chose d’anormal, au port, et elle ne veut pas que je vois. Je m’ennuie jusqu’à l’heure du dîner. – Viens manger mon chéri, papa va rentrer tard ce soir. Elle vient de parler à mon père au téléphone et elle caresse son ventre, avec mon frère ou ma sœur à l’intérieur, d’un air soucieux.
– Pourquoi il ne rentre pas, papa ? – Il y a eu un accident. Un pétrolier en panne. Un remorqueur est sur place mais c’est difficile avec cette houle. J’aime bien regarder ces monstres impressionnants qui ne plaisent pas beaucoup à mon père. Il dit qu’ils sont dangereux, qu’ils passent trop près des côtes, qu’un jour il y aura une autre catastrophe. Mes parents parlent souvent du Torrey Canyon. Il transportait du pétrole jusqu’en Angleterre. Comme je n’étais pas encore né, j’ai l’impression d’une menace lointaine, sans forme, sans image, une histoire qu’on raconte pour se faire peur. Je sais que c’est encore à ce navire que maman est en train de penser.